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LA POÉSIE BELGE DE LANGUE FRANÇAISE


Passages

Que reste-t-il…

Que reste-t-il de ton passage, Ulysse ?
Un vieux chant grec auquel nous avons bu.
Ulysse ! J’aurais tout aussi bien pu
Dire César, Hannibal. Le temps glisse
Lentement sur les rails de leurs exploits,
Tramway nommé non pas Désir mais Nebel.
Nebel und Nacht. Quid du renom ? J’ai froid
Jusque dedans ma charpente. Mon bel
Oranger s’est déjà flétri. Tout passe.
Tout est passé. Nous sommes encor là
Comme y furent César, Ulysse et la
Reine, laquelle était-ce ? Tout s’efface,
(S’écoule, disait l’autre avec raison.)
Et moi je dis : de ton passage, Ulysse
(Ou bien Dupont), que reste-t-il ? Saisons
D’antan, avec ou sans leurs neiges, lisses
Les traits d’Ulysse (ou de Durand). Sappho
Ne nous a laissé qu’un peu d’herbe et Jeanne
Qui fut pucelle rien que cendre. Il faut
Clore ici, ne plus trop penser, Liliane.

Je sais. Mais je vois que mes jours s’en vont
Et que j’irai bientôt dans le cortège
Des Césars, des Ulysses, des Dupont
Préposés à d’antan chercher les neiges.

Liliane WOUTERS, État provisoire, (Luneau Ascot)




Entre naître et mourir…

Entre naître et mourir, un temps pour vivre.
Quelques heures, quelques saisons. De quel
Poids pèseront nos jours ?
Lumière et givre
Brillent pour tous, et sur tous mord le gel.

Ainsi de ces insectes nommées
éphémères.
Quid de celui qui ne fait rien, des grands travaux
De l’autre, des troupeaux de bovidés, d’Homère ?

La mer est seule à donner le niveau.

Liliane WOUTERS, État provisoire (Luneau Ascot)

Liliane Wouters (née en 1930). Elle maîtrise souverainement un univers poétique rare et foisonnant, d’une originalité sans vains ornements. Elle est l’auteur (seule ou avec Alain Bosquet) de plusieurs anthologies consacrées à la poésie francophone de Belgique



L’attente

Ils veulent que je parle et je n’ai rien à dire
Le silence est tombé — qui le relèvera ?
La minute vivante est une lourde porte
de prison et bien loin au-delà de mes murs
une fille en brodant chantonne un très vieil air
un air qui me revient de plus loin que l’enfance
Son visage est tel un matin frais de dimanche
de printemps ou d’été je ne sais c’est tout comme :

il faisait bon marcher au bord de la rivière
et les fleurs à nos pieds pouvaient être de celles
qui s’ouvrent dans les prés entre avril et juillet
- un peu plus tôt un peu plus tard quelle importance
maintenant que vingt ans ont passé sous les ponts ?
Reprenez vos présents remportez sans retard
ces côtes d’azur et ces chemins de lavande
et ces roches d’or fin Éteignez les grands lustres
au ciel des restaurants marqués de plus d’étoiles
qu’il n’en faut pour guider de nouveau des rois mages
vers de nouveaux enfants divins Gardez Paris
Rome et Londres Gardez vos monoplans géants
et vos bars où j’achète au prix fort de l’alcool
quelques instants de moindre ennui Reprenez tout
conservez tout détruisez tout si vous voulez
mais rendez-le-moi donc ce dimanche d’été
au bord d’une rivière et la simple chanson
que fredonnait derrière une porte de fer
condamnée à ne plus même s’entrebâiller
l’ultime demoiselle en ma dernière nuit

Jacques-Gérard LINZE, Passé Midi, (André De Rache)

Jacques-Gérard Linze (né en 1925). En tant que romancier, ce poète nourrit, avec Dominique Rolin et Pierre Mertens, l’apport belge au Nouveau Roman. Avec un dépouillement extrême, sa poésie dénonce l’irréversibilité du temps.




La place

La jeunesse tombe du ciel
comme une fraise dans la bouche.

Les colonnades s’amenuisent,
blanches volutes
jusqu’au ciel où débarquent
d’anciens amis
sur le pavé d’aventurine.

Les bras chargés de jours,
ils vont partir sans te connaître
ils vont mourir sans t’appeler
sous la voûte.

Écroulement, palais sonore,
l’eau sourde enveloppe ton corps.
À l’oreille un collier de bulles,
à la gorge un nœud de caresses

descendent dans l’ombre de la mer.

Il reste un galet sur le sable,
un regard d’amant sur le monde,
deux pigeons bleus au bord du gouffre
et ce goût de charbon qui présage l’hiver.

Léon KOCHNITZKI, L’ermite entouré de feux, (G.L.M.)

Léon Kochnitzki (1892-1965). Trop discret, ce bon poète a suivi des chemins singuliers, conjuguant mysticisme et surréalisme, « croyance et imagerie subconsciente ».




Vieillir

Le buveur de café rit
Il est triste et mal rasé
Encore six ans de jeunesse
(C’est un homme sans maîtresse
C’est un buveur de café)
Sollicitude Incertitude
L’élégance des gens perdus
(Encore six mois de jeunesse)
O mes belles mains sans emploi
Ici, ailleurs, demain, partout
Encore six jours
Encore six heures
Je m’en vais
De qui parlez-vous

Voici le verre où il buvait.

Odilon-Jean PÉRIER, Notre Mère la ville, (Paris-Bruxelles)

Odilon-Jean Périer (1901-1928). Ce poète exceptionnellement doué meurt à 27 ans. La rigueur d’une forme très classique n’endigue jamais chez lui la limpidité ni la tendresse.




Le dernier port

(Chanson de fou)

Encore un printemps mort,
Encore un an qui fuit…
Nous entrerons au port
Quand tombera la nuit.

Nous entrerons au port
Quand nous n’y verrons plus.
Nous y serons encore
Quand nous ne serons plus…

Ceux qui l’avaient cherché
Ne l’ont pas encore vu…
Ils n’avaient rien trouvé,
Ils avaient tout perdu…

Ils trouveront ici
Ce qu’ils cherchaient encore
Et dans l’eau de la mort
Ils sombreront aussi…

Maurice MAETERLINCK, Chansons, (Renaissance du Livre)

Maurice Maeterlinck (1862- 1949). Poète du mystère et de la fatalité, il connut à 27 ans une gloire fulgurante avec un recueil de vers : « Les Serres chaudes ». Son théâtre suscita à l’époque de surprenantes animosités. Pourtant, Pelléas et Mélisande, mis en musique par Claude Debussy, a traversé le temps avec un succès considérable.




La lumière est grise…

La lumière est grise en ce matin d’automne
et le temps paraît si fatigué.
Rien n’arrivera plus.
Tout est mort :
le ciel, les oiseaux,
les arbres
et les souvenirs,
Le temps s’est couché dans les feuilles mortes.
On va pouvoir être certain
du lendemain…

Mais un vol de pigeons,
noir sur le ciel gris,
et une feuille qui tombe,
en zigzaguant,
remettent en route
le temps.
Il se relève et tout recommence :
on sonne,
on téléphone,
on fait l’homme…
et pour longtemps.

Constant BURNIAUX « Poésie 1922-1963 »
(Éd. universitaires, Paris-Bruxelles)

Constant Burniaux (1829- 1975). Romancier des « limbes petites-bourgeoises », cet instituteur a créé un monde romanesque débordant d’imagination.




Amérique
à Carlos de Radzistky

(fragment)

Toute mon enfance a rêvé dans les atlas aux cartes hospitalières
J’y ai imaginé le dernier Mohican près de la case de l’Oncle Tom
J’ai vu les placers du Sacramento et les saloons où les femmes
crachent par terre
Et les cow-boys qui sucent en selle leur dernière goutte de rhum
Les chutes du Niagara, les abattoirs de Chicago, le pont suspendu
de Brooklyn
La lune de Chateaubriand sur les forêts bleues du Meschacebé
Les visages pâles au crépuscule couleur de crime et d’aubergine
Les cliquetis d’éperons quelque part dans l’Arkansas derrière des
troupeaux emballés
Les Indiens avec des plumes à effeuiller comme les marguerites
Les Indiens manieurs de tomahawk et chasseurs de têtes
Les forêts impénétrables de Gustave Aymard et de Mayne-Reid
Les Quakers barbus dans les villages tristes du Massachusetts
Les filles de milliardaires qu’on appelle Barbara ou bien Margaret
Les séquoias des montagnes rocheuses débités à la dynamite.
Rien de tout cela mon enfance et toi où étais-tu où étais-tu
Et les yeux du premier communiant et le sang rose de tes lèvres
Et les ramures de tes mains aux branches encore dans la sève
Vie infinitésimale confiée à quel aïeul inconnu !
Où étais-je qui donc portait mon devenir étais-je
Comme le chêne tout entier vit déjà dans le moindre gland
Comme un peu de pollen contient des saules pour mille ans
Comme les nuages charrient déjà la blancheur éclatante des
neiges
Et toi ma mère au cœur si doux tu n’avais pas encore de cœur
Nous n’étions pas encore mais pourtant nous étions déjà au
monde
De siècle en siècle, d’heure en heure, de femme brune en femme
blonde
Nous fûmes ensemble et peut-être un doux vieillard aux mains de
labeur
Dans quelque village au bord du soir portait déjà nos cheveux
blancs.

Robert GOFFIN, Patrie de la poésie, (L’Arbre, Montréal)

Robert Goffin (1898-1983). La poésie de cet amoureux du jazz est un « tourbillon syncopé ». Il incorpore volontiers à son œuvre des sujets réputés prosaïques, tels que les actualités sportives ou politiques.




Encore un jour

Encore un jour d’eau fraîche qui commence
Sur l’herbe bleue des heures à faucher.
Encore un jour qui paye redevance
Pour mériter ses raisons d’espérer.

Encore un jour à semer la semence,
À féconder le doux limon du corps.
Encore un jour à miser sur la chance.
Encore un jour à défier le sort.

Encore un jour à se trouver soi-même,
À se connaître à soi-même étranger.
Encore un jour où rien ne vaut qu’on aime
Puisqu’il faut bien tout amour dénouer.

Encore un jour à compter les étoiles
Sans bruit tombant de ce soir à demain.
Encore un jour où l’on met à la voile :
Ho hisse et ho ! ce port n’est plus le mien.

Encore un jour à souffrir ses blessures,
Encore un jour de bois sec à brûler,
Encore un jour de sang et d’aventure,
Un jour encore… et tout va commencer.

Carlo MASONI, Plein Pouvoir, (Éd. du Verseau)

Carlo Masoni (né en 1921). Ce Wallon d’origine italienne est également dramaturge. Il a adapté et traduit Goldoni et dirige le Centre Culturel d’Ottignies. La poésie de Masoni est « d’une éloquence grave, un peu altière ».



Je me glisse…

Je me glisse aux jointures
je me nourris aux confins
du temps des rencontres
de l’espace des instants

tu m’es présente par-dessus les fougères
les langues de la pelouse nous caressent
nous interrogeons le faîte du mur
nous affinons l’air
qui nous sépare
plus légères les branches
où se ramifie l’espoir
hauteur de ton souffle
sur nos mains tendues
L’attente efface
les distances
Nous ne sommes qu’une braise
dans la gorge du temps

Fernand VERHESEN, In « Poésie 1 », 71-72, (Le Cormier, Bruxelles)

Fernand Verhesen (né en 1913). Le dépouillement de la forme est tel, chez cet excellent poète, qu’il fait écran, parfois, à l’extrême densité de la pensée.



Cruauté de l’homme

L’homme ausculte sa tragédie, sa fascination de la mort, son goût des massacres. Les soldats sont tristes, ils attendent en vain « le départ des derniers guerriers »


Poème des parfums du monde et de la cruauté

Existent l’odeur des glaciers
l’odeur du Vésuve
l’odeur de Paris et de ta rue.

Le monde parfumé
luit comme une fenêtre amie,
comme un œil,
comme une bague.

Mais l’homme est cruel.
Il écarte le monde parfumé
qui devient gênant comme un mort.

Soudain, l’homme s’attable
montre ses mains
et mange des oiseaux,

de tout petits oiseaux.

Odilon-Jean PÉRIER, Poèmes, Gallimard



Cri sans tumulte

Elles sont d’Argentine
du Venezuela
et du Guatemala
elles sont de par là
Elles sont de l’Irlande
elles sont de Pologne
elles sont de Russie
elles sont de par ici

Elles n’ont qu’une bouche
pour hurler à la mort
comme les loups solitaires
dans les maquis d’angoisse
Mais leur plainte s’étouffe
dans leur gorge nouée
et leurs entrailles se tordent
en un drame muet

Alors pour forcer l’homme
pour forcer le soldat
alors pour forcer Dieu
elles marchent sans trêve
dans les murs du silence
elles gravent les empreintes
de leur pas de mère ou de sœur
de femme de fille ou d’aïeule
Toute leur protestation
est dans leurs jambes de révolte
et leur souffrance à jamais
blesse le sol de fidèle mémoire
Et ce cri sans tumulte
ébranle les racines du monde

Janine PHILIPPE-CHAFWEHÉ (In Robert Delieu, 500 poèmes de la vie quotidienne, Duculot, 1985)

Janine Philippe-Chafwehé (née en 1938). Poétesse encore peu publiée, elle écrit aussi des nouvelles.




La brigade internationale
À Jean Bastien
Mon cœur
veine ou déveine
aura des ailes
dans les montagnes et dans la plaine
des hommes meurent pour la liberté

L’oiseau parle une langue inconnue
il n’a jamais pensé à la chance
mais la chance est pour lui
dans les chansons mêmes de la peur
la vie n’est qu’un signe
pour ceux qui meurent dans la nuit
trahis par la clarté lunaire
par les regards obstinés du soleil

Il y a parfois un homme qui vient d’Albanie
il parle de la liberté comme d’un sein de marbre
il y a des hommes qui viennent des villages perdus
ils parlent de la liberté comme d’une source pure
il y a d’autres hommes qui viennent des montagnes
ils en parlent par signes et par silences durs
il y a les hommes aussi qui viennent de n’importe où
aux comparaisons obscures et justes
il y a les hommes simples les hommes qui boivent
et les hommes qui ne boivent jamais
qui confondent la liberté la mort, I’amour le souvenir de leur
maman
l’histoire de leur vie de leur patrie
de leurs amours
en mots très simples et en gestes de neige.

Achille CHAVÉE, Une fois pour toutes,
(Éd. Les Amis d’Achille Chavée, Houdeng-Aimeries)

Achille Chavée (1906-1969). L’un des représentants les plus fougueux, les plus indisciplinés et les plus doués du surréalisme belge.



Prometteurs de beaux jours

(fragments)

Quelque part dans les rues d’un faubourg d’Europe
des soldats tristes dessinent dans le sang
les nouvelles images de la vie
Autour d’eux
des enfants aux gros yeux mouillés de lumière
regardent ces lourds souliers cloutés
ces mains tatouées de poussière
À l’heure où les hommes rentrent chez eux
par les portes obliques du sommeil
l’odeur des boucheries rôde près des masures
et quelqu’un crie
qu’on va manger la soupe
pour que ce soit bien un jour comme les autres

Derniers vivants
l’amour aussi va prendre fin
et la patience de l’aube au pied des charrues
et les villes où tout recommence
Les pierres usent doucement l’éternité
Les arbres oublient la terre
Les villages voguent sur un cyclone de prières
mais toutes ces choses n’en ont plus pour longtemps

Albert AIGUESPARSE, Poèmes 23-60, (Soutes)

Albert Aygueparse (né en 1900). Poète doué d’un lyrisme fervent qu’il a dédié aux grandes causes politiques et sociales, également abordées dans ses romans.



Beaucoup de soldats passèrent

Beaucoup de soldats passèrent
- De quel pays venaient-ils ?
Beaucoup de soldats passèrent
- Quelle langue parlaient-ils ?
Je n’en sais rien mon frère.
Car c’était au temps des guerres.
- Lesquels ont été vainqueurs ?
- Les soldats sont morts, mon frère.
Maudis les mauvais bergers.
Les soldats sont morts, mon frère,

Et les morts, me dit mon cœur,
Ne sont plus des étrangers.

Armand Bernier, La famille humaine, (Cahiers du Nord, Charleroi)

Armand Bernier (1902-1969). Poète du cœur et de la nature, de l’espérance et de la joie : une âme franciscaine.




Après l’envol des cheveux blancs

Après l’envol des cheveux blancs
renaîtra l’aubépine

pour les enfants perdus
pour les bêtes déshéritées
pour les nuits trop longues
et les visages sans visage

Après le départ des derniers guerriers
et l’oubli des morts
la terre sourire dans le cœur des fontaines

André Souris, Bribes, L’Arche, Paris-Bruxelles.

André Souris (1899-1970). Compositeur et théoricien, il fit beaucoup pour familiariser le public avec les Dodécaphonistes. Très jeune, il s’intègre au mouvement surréaliste bruxellois.



Enfances tristes


La ballade des enfants tristes

La ballade des enfants tristes se joue à un doigt sur le mur de la vie.
Vous appelez ça une vie ?
Leurs jouets sont cassés, que faire ? c’étaient des jouets cassés.
Leurs paroles sont mortes, que faire ? C’étaient les mots des morts.
Les enfants tristes attendent, tout blancs, tout droits, dans leur sarcophage de petits rois.
Vous appelez ça une enfance !
Ils ne veulent pas qu’on en parle.
Ils ne veulent pas qu’on casse et recasse leur joie.
Les enfants tristes ont des soleils de paille et des ombres d’oiseaux, pour jadis et demain
la déclinaison bleue de leur peau, pour unique aujourd’hui le rêve qu’on leur a pris. La ballade des enfants tristes se joue en gris et en mineur, sur un fond de forêt perdue, avec le vent dans les rues du néant, avec la neige couchée sur un banc, et le sourire de l’inconnue qu’on aura toute la vie attendue.
Vous appelez ça la vie !
Des trains qui n’arrivent pas.
Des bateaux qui n’abordent pas.
Une fenêtre aveugle.
Un téléphone ventriloque.
Un chien qui tourne en rond.
Des lettres effacées dans des tiroirs à double fond,
Des cahutes en loques au fond des jardins muets.
Des avis de décès.
Et les soirs à la bougie dans l’orbite du vide.
La ballade des enfants tristes se joue seul à seul.
Et les oiseaux de papier sombrent dans le fleuve des astres en allés.
Vous appelez ! vous appelez !
La ballade est finie Qui se jouait sur le mur de la vie.

Jacques CRICKILLON, L’Indien de la gare du Nord,
(Belfond)



La petite fille

Si vous n’avez pas peur, je vous conduirai au ciel, dit-elle. C’était une pauvre petite fille aux immenses yeux limpides. Elle habitait une rue en pente, étroite, bordée de maisons lourdes, hautes, noires. Il vit que les murs craquaient de partout, et ne fut pas surpris par la pâleur des habitants. Les hommes, deux par deux, grimpaient, la tête basse, et se quittaient en échangeant un signe à peine perceptible devant les seuils de pierre grise. On entendait parfois une plainte de femme, vite étouffée. La petite fille avait ralenti le pas. Son maintien, sa démarche, son profil respiraient une sagesse étrange, un peu inquiétante. Il n’osait lui demander son âge, lorsqu’elle murmura : « Je suis très vieille, vous savez, j’ai dix ans. » Elle ne devait pas s’attendre à ce qu’il esquisse un sourire, car elle ajouta : « Vous ignorez ce que dix ans signifient dans la rue, je suis plus âgée que le chat. » Il éprouva sans se l’avouer une sorte de respect timide. Elle le précédait de quelques pas maintenant et semblait, la tête levée, chercher à découvrir quelque chose entre les corniches rapprochées, très haut, au fond du ciel. Il la rejoignit et se pencha vers elle. Elle se hâta de détourner le visage, pas assez vite cependant pour éviter qu’il surprenne deux larmes d’un bleu vif en équilibre sur ses pommettes transparentes.

Jean-Claude PIROTTE, Journal moche, (Luneau Ascot)

Jean-Claude Pirotte (né en 1939). D’abord avocat, cet « écrivain rare » quitte son pays pour la France où il mène une existence vagabonde. Il est aussi romancier et peintre.



Perdu dans le miroir

Perdu dans le miroir des écoliers, Trom répète ses leçons. Jamais il n’apprendra les secrets du calcul ni ceux de la grammaire, mais il saura manier des chiffres et des mots, comme un bon élève. Il n’aura pas dans la tête la beauté mystérieuse des punitions. Il est trop sage. C’est le diable si le regard du maître un jour se fait plus sévère parce qu’il a oublié un nom de pays de couleur bleue sur la carte aussi lointaine que le pays en question. Ses devoirs de belle écriture seront pourtant bien notés. Mais ce qu’il aime c’est la tache d’encre sur son pupitre et les nervures du bois avec son odeur idéale pour fabriquer une crosse de fusils qui, de fil en aiguille, fera sauter cette poudrière de faux enchantements.

Claude HAUMONT, Trom,
(Daily-Bul, La Louvière)

Claude Haumont (né en 1936). Sa carrière poétique se double d’une production très différente : des ouvrages sur la contraception, l’homéopathie, l’acupuncture…



Solitudes


Ils m’ont mis tout seul…

Ils m’ont mis tout seul dans la chambre
d’honneur. Ils ont fait mon lit, dégarni l’armoire
pour que j’y pende mes vêtements noirs,
et la porte s’est refermée sur moi pour la nuit.

J’écoute. Ils sont nombreux, là-bas,
et leurs lits se touchent :
le bras ne manque pas à la tête qui s’appuie,
les pieds réchauffés ne se refusent pas aux pieds encore froids
et tout est partagé sous les carrés de laine.

Ils vont dormir, les corps, les corps innocemment comblés
de riante fatigue et de fraternité.
Mais moi, je suis tout seul et je ne puis dormir
dans la chambre d’honneur. Pourquoi m’ont-ils exclu ?
N’y avait-il pas place ? Est-ce à cause de mes vêtements noirs ?
Ont-ils eu peur de moi, ou cru que j’avais peur ?

J’entends sonner au loin des heures infinies
et, comme si j’espérais toujours, pareil
aux arbres restés debout autour de la maison
dans la brume, jusqu’à l’aube je veille
sur ces secrets furtifs qui passent les cloisons
quand un rêveur vaincu se tourne sur sa couche.

Le matin, j’ai repris mes vêtements de deuil.
Des membres nus, là-bas, ont ébauché des gestes,
puis en silence, avec courage,
j’ai vu les corps soudain bondir vers la lumière
comme des daims surpris par la rosée.

Alexis CURVERS, Cahier de Poésies, (Ed. Bernouard)

Alexis Curvers (né en 1906). Est surtout connu pour un roman qui lui valut, en 1957, le Prix de Sainte-Beuve et le Grand Prix de Monaco : Tempo di Roma



Je vous vois, humble goutte de pluie

Je vous vois, humble goutte de pluie.
Vous êtes là, contre la vitre.
Comme un regard chargé de ciel, qui m’interroge.

Je n’ai rien à vous dire.
Je vous demande humblement des nouvelles.

Je suis tout seul, dans cette chambre
Comme un marin perdu.
Vous partez ? Vous partez ? Je tremble
Vous ne m’avez pas répondu.

Armand BERNIER, Il y a trop d’étoiles,
(Staïnforth, Bruges)



Solitude


Il parlait aux volcans
et s’entendait avec les fleuves.
Le soir, il tutoyait les astres malheureux.
Il signait des traités :
girafes par ci,
vautours par là.
Il écoutait les doléances du caillou,
et partageait ses souvenirs
avec tant d’horizons déçus !
À force de comprendre
l’azur et la planète,
il s’éloignait de ses semblables.
Hommes très droits, hommes très justes,
apprenez-lui
à être un peu moins seul.

Alain BOSQUET, Le Mot Peuple, Les Éditeurs Français Réunis.

Alain Bosquet (né en 1919). Enfance et adolescence belges. Les années 50 le voient installé à Paris. Professeur, poète, romancier journaliste, son œuvre poétique est traduite en quatorze langues.



L’appel du large


Toi qui pâlis au nom de Vancouver

(fragments)

Toi qui pâlis au nom de Vancouver,
Tu n’as pourtant fait qu’un banal voyage ;
Tu n’as pas vu la Croix du Sud, le vert
Des perroquets ni le soleil sauvage.

Tu t’embarquas à bord de maint steamer
Nul sous-marin ne t’a voulu naufrage ;
Sans grand éclat tu servis sous Sturmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.

Mais qu’il suffise à ton retour chagrin
D’avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,

Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D’avoir aimé les grâces Greenaway
D’une Allemande aux mains savamment nues.

…………………………………..
Parce qu’un remorqueur brame devant l’écluse,
Tu pars ; tu es à bord, le soir, tous feux éteints ;
Tu écoutes, couché sous ton astre incertain,
Le chant du coq martiniquais dans la cambuse,
La berceuse du vent plaintif dans les agrès
Et le déferlement des vagues sur l’étrave.

Marcel THIRY, Toi qui pâlis au nom de Vancouver, Thone, Liège.

Marcel Thiry (1897- 1977). Sa vie de voyages et d’aventures, le parfum de la mer, l’écho des combats qu’il a menés et qui résonnent dans son œuvre, tout cela ne cache ni l’humour, ni l’angoisse de vivre.



Les voyageurs

(fragments)

Et par les yeux voilés des horizons songeurs,
Et par l’antique appel des sybilles lointaines,
Et par les au-delà mystérieux des plaines,
Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs.

Partis !
Les quais étaient électrisés de lunes,
Et le navire, avec ses mâts pavoisés d’or
Et ses mousses d’ébène, ornait gaîment son bord ;
Et les vagues baisaient les sables des lagunes.
………………………………………..
Et des îles, ainsi que de grands piédestaux,
Parmi les flots d’argent, d’onyx et de turquoises,
Là-bas — et des frissons marins et des angoisses
Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux.

Et des peuples lassés de leur fierté première,
Et des peuples debout vers leurs prochains réveils,
Et des ports et des ports et des phares pareils
À des bras resserrant dans leurs poings la lumière ;

Jusqu’à ce soir certain, où, seuls au bout du pont,
Le souvenir revient des lointaines reliques :
Le clos natal et les parents mélancoliques
Et l’horloge sonnant vers ceux qui reviendront.

Émile VERHAEREN, Les Soirs, in Œuvres Complètes (Slatkine Reprints, 1977)

Émile Verhaeren (1855-1916). Flamand comme Rodenbach et Maeterlinck, son tempérament est lyrique, sensuel et il aime la nature avec une fougue exaltée.



Le bar

C’est Monsieur Ying qui vend du thé
Dans sa boutique au bout du quai

Assis en robe couleur prune
À son comptoir en bois de lune,

C’est Monsieur Ying qui vend du thé,
Et du gen-seng et du saké.

Avec la tresse au dos qu’il a
Parfumée d’huile au camélia.

Or sous son front, ses yeux obliques
Et rangées comme un clavier blanc,

C’est Monsieur Ying à la pratique,
Qui sourit, les montrant ses dents,

Tandis que ses doigts, ongles longs,
Plongent dans des coffrets de laque,

Où sont peints en or des dragons
Que des serpents enroulés traquent,

Pour en tirer Péko, Souchong,
Hang-Kai ou bien encor Hysong,

Selon que c’est thé vert ou noir
Qu’il agrée au client d’avoir.

Mais dans un long kimono bleu
Est là Madame Yiang, sa femme,

Avec du khôl autour des yeux
Qui disent feu, qui jettent flammes,
Et c’est de soir, ceux des navires,
Qui viennent prendre place aux tables,

Boire saké s’ils le désirent
Ou bien s’il leur est agréable,

Aimer, venue la fin du jour :
Car lors dans la fraîcheur qui naît,

C’est Monsieur Ying qui vend du thé
Et Madame Yiang, elle, l’amour.

Max ELSKAMP, Les Délectations moroses, in Œuvres Complètes (Seghers)

Max Elskamp (1862-1931). Il invente une syntaxe poétique nouvelle « que les grammairiens assurément réprouvent, écrit Verhaeren, mais que les poètes, à l’unanimité, admettent ».



Jeux de circonstance

Trente-six jours que nous roulons,
Le train concasse un air sans âge,
Beaucoup plus e mouches que d’ombre,
Avons le mal du paysage.

- Pourriez-vous me dire, ma chère,
Où se trouve l’embarcadère
Des objets perdus ?

Ah ! la lumière est trop parfaite !
Ah ! tout devient trop difficile !
Que m’importe la vie à naître
Si je n’y puis trouver asile

Pour mes songes qui ne sont plus ?

René PURNAL, Cocktails, (Écrits du Nord)

René Purnal (1869-1970). Son cas est singulier : il ne publie de poèmes que pendant quatre ans (de 1921 à 1926). Il est proche du mouvement surréaliste mais sa poésie a le charme des choses surannées.



Amis carrés, étroits

Tous ces endroits carrés murs hauts ou bas
On y laissait tomber sur tous les sièges
Cette fatigue de trottoir d’air et de brique
Dont chaque pas s’embarrassait dehors.

Vienne : une chambre sans fenêtre dont la porte
Mordait, le lit de fer n’était pas assez grand
Pour contenir un besoin de pleurer
Et pourtant j’ai vécu dans ce faux jour d’éclipse.

À Nice j’habitais un pavillon cruel
Qui pesait sur la tête, où l’ombre était si dure
Qu’on s’y cognait, mais les bras d’une vigne
M’ont rappelé qu’il n’est pas d’ombre sans chaleur.

Te souviens-tu de cette fenêtre têtue,
Dans une chambre d’Amsterdam ? tu ne pouvais
Dormir parce qu’en face de l’hôtel la Bourse
Jour et nuit s’étalait comme un quartier de chair.

Un peu partout j’ai de ces souvenirs de plâtre,
De papiers peints, de quatre murs, amis carrés,
Étroits, meilleurs que les courbes jardins,
Où j’ai pu sans témoin dévisser ma fatigue.

Franz HELLENS, Amis carrés, étroits, (Albin Michel)

Franz Hellens, de son vrai nom Frédéric Van Ermengem, romancier, poète, essayiste et critique d'art belge, né et mort à Bruxelles (1881-1972) décède à Bruxelles après avoir séjourné à Paris de 1947 à 1971.
Comme écrivain, il est connu comme un des représentants majeurs du courant du «réalisme magique en Belgique ». Mais il fut aussi l'infatigable animateur des Lettres belges, notamment de la revue d'abord appeléeSignaux de France et de Belgique puis Le Disque vert. C'est lui qui découvrit Henri Michaux, avant que Jean Paulhan ne prenne le relais.


Chanson
À Madame Mad. G…

Le bateau sentait le thé
Quand nous traversions la mer,
À deux, à trois, pour aller
À Folkestone, en Angleterre.

C’était un jour bleu d’été,
À Folkestone, en Angleterre,
Où les vieux collèges verts
Dormaient leur calme congé
Dans l’herbe des monastères.

L’église trop bien cirée
De Folkestone, en Angleterre,
Et les lys du baptistère,
Et les vitraux peu teintés,
Et le joyeux cimetière,
Quand irons-nous les aimer
À Folkestone, en Angleterre ?

Nous avons pris notre thé
À Folkestone, en Angleterre,
Dans un hôtel du passé,
Aux meubles d’acajou clair,
Et cette salle à manger,
Et ces compotiers de verre,
Et ces pelouses bombées

Sous les chênes noirs et verts,
Que cela nous a charmés,
À Folkestone, en Angleterre !

Nous reprendrons un hiver
Le bateau qui sent le thé,
Et ce sera pour aller
À Folkestone, en Angleterre,
Pour voir les dalles lavées
Et les fleurs du baptistère,
Et, par les vitres teintées,
Le tout petit cimetière.

Pour boire un thé parfumé
De spleen, de brume et de mer,
Dans un hôtel du passé,
À Folkestone, en Angleterre.

Jean DOMINIQUE, La Gaule blanche, (Mercure de France)

Jean Dominique (1873-1952). Pseudonyme de Marie Classet. Elle appartient à la lignée symboliste. On a dit de son œuvre qu’elle était « une musique sourde et ravissante ».



L’Amour


Jeune fille comme un bouleau
(fragment)

Côte à côte et sans nous aimer
Et souriant à la tristesse
Allons au jardin clairsemé
De buissons nus et sans tendresse.

L’aigre avril qui fait frissonner
L’eau de la mare et tes épaules
Vêt d’un vert pâle et chagriné
Les saules maigres que tu frôles.

O mon enfant, je te sais gré
D’être ainsi faussement éprise
Et d’aimer, grêle et modéré,
Ce jeu grave qui te dégrise.

Indulgente d’avoir lassé
Ton cœur précoce à même épreuve,
Tu pardonnes à mon passé
Avec des airs de jeune veuve ;

Et pendant que, les doigts mêlés,
Nous cherchons une ardeur nouvelle
Et que j’entends tes mots tremblés
Dans le vent frais qui t’échevelle,

Je pense aux jours de l’autre été
Où, vers cette heure accoutumée,
Je sentais vivre à mon côté
Le corps cruel de mon aimée.

Marcel THIRY, L’Encore, Thone, Liège.


Bleu de bleu

Quand j’ai besoin de bleu,
Quand j’ai besoin, de bleu, de bleu,
De bleu de mer et d’outre-mer,
De bleu de ciel et d’outre-ciel,
De bleu marin, de bleu céleste ;
Quand j’ai besoin profond,
Quand j’ai besoin altier,
Quand j’ai besoin d’envol,
Quand j’ai besoin de nage,
Et de plonger en ciel,
Et de voler sous l’eau ;
Quand j’ai besoin de bleu
Pour l’âme et le visage,
Pour tout le corps laver,
Pour ondoyer le cœur ;
Quand j’ai besoin de bleu
Pour mon éternité,
Pour déborder ma vie,
Pour aller au-delà
Rassurer ma terreur
Pour savoir qu’au-delà
Tout reprend de plus belle ;
Quand j’ai besoin de bleu,
L’hiver,
Quand j’ai besoin de bleu,
La nuit
J’ai recours à tes yeux.

Jean MOGIN, La Belle Alliance, Robert Laffont.

Jean Mogin (né en 1921). Poète, dramaturge, homme de radio, sa première pièce, A chacun selon sa faim, créée en 1950 au Vieux-Colombier, fut une révélation. Sa poésie est pure, dépouillée.



L’amoureuse

Raimone se trouve nue dans une chambre à l’étage
qui est à peu près nue.
Elle est couchée sur un lit rouge dans une pose de modèle
au milieu de coussins.
À côté de ce lit se trouve une petite table
derrière un paravent.
Elle attend le retour d’Hubert
qui revient tous les jours de la ville
et regarde par la fenêtre
où un grand arc-en-ciel dans le ciel se dessine.
Un ballon monte avec douceur orné de quelques petits
drapeaux.
Raimone parfois soupire. La pluie ne tombe plus.
Quelque ferme dans le lointain est en train de brûler sans
bruit.
On aperçoit très bien les flammes
et cette fumée lente qui s’élève, qui s’alourdit.
Sur la route quelqu’un s’avance
et devant la maison
deux arbres restent immobiles.
C’est le printemps, l’été
mais c’est le jour qui va finir
et le ciel devient maintenant verdâtre,
le soleil à présent est une grosse boule rouge
qui descend peu à peu et à doux bruit de cuivre
entre deux ou trois arbres à l’horizon.
À de certains endroits la brume se suspend au-dessus des
campagnes, voici le soir qui vient.
Raimone attend Hubert mais elle est endormie.
Le soir devient la nuit.
La lune est là comme un soleil
comme elle fut le soleil de la féminité
au temps lointain du monde.

Marcel LECOMTE, in Poésie, no 18, (Éd. Saint-Germain-des-Prés)

Marcel Leconte (1900-1966). Chez lui, le surréalisme se double d’une sensibilité exceptionnelle et d’une liberté peu commune. La cocasserie, l’inattendu se déploient dans son œuvre avec un luxe inouï d’imagination.




Feu rouge

Elle m’avait doublé en riant. J’avais changé de vitesse,
poussé à fond, frôlé un flic.

Elle brûla le feu rouge.

C’était Belle. Pour mériter Belle, il faut brûler les feux rouges.
Hop ! et tant pis si Dieu siffle, derrière moi.

Pierre DELLA FAILLE (Inédit)

Pierre Della Faille (né en 1906). Le petit poème ici publié ne donne qu’imparfaitement l’image d’un poète qui fut traité d’« incendiaire » et d’« Attila », pour avoir écrit une œuvre « d’un lyrisme virulent ».




L’automne à Wiesbaden

Il faisait un beau temps d’automne
un peu trop doux pour la saison
nous marchions à pas monotones
plus égarés que de raison

Des femmes qui n’étaient plus jeunes
nous croisaient en nous regardant
aux palaces de Wiesbaden
les joueurs comptaient leur argent

Il faisait un beau temps d’automne
nous marchions sous les arbres d’or
de ces grandes forêts teutonnes
où vieillissent des cerfs encor

Mais toi tu n’aimais pas la chasse
ni les enjeux du tapis vert
tu riais de la main qui passe
tu moquais la grâce des cerfs

Des femmes qui n’étaient plus jeunes
qui n’avaient plus que leurs bijoux
aux fontaines de Wiesbaden
venaient jeter leur dernier sou

Toi tu mentais au téléphone
tu me distillais tes poisons
c’était… un si beau temps d’automne
vraiment trop doux pour la saison

Louis-Philippe KAMMANS, Poison des profondeurs,
(André De Rache, Bruxelles)

Louis-Philippe Kammans (1912-1972). Un des pionniers de la télévision belge. Journaliste dès l’adolescence, avant de s’intéresser au théâtre, au cinéma, à la musique…, il fut directeur de la télévision française de Belgique en 1953.



Week-end

Depuis que tu m’aimes,
Cette petite ride verticale
Entre mes deux yeux
Ne quitte plus mon sommeil.
Le sommeil n’efface pas l’amour
Comme la surface de l’eau claire
N’éteint pas la flamme qui s’y mire.

Je n’ai plus froid
Depuis que c’est moi qui t’aime le plus.
Ma soif calme ma faim
Et mon charbon sent la vanille.
Je ne sais si je suis plus faux ou plus fier.

Te souviens-tu du fond de la mer ?
Tu es la seule femme
Rencontrée à pareille profondeur.
Nous ne sommes encore qu’au centième étage,
Nous ne remonterons pas de sitôt à la surface.
Nous avons trois mille mètres devant nous.
Hâtons-nous de ne pas nous presser
Pour ne pas trop fatiguer
Nos semelles de plomb.

Mais dans ce miracle lent,
Je sens que nous allons trop vite.
L’heure de la fièvre
Est en avance sur celle des maladies.
Comme les oiseaux pressés
Devancent le vent qui les porte.
Déjà nous n’accordons plus nos instruments
Pour parler tous deux du présent.
Et déjà je n’écoute plus
Que les questions que je te pose.

Pendant qu’elle dort et rêve à d’autres,
(les autres sont moi, très souvent),
son parfum la nuit parfois se lève
et vient me troubler.

Ernst MOERMAN, Fantômes 1933, (Seghers)

Ernst Moerman (1897-1944). Ce fils d’officier, renvoyé de l’École des Cadets, suivra toujours une ligne non-conformiste (si l’on excepte des études de droit). Avec Robert Goffin, il fait partie d’un orchestre de jazz. Son œuvre poétique est parfois « illuminée de l’étincelle du génie ».




Boucherie

Dans la boucherie ombragée
Par d’opulents morceaux de bœuf
Officie un prêtre tout veuf.
Son épouse d’ailleurs âgée
Étant morte depuis le neuf Courant,
un vendredi par chance.
Et lui, prince de la balance,
Jette bien rouges sur ce trône
Digne aloyau, rognons béjaunes
Et les grandes langues aphones
Les cervelles conjecturales
Aux florescences sous-marines
Et la tête de veau très pâle
Mais un peu plus rose aux narines.
La date du jour fiancée
Aux œillets du comptoir parmi
Les doux cressons et les pensées
De la clientèle d’ici
Sont bien présents dans ce récit.
Et quel beau ressac pour l’esprit
De ce boucher triste qui songe
Entre tous ses coups de hachoir
Au sort de la chair, de déchoir ;
Tandis que tombe un peu le soir
Et que feu la bouchère plonge
Son récent fantôme au milieu
De ces fantômes demi-dieux
Qui hantent dans la boucherie
Leurs sanglantes allégories.

Géo NORGE, Famines,
(Robert Laffont)

Géo Norge (né en 1898). On l’a rapproché de Michaux pour la richesse et l’audace d’une langue si bien maîtrisée qu’elle peut tout se permettre, mais il s’éloigne de lui par un humour particulier, déconcertant et drôle, et une très joyeuse fantaisie.




Territoires de l’âme


Don du jour

(fragment)

Tu manges un beafsteck américain devant un journal volumineux qui sent l’encre, les courses, les révolutions, les voyages et les beaux assassinats. Ton âme est un planisphère. Le jazz-band souffle par-dessus comme une tempête jaune. Théâtre : microscope. La seconde nuit descend avec le rideau de fer. C’est l’heure où les femmes qui passent au long des façades et des lauriers en pot et des vestibules du vertige luisent par en-dedans comme des poupées électriques, comme les poulpes des eaux profondes. Les tapis en fleurs sont étendus sur le monde. Les talons jouent au domino. L’idée tourne en équilibre sur une aiguille électrisée. Les abîmes emplissent les hommes pleins d’alcools et de lumières. On commence à s’éveiller, à s’endormir. Bois du café. Lave tes dents pleines de soir. Écris deux télégrammes. Fais un poème avec les arabesques de l’automne, la main coupée du nègre hawaïen, toutes les portes ouvertes qui continuent sans cesse à battre, sans cesse à battre comme des yeux.

Charles PLISNIER, Fertilité du désert, (Cahiers du Journal des Poètes)

Charles Plisnier (1896-1952). L’itinéraire de Plisnier va du marxisme à une foi catholique très ardente. Son œuvre romanesque reste fidèle à un réalisme hérité du XIXe siècle. Il y a plus d’audace et plus d’originalité dans sa poésie.




Jazz-Band

(fragments)

J’ai trop lu les Robinsons Suisses.
Illuminé
Je suis le Raspoutine des géographies

J’ai trop joué avec les cartes
Sans pouvoir faire un solo-schlem
Les climats sont catalogués
Et puis les agences maudites ont encerclé le globe
De leurs itinéraires.

Nous aurons beau faire
Aurons beau faire ce que nous pourrons
Aurons beau faire tout ce que nous pourrons
Sommes modelés dans la viande
Et partir ou ne pas partir

La vie sera circonscrite à nos instincts.
Et l’amour reste un syllogisme sans conclusions.
Je me souviens.
Ah ! oui j’ai retrouvé un vieux poème
Et cette strophe :
« Grands Dieux ! que tout cela est bête et continu
Délivrez-moi de la banalité des heures
Délivrez-moi surtout des poètes qui pleurent
Des chagrins amoureux qu’ils n’ont jamais connus. »

Mon vieux Robert que tout cela est bête
Je me souviens d’avoir aimé la littérature
Et d’avoir voulu partir aux îles Hawaï
Et d’avoir beaucoup aimé le Jazz-Band.
…………………………………..
Aujourd’hui je sens que les vers disent mal
Ce qu’on voudrait dire
Et on n’y raconte que les choses
Qu’on voudrait faire et qu’on ne fait pas.

Robert GOFFIN, Les Écrits du Nord, (Jacques Antoine, Bruxelles)

Robert Goffin (1898-1983). Il fut « l’un des premiers au monde à s’intéresser au jazz ». En tant que poète, il est écartelé entre une inspiration discrète, intimiste, et « une tentation démiurgique, torrentielle »




Nous aurons devant nous

Nous aurons devant nous des temps brillants comme des siècles
pour apprendre les sortilèges :
celui des montres de bergers
taillées dans des sureaux imaginaires
habiles à dévider les jours
quand la lumière se fait ligne ;
celui des signes inventés de proche en proche
pour conjurer les peurs
conquérir sans mérite les faveurs des devins
et pour brouiller les pistes
celui qu’il faut apprivoiser pour découvrir l’amour des hommes,
celui pour créer le premier poème du monde
et celui pour donner la vie.

Même,
si les saisons nous sont propices,
je t’indiquerai les simples qu’il faut mâcher avant l’aube
pour apaiser les amertumes et comment
imposer les mains aux tempes de la terre
et lui rendre la paix.

Arthur HAULOT, Poèmes du sang, Éd. Saint-Germain des Prés

Arthur Haulot (né en 1913). Ce haut fonctionnaire a fondé les « Biennales internationales de poésie » de Knokke et fut co-directeur du Journal des Poètes.




Tel
(fragment)

Assise par gentillesse exceptionnelle,
Assez jolie assistante des ailes
Qui avez affiné votre accent de Bruxelles
Au polissoir nuage et bleu des altitudes,
Fade angélique en roide tailleur, apparue
Pour m’annoncer l’instant d’avoir à déclarer,
Hôtesse, déclarer vaut de s’y préparer :
Je me recueille alors que votre bic se lève.

Le franchir du neuf rivage a fait frémir l’aile.
La côte écailleuse en bancs vert sourd, c’est le Maine.

J’aurai à déclarer, Hôtesse, ma mesure.

Je suis vaste, à déborder tous les boeings vastes,
D’avoir été longtemps l’homme étendu comme un brouillard
Et tous les jours plus vastement de l’être encor,
Plus vaste tous les jours des morts tombés hier.
Tant de mes amis se sont voulus morts
Aimablement pour me laisser seul plus au large !
Encor les plus nombreux des morts sont-ils mes pas,
C’est tous les pas qui ne servirent pas -
Oh rare est le pas qui ne périt pas !
Et à chaque soir que j’ai fait de pas ma récolte absurde
Je suis plus vaste encore d’un peu plus d’âge blanchâtre.

Je suis large de dimensions océanes.
Je suis le latitudinal des grands vols courbes,
Aimé d’avions jusqu’à partager leur soupir presque insensible
Quand quelquefois d’un haussement d’aile ils consentent,
Comme par un mot déclaré en rêve,
A l’aveu qu’ils existent.

Quand dites-vous, Hôtesse, qu’on arrive,
Que va tomber de mes épaules cette largeur océane,
Que je serai seul dans cette Avenue
À marcher des pas qui ne servent pas
Avec le seul toujours même espoir triste
Qu’on place tout au bout dans les écureuils gris ?

Marcel THIRY, L’ego des neiges.
(André De Rache, Bruxelles)



Je pullule

Je grouille, je fuse, j’abonde,
J’éclos, je germe, je racine,
Je ponds, j’envahis, je réponds.
Je me double et puis me décuple.
Je suis ici, je suis partout,
Dedans, dehors et au milieu
Dans le sec et dans le liquide
Comme je suis au fond du fer,
Du bois, de l’air et de la chair.

J’ai beau m’annuler, inutile :
Je reviens toujours par-delà,
Je serpente et je papillonne,
J’enfante, fourmille et crustace,
Je me fourre dans toute race
Pullule, fermente et m’empêtre.
Le néant ne veut pas de moi
Et je lutte à mort avec la
Difficulté de ne pas être.

Géo NORGE, Le Stupéfait, Gallimard.



Fraîcheur du matin

On n’est pas libre dans la ville

Je marche et je cours
fier de mon jarret reconquis
Les passants me dévisagent
poussahs à la tête légère

Voici Plaisance et voici les fortifs
et la banlieue plus bourgeoise que les faubourgs
villas en cage dans leurs grilles
murs rogues de tessons
jardins impuissants, potagers
soleil réparti par la loi

(Jusqu’au bout du monde on connaît le système
métrique grammaire)

Plus loin plus loin
au bout des chemins de fer
au bout des lignes de paquebots
plus loin que les cabotages vagabonds

J’ai jeté les cinq parties du monde
entre mon passé et moi
sonde dans l’hinterland
plus profond que les huttes des trappeurs morts
à la découverte hors d’atteinte du dernier regard

Il n’y a plus de terra ignota

Je suis seul

prisonnier de moi-même.

Robert GUIETTE, Peau neuve, Cahiers du Sud.

Robert Guiette (1895-1976). Poète d’une haute et rigoureuse inspiration. Ce savant médiéviste écrivit également des ouvrages historiques et des études littéraires.




Les rêves fous



Je suis en deuil de rêves morts

Je suis en deuil de rêves morts,
Je suis en grand deuil de mes rêves
À la dérive sur les grèves,
À la dérive loin des ports.

Blancs nénuphars des eaux moroses
Et lys tombés de vierges mains,
Lauriers austères, folles roses,
Fleurs mortes de mes rêves vains !

Des poisons sont tombés des astres,
Des poisons sur mes frêles fleurs
À la dérive, sous les astres,
À la dérive, frêles fleurs !

Paul GÉRALDY, Les chansons naïves, Vaillant-Carmanne, Liège.

Paul Géraldy (1876-1933). Poète injustement oublié. Sa discrétion inciterait à le dire « mineur », mais l’humilité du créateur soudain se pulvérise « pour laisser poindre des drames, des interrogations, des véhémences mal réfrénées ».




Nous sommes arrivés…

nous sommes arrivés sur le treizième parallèle
j’ai déjà vu sur l’eau passer deux trois poissons volants
l’Anglais chargé des chambres froides est venu tout courant
dans le château pour qu’on lui prête un moment les jumelles

il prétend avoir vu bouger au loin une baleine
on se met à scruter tous les cantons de l’océan
mais on ne voit au loin bouger que des clapotements
le cétacé n’a visité l’Anglais que dans son rêve

ainsi à force de ne voir à longueur de semaines
que rien et toujours rien faire le vide autour de nous
on se met à jeter sur le désert des rêves fous
pour tenter d’alléger le poids de n’être que notre être
l’Anglais est retourné s’occuper de ses chambres froides
et l’officier a recourbé la tête sur ses cartes

William CLIFF, America, Gallimard.

William Cliff (né en 1940). On parle beaucoup de ce poète. Tout au long de son œuvre, il se confesse avec une sincérité nue mais souvent chargée d’humour.




Prose de la mémoire, 2

Douce cavalerie des souvenirs en troupeaux, flancs tièdes et palpitants des souvenirs, tendres regards, frémissants naseaux des souvenirs pressés entre les fûts rigides de la forêt. Forêt ma raison je ne t’abattrai point pour ouvrir de plus vastes clairières au galop des souvenirs mais je sais que leur seule présence peut affaiblir tes plus robustes essences. L’horizon est toujours bien loin, frontière inaccessible entre ciel et terre. C’est aussi le cercle magique où se rejoignent la topaze de l’aube et le grenat du couchant. Je n’y parviendrai jamais et pourtant c’est de là, des quatre points majeurs et des douze heures de la rose des vents, que viennent encore d’autres troupeaux, une autre compagnie plus trompeuse dont les pur-sang ressemblent à s’y méprendre à ceux de mes souvenirs.

Je ne sais déjà plus distinguer ce que j’ai vécu de ce que j’ai rêvé.

Jacques-Gérard LINZE, Passé Midi,
(André De Rache)

Jacques-Gérard Linze (né en 1925). Moins connu comme poète que comme romancier, il nourrit, avec Dominique Rolin et Pierre Mertens, l’apport belge au Nouveau Roman.


Je rêvais que je dormais

Je rêvais que je dormais.
Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
sachant que j’étais éveillé
jusqu’au moment où, me réveillant
je me rappelai que je dormais.

Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu’au moment où m’endormant,
je me rappelai que je venais de me réveiller
d’un sommeil où je rêvais que je dormais.

Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu’au moment où, perdant toute foi,
je me mis à me mordre les doigts de rage
me demandant malgré la souffrance grandissante
si je me mordais réellement les doigts
ou si seulement je rêvais que je me mordais les doigts
de ne pas savoir si j’étais éveillé ou endormi
et rêvant que j’étais désespéré de ne pas savoir
si je dormais, ou si seulement je…
et me demandant si…

Henri MICHAUX, La nuit remue, Gallimard.



La valise

La valise est une levrette de la famille des poules d’eau. Essentiellement transportable, elle se distingue de la poule d’eau commune par le fait qu’elle ne vit pas en terrain sec.

Son nid, ou courroie, est confectionné avec des déchets de cuir non tanné que l’animal récolte à l’aide de son vasistas, sorte de bec très résistant, le plus souvent dépourvu de plumes, qui termine l’épine dorsale.

Le nid de la valise est gigantesque et d’architecture très particulière. Il se compose d’un caveau et d’une consigne, communiquant l’un avec l’autre par un vestibule ou macaroni.

C’est dans la consigne que la valise pond. Au caveau, après la ponte, elle dispose ses petits par rangs de taille et les surveille du macaroni.

La boulimie de la valise en fait un animal très dangereux. Sa capture, toutefois, est très aisée. Repue, elle se laisse soulever comme une plume et on peut l’emporter sans qu’elle manifeste le moindre instinct de défense. La peau de la valise sert, en Hollande, à l’emballage des fromages. La valise n’a aucun cri, à l’exception de la valise diplomatique, qui est polyglotte.

Paul COLINET et Marcel PIQUERAY, L’Humour vert,
(Phantomas, Bruxelles)

Paul Colinet (1898-1955). Parti de la forme traditionnelle, sa rencontre avec Magritte et d’autres surréalistes l’engage dans la voie du « déraisonnable ».


Marcel Picqueray (né en 1920). Inséparable — même en poésie — de son frère jumeau, Gabriel. On pourrait rappeler à leur propos, comme à celui de Paul Colinet, leur complice cette définition : « L’insolite est la fine moustache du quotidien » (Achille Chavée).



Sot printemps

Moineaux, bourgeons… amour peut-être,
Dissous dans le soleil léger,
Pénètrent
Le golfe bleu de ma fenêtre.

Petit déjeuner dans la chambre :
Hermine où grésille
Une pastille
D’ambre.
- Ça s’appelle un œuf au miroir -

Je m’y regarde, sans rien voir.

Comment s’y regarder sans rire ?

Roger KERVYN de MARCKE ten DRIESSCHE, Vingt-quatre triolets,
(La Maison du Poète, Bruxelles-Paris)

Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (1896-1965). Ce poète sensible, au tempérament religieux, a vu son œuvre poétique occultée par une fantaisie de jeunesse : Ies Fables de Pitje Schramouille, libre adaptation, en patois bruxellois. des Fables de La Fontaine.



Si tu veux arrêter…

Si tu veux arrêter le cours du fleuve, n’y trempe pas tes mains ; ensuite, ne va pas traîner tes mains le long des berges, pour écrire des signes avec cette poussière humide sur quelque bois flottant. Laisse flotter le bois, le fleuve lui-même y inscrira ses vœux. Que tu souhaites autour de toi la sensation de l’eau, que tu souhaites sur chaque grain de ta peau la fraîcheur de lèvres des rides de l’eau, il ne faut pas que le beau fleuve te le reproche. Ni que noyé toujours renaissant tu veuilles te laisser conduire par son flux, toujours jusqu’à cette mer ; jusqu’à cette mort. Puisqu’il est le maître de tes souhaits, puisque tu l’as créé ordonnateur de tes vœux, que le fleuve soit doux et sache que tes désirs ne valent que par lui.

Louis SCUTENAIRE, Les degrés, Éd. Fontaine.

Louis Scutenaire (né en 1905). Représentant du surréalisme bruxellois, il signe notamment le manifeste intitulé L’Action immédiate « (1934) qui plaide pour une « poésie bouleversante » chargée de faire prendre conscience au public des nécessités révolutionnaires.



Robinson

Robinson remplissait chaque jour une page du grand livre. Il calculait le doit et l’avoir, faisait la balance exacte entre l’ivresse et le confort. La tasse de thé à cinq heures et les amours faciles et sentimentales. Il avait de l’argent de poche Envoyait des christmas cards et fumait du tabac blond. Payait le cinéma et le taxi. Lisait des livres aimables et dormait toute sa nuit. Faisait du canotage le dimanche et un pique-nique les jours fériés. Il était heureux.
Mais « il semblait, disait-il, qu’il y eût en moi une espèce de fatalité qui m’entraînait secrètement vers cet état de souffrance et de misère où je vais tomber ». Aspiré par les naufrages, comme tous les vivants qui ne veulent pas mourir.

Robert GUIETTE, Peau neuve. (Cahiers du Sud, Marseille)



Nous cherchons dans le jardin

(fragment)

Nous cherchons dans le jardin la main de pierre perdue, la main-talisman qui pourrait faire revivre le pin mort. Nous cherchons longuement mais en vain au pied des haies d’aubépine, sous les palmiers du Japon et sous les saules. Je viens près du pin mort, j’en caresse lentement le tronc, je regarde vers le haut les branches nues. Bientôt je les vois se couvrir d’aiguilles couleur soufre qui, une à une, s’allument, flambent, et puis tombent en poussière.

Cécile et André MIGUEL, Caravelles du sommeil (L’arbre à paroles)

Cécile et André Miguel (nés en 1921 et 1920). Nés dans le Hainaut, cette province qui a donné tant de poètes au surréalisme, ils associent le baroque hérité de ce mouvement à une grande rigueur formelle.



Le sax aphone

Le sax aphone
D’un musicien aveugle
Joue en sourdine pour des sourds-dingues
Qui dînent et s’endorment
Dans un bar de Saint-Domingue

Le sax aphone
D’un aveugle musicien
Met en joue la nuit jusqu’au bout
Sur une piste de danse
Où les dormeurs s’avancent

Et Saint-Domingue n’est plus
Qu’une île nue qui balance
Sur la corde tendue
De trois notes de silence

Francis DANNEMARK, Heures Locales.
(Seghers)

Francis Dannemark (né en1955). Avec une grande économie de moyens, une totale absence de Iyrisme, il fait surgir non seulement des images mais une sorte de réflexion poétique qui fait voyager loin.



Un coin du voile

Ne s’est-il pas agi
pour le poète
de tendre souvent
et par quelque côté
à l’exécrable réputation
Ainsi Napoléon le troisième
tomba-t-il
en arrêt
devant l’œuvre complot
de Victor Huguète

Théodore KOENIG, Gérance d’avril (Phantomas)

Théodore Koenig (né en 1922). Se situe dans le prolongement du surréalisme. Il fonde la revue et les éditions Phantomas. Autour de lui se groupent d’autres poètes surréalistes : Marcel Havenne, Joseph Noiret, les frères Piqueray.




C’est de la rencontre…

C’est de la rencontre d’un sabre et d’une
cantatrice qu’est née cette fleur
que l’on aperçoit sur le fil des couteaux.
Lorsqu’on la voit au soleil, il faut
être dénué d’imagination pour ne pas
se représenter la scène d’un samouraï
en goguette
Elle symbolise l’irrésistible et
insignifiante fatalité qui unit les contraires.

François JACOMIN, Le Domino Gris (Le Daily Bul)


François Jacomin (né en 1929). Il se joint aux créateurs de la revue Phantomas (issue du surréalisme), créée en 1953 par Théodore Koenig. Très préoccupé de botanique, il pratique le poème court, la réflexion abstraite.



Sur la pointe

Tu crois que c’est gai de vivre nu,
Tout nu sur la pointe d’une aiguille
Avec tout ce vide autour de soi
Avec tout ce creux dans les poumons,
Tout nu sur la pointe d’une aiguille
Sans un grain de sable pour s’asseoir
Et sans un nuage pour dormir,
Sans une chanson dans les oreilles
Tout nu sur la pointe d’une aiguille
Avec tout ce froid, ce froid, ce froid
Et ce ciel muet sur les épaules,
Tu crois que c’est gai de vivre mort
Dans l’abîme d’être et ne pas être,
Debout sur la pointe d’une aiguille ?

Géo NORGE, Le Stupéfait (Gallimard)


Le vent

Le vent essaie d’écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à la mer, n’est-ce pas évident, et le vent tient à souffler… non, il ne tient pas à souffler, même devenu tempête ou bourrasque il n’y tient pas. Il tend aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de parfait calme, de bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille.
Comme les vagues de la mer lui sont indifférentes ! Qu’elles soient sur la mer ou sur un clocher, ou dans une roue dentée ou sur la lame d’un couteau, peu lui chaut. Il va vers un endroit de quiétude et de paix où il cesse enfin d’être vent.
Mais son cauchemar dure déjà depuis longtemps.

Henri MICHAUX, La nuit remue, Gallimard.

Henri Michaux (1899-1988). Ce wallon, naturalisé Français en 1955, voyagera abondamment en Asie et en Amérique du Sud. Peintre, poète, dessinateur, il se meut avec génie en toute liberté sur la riche frontière qui sépare l’imaginaire du réel. L’ombre de Baudelaire, de Rimbaud, de Lautréamont hante cet homme « qui a donné, en marge de tout manifeste, la dimension d’une expérience poétique et linguistique sans équivalent ».




La statue endormie


Des fils invisibles tissent un drame
silencieux entre trois personnages
immobiles, aux ombres légères, dans
le fond d’une rue — chambre ouverte -
où brille la lueur de l’aube
et là-bas, au carrefour, la statue rêve
d’un cri, brisant l’atmosphère et qui
brusquement, l’éveille.

Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel
(Cahier du Journal des Poètes)



Il vécut…

Il vécut en sorte que jamais personne ne se crût obligé envers lui. Nouveau-né, il ne vagissait qu’avec la certitude qu’on ne pourrait l’entendre.
Enfant, il évitait les jeux de force où il risquait de s’affirmer aux dépens d’un camarade.
Devenu homme, il prit soin de ne convoiter aucune femme, craignant que celle-ci ou celle-là ne fût la promise d’un autre.
Bien plus tard, tout âgé qu’il était, il s’abstint de mourir, de peur de provoquer une série d’embarras.

Karel LOGIST, Le Séismographe (Les Éperonniers, Bruxelles)

Karel Logist (né en 1962). Sa poésie est également un écho du surréalisme. Le sourire y est vierge de sarcasme, mais non de dérision.



Le poème, les mots


Génération

Avec les rares oiseaux qui rentrent de vacances
les moteurs remettent leur opus bucolique
sur la platine des jours qui tourne au ralenti :
tronçonneuses tracteurs et les motos rebelles
projettent avec fracas le printemps au fossé
et toi qui sors de la nuit, pâle et grave
d’avoir nourri à la becquée l’insomnieux poème
te voici soudain plus paumé que l’horloge de bois
dans la cuisine chauffée au transistor — ton fils
le claironne tandis qu’au fond tu souris
parce que sa voix d’oiseau trahit l’incendiaire
qui met à blanc le cœur dans chacun de tes mots

Guy GOFFETTE, Éloge pour une cuisine de province (Champ Vallon)



Jardin…

Jardin
où je bois seul

quand le poème
oublie
de m’employer

à m’user là
comme une lame

contre la meule

Werner LAMBERSY, Talkie-Walkie Angel (U.P.F. Unimuse, Tournai)

Werner Lambersy (né en 1941). René Char et l’Orient sont les deux sources les plus visibles de son inspiration. Il entreprend en 1975 un voyage en Inde, sans se douter qu’il va trouver là-bas « la pierre angulaire de son œuvre ».



Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps

Je ne chanterai pas très haut ni très longtemps.
C’est à mon plaisir seul, à vous que je m’attends
Égalité du cœur, honnête poésie.
Je n’ai rien de meilleur que cette humeur unie,
J’éprouve la couleur, le grain de mon papier
Et l’incertain trésor que j’y viens gaspiller.

Toute pleine de moi, page sans bornes, vive
Étendue où respire une blanche captive,
Mon amour est sur toi comme un ciel éclairé.
Je me retrouve ici seul et désaltéré.
J’ai placé mon bonheur dans un calme langage :
J’aime, et jusqu’aux détours, la route où je m’engage.

Il est sur la cité cinq heures du matin
Dont les vapeurs de l’aube ont brouillé le dessin.
Déjà le boulanger quitte son four sonore,
La nuit aux marronniers, pâle, repose encore,
L’espace doucement a reçu les oiseaux
Et la sirène crie au milieu des bateaux.

Odilon-Jean PÉRIER, Notre mère la ville (Paris-Bruxelles)



Ma Mémoire…

Sur cette table en désordre,
ma mémoire, je voudrais
toujours cette page blanche.
- L’encrier bâille, distrait. -

Nature morte cubiste,
ma mémoire : ces journaux,
ces livres comme on renverse,
blanc et noir, les dominos.

Dictionnaire de rimes,
ma mémoire, le bottin,
atlas et petit Larousse.
Mais devant moi cette feuille
ma mémoire, et rien dessus.
Pouvoir, si je la regarde,
oublier ce que j’ai su.

Paul FIERENS, Prismes de cristal (L’Expansion belge, Bruxelles)

Paul Fierens (1895- 1957). Surtout connu comme critique d’art (il fut directeur des Musées des Beaux-arts), il écrit une poésie sans fléchissement dans une langue d’une précision parfaite.




O. Mandelstam

Au lecteur inconnu
j’ai désigné non le vers lisse
mais sa cassure
cette brèche dans la muraille des vents
où je demeure
un bouquet de roses à la main
jardinier de l’instant perdu
et comptable à jamais
de la lumière inconsolée
sous la paupière des aveugles

Guy GOFFETTE, Éloge pour une cuisine de province (Champ Vallon)



Sur la terre vive…

Sur la terre vive
j’aime
les dictionnaires limpides
où les mots sont
des nuages
qui passent au cœur

d’une silhouette
invisible qui

bleuira le ciel
quand le naufrage du silence
nous sera disponible.

Henri FALAISE, Le pays de Geneviève (Identité Wallonie-Bruxelles, Amay)

Henri Falaise (né en 1948). Ce jeune écrivain et poète suscite des images d’une efficacité discrète.




Pense à la folie

Pense à la folie
si jolie,
si polie
de l’homme qui se donne la peine
d’écrire un poème…
et de la garder.

Pense à la candeur de cet homme -
qui pourrait jouer aux cartes,
boire,
danser,
aller au cinéma -
et qui se donne la peine
d’écrire un poème.

Pense à la patience de ce brave homme,
qui ne sait même pas
si ses contemporains
voudront croire à son talent,
et qui prend la peine,
quand même,
d’écrire son poème.

Pense à la folie,
à la manie
si douce de cet homme,
qui n’est peut-être pas même
approuvé par sa femme,
et qui, s’il l’était,
pourrait bien s’en attrister.

Pense à lui
qui croit à la poésie,
qui en a fait son amie
et qui peut-être,
à cause d’elle,
va perdre sa place
au ministère.

Pense à lui
qui se donne la peine
de faire un poème,
aujourd’hui !…
et d’en souffrir.

Constant BURNIAUX, Poésie 1922-1963 (Éd. universitaires, Paris-Bruxelles)

Le paysage pose un mystère
Caractère mystérieux de la ville, de la nuit, de tout ce que l’on peut voir au-delà de la fenêtre ouverte, au moment où nous discernons « le point sensible du paysage revêtu d’un intérêt surnaturel ».


Le fait-divers inutile

Dans la nuit complexe, le paysage de ce quartier de gare,
à lui seul pose une énigme.
Et l’homme à la cigarette attendant au bord du trottoir
et le policier déguisé, qui guette derrière la vitre du petit café,
se croyant sur la piste sûre, sont presque inutiles.
Tant l’énigme que pose ce quartier de gare paraît se suffire à elle-même.

Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel. (Cahier du Journal des Poètes)




Dans la nuit

Dans la nuit
Dans la nuit
Je me sens uni à la nuit
À la nuit sans limites
À la nuit.

Mienne, belle, mienne.
Nuit
Nuit de naissance
Qui m’emplit de mon cri
De mes épis.
Toi qui m’envahis
Qui fais houle houle
Qui fais houle tout autour
Et fume, es fort dense
Et mugis
Es la nuit.
Nuit qui gît, nuit implacable.
Et sa fanfare, et sa plage

Sa plage en haut, sa plage partout,
Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui
Sous lui, sous plus ténu qu’un fil
Sous la nuit
La Nuit.

Henri MICHAUX, Plume, in Lointain intérieur (Gallimard)



Terre de chair

Il s’agit d’un très vaste espace et ce que l’on voit maintenant est une femme étendue au milieu du monde.
C’est la tête, le corps et ce sont les bras et les mains. Les jambes et les pieds sont cachés sous une hauteur à droite.
Au-dessus quelque ville repose, étagée.
Mais ce paysage ne se montre pas à tous.
Il convient de le lire avec lenteur.

Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel. (Cahier du Journal des Poètes)



Moi dans la ville

Quelque part dans la ville étroite
On a raconté mon histoire.
Pendant que je prenais à droite
Ils en parlaient, près du trottoir.

Moi je marche, et j’y songe encore…
Ils m’ont pris dans leurs mots précis.
Ma vie est errante et sonore :
Elle est là-bas, elle est ici.

Elle est là qui glisse, étrangère,
Au trottoir pavé de losanges.
Comme elle est oblique et légère…
Quels sont donc ces mots qui la changent ?

Robert VIVIER, Déchirures (chez l’auteur)

Robert Vivier (1894-1989). Romancier, conteur et poète, c’était un homme d’un charme discret, à l’humour subtil. On a dit de lui « qu’il peignait la réalité dans des grisailles atténuantes ».


Toute la plaine…

Toute la plaine est posée là
comme une laine sur la mort.

Puis lente elle s’effacerait
ne laisserait ici que l’algue du geste

et la mémoire vibrerait encore un moment
dans la blancheur un très petit moment

l’ultime instant cardiaque.

Lucien NOULLEZ, Buisson, le visiteur (Indications, Bruxelles)

Lucien Noullez (né en 1957). Cet enseignant est poète avec une ferveur presque religieuse. La poésie est à ses yeux « un lieu spirituel ».



Fenêtre ouverte sur la ville

Histoire d’un poème

Fenêtre ouverte sur la ville Chant détaché

Le soir emplit un paysage vaste et lisse Cérémonies Loi satisfaite

Tous les rêves Tous les projets
Adieu Je ferme la fenêtre
Un homme est seul dans sa patrie

Rideaux tirés Ville oubliée Chant passionné

Journée parfaite.

Odilon-Jean PÉRIER, Le Promeneur. (Gallimard)



Le sens de l’invisible

Que l’on veuille imaginer tel paysage d’été par temps gris, prenant un sens
que n’eût pu lui donner la dure lumière du soleil.
Ce gris enrichit la variété des verts puis la pluie accuse encore la densité de cet ensemble. Les choses sont plus près d’elles-mêmes, et par là, nous font penser davantage à la zone d’énergie cachée.
Un oiseau soudain monte au-dessus du paysage de collines : champs, bois, prairies, monte droit vers le ciel puis se laisse brusquement choir pour ne se reprendre que tout près de la terre.
Et, fasciné par la verticale allant de l’oiseau au sol, il nous semble discerner, revêtu d’un intérêt surnaturel, le point sensible du paysage.

Marcel LECOMTE, Le Vertige du réel.
(Cahier du Journal des Poètes)