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Les cinq sens

Anthologie de poèmes sur le sens de la vue


LE MIROIR

Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
— Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu’avec déplaisir ?
L’homme épouvantable me répondit :
— Monsieur, d’après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience.
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n’avait pas tort.

Charles BAUDELAIRE, Petits poèmes en prose
poète français (1821-1867)




LE VOYEUR

Le voyeur a trente-quatre ou soixante-douze ans, il est vêtu misérablement ou avec recherche, mais, toujours, son attitude provoque la méfiance ; il ressemble à un homme égaré en plein midi au milieu de la ville.
Malgré son nom, les divertissements érotiques d’autrui ne l’ont jamais attiré outre mesure : il recherche de plus déroutants spectacles.
Vous l’apercevrez comme frappé de stupeur devant une porte cochère, un arbre, un immeuble en démolition. Planté devant la fenêtre entrouverte d’un rez-de-chaussée, il paraît suivre avec une extrême attention la scène qui se déroule à l’intérieur — et, lorsque vous vous approchez, vous constatez que le logement est vide.
Certains affirment qu’il voit, d’où son nom, d’autres qu’il imagine seulement. Il est possible que le Voyeur ait surpris une fois au moins une faille dans les façades qui bouchent las regards, sinon on s’expliquerait mal son obstination (à part sa manie, il se comporte, dans l’existence, en homme sain d’esprit). Il croit à un complot permanent des apparences que, seule, la fatigue trahit parfois. Et c’est ce moment de faiblesse qu’il espionne avec une inlassable patience, trappeur des grandes cités opaques.
Tel se présente le Voyeur souvent pris pour un homme ivre ou un pornographe.

André HARDELLET, Sommeils (Seghers, 1960)
poète français (1913-1974)




MOMENTS (fragment)


Je vois la nature à ma façon. Je pense à ceci en regardant une grande chèvre dans les oliviers. Elle mordille, bondit. Virgile, pensai-je. Jamais l’idée de peindre ou chanter cette chèvre ne me fût venue.
Virgile prouve que l’on peut en faire quelque chose.
Je la regarde donc. Elle cesse aussitôt d’être chèvre — et l’olivier cesse d’être olivier. Ici commence moi — c’est-à-dire un regard que je voudrais bien définir.

Paul VALÉRY, Mélange, Gallimard.
(1871-1945)




CAMPAGNE

La motocyclette est un appareil saltatoire mis
à contribution par les poètes bucoliques
Ses trépidations mettent en liberté une série
de cartes postales illustrées
Le peuplier sert d’arbitre aux arbres qui
s’entre griffent
Le professeur de boxe attend le résultat
de leurs luttes éternelles
et la chute des pommes n’interrompt pas la
placidité des bœufs qui regardent obstinément
le va-et-vient des vélocipèdes.

Henri FERRARE, A l’encre verte (F.A.O., Turin 1926)
poète suisse de langue française (1905-1952)




Les cyprès me préoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols, parce que cela m’étonne qu’on ne les ait pas encore faits comme je les vois.
C’est beau comme lignes et comme proportions comme un obélisque égyptien.
Et le vert est d’une qualité si distinguée.
C’est la tache noire dans un paysage ensoleillé, mais elle est une des notes noires les plus intéressantes, les plus difficiles à taper juste, que je puisse imaginer.
Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire. Pour faire la nature, ici comme partout, il faut y être bien longtemps. […]
Je cherche à faire des études de blé ainsi — je ne peux cependant pas dessiner cela — rien que des épis, tiges bleu vert, feuilles longues comme des rubans, vert et rose par le reflet, épis jaunissants légèrement bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse, un liseron rose dans le bas enroulé autour d’une tige.
Là-dessus, sur un fond bien vivant et pourtant tranquille je voudrais peindre des portraits.

Vincent VAN GOGH, Lettres à son frère Théo
peintre hollandais (1853-1890)




L’ŒIL GOINFRE

(Dans le rapide Marseille-Paris)

Apéritif glauque de la Méditerranée.

Huîtres, palourdes, moules, praires que sont les
vieilles monnaies de pluie aux goussets du sol.

Hors-d’œuvre : ces crevettes des champs, les sauterelles ;
ces bigorneaux des buissons, les escargots ;
papillons ; scarabées.

En guise de rissoles, les tas de foins ou se blottissent
les poussins.

Pâtés de foie gras, les moulins à vent.

En potage : lacs, étangs et mares, avec, croûtons
surnageant, des canards, des sarcelles, voire des crapauds,
des grenouilles, des têtards.

Voici la langouste d’une haie de rosiers et le saumon
des carrières d’argile.

Comme bouillabaisse, une lande safranée de genêts
fleuris.

Entrée, rôt : des veaux sur la sauce verte des pâtis ;
des porcs au seuil de l’étable ; des moutons parmi, en
forme de pommes, les cailloux de la Crau.

Tout cela, mes regards l’épicent de-ci moyennant
les salines de Berre, de-là moyennant les poudrières
de Saint-Chamas, tous les raisins sûrs des coteaux
et toutes les olives des plaines de Provence se canalisent
en huile et vinaigre à l’imaginaire pressoir d’un
cataclysme incessamment possible.

Pour bouchées de pain, les meules éparses.

Pour coupes, les bassins, les citernes, les puits.

Autour d’un surtout à métamorphose, pic célèbre
ou tour de cathédrale, c’est tantôt de la vaisselle plate
formée par les vasques des villas, les toitures de zinc,
les plats à barbe des villages, tantôt de la porcelaine
de Limoges constituée de prairies et de pâquerettes ;
voici encore des plats et des assiettes à dessins —
Delft, Quimper, Rouen, avec soit un calvaire peinturluré
nu une scène d’auberge, soit un champ de foire ou
bien des bateaux sur l’eau — la bordure agrémentée
d’une légende écrite par l’énorme ciseau des charrues,
virgulée de corbeaux, de merles et de pies, sans
omettre le nerveux accent circonflexe des hirondelles
et des martinets.

Vol-au-vent décoiffés, las arènes romaines et le
palais des papes.

Puis le gibier : lièvres furtifs des versants mauves,
alouettes en frissons dans l’espace, brochettes musicales
sur les fils du télégraphe, cailles et grives emmi
les vignobles, canetons, poulardes, oies alentourant
une houlette, dindons jabotés, pintades à la voilette
de volières, volailles sur des brancards levés au ciel
en bras de prière.

Puis les mets héraldiques : cerfs, sangliers,
chevreuils, faisans, qu’environnent, champignons, les
cahutes des gardes et des rabatteurs.

Asperges en peupliers.

Artichauts en pins coniques.

Salades des taillis.

De candides lessives étendues sur l’herbe ou sur
la corde essuient le goinfre au passage.

SAINT-POL-ROUX, Les Reposoirs l (Mercure de France)
poète français (1861-1940)





LE CINÉMA (fragment)

(Pour un vieux Monsieur qui ne comprend pas le cinéma)

Trou d’ombre Grotte obscure, ou l’on sent, vaguement,
Bouger des êtres. La pâleur de l’écran nu
Comme une baie ouverte, au fond, sur l’inconnu…
Musique en sourdine — tiédeur — chuchotements —
Odeur de mandarine,
De sucre d’orge et d’amandes grillées.
Attente — carillon d’un timbre qui s’obstine —
Petite danse de lueurs éparpillées.
……………………..
Puis, coup de soleil brusque. Le mystère
De ce carré de neige s’animant.
floraisons de jardins, pics, fleuves, coins charmants,
Coins tragiques, villes, forêts, la vaste terre…
La vaste terre, et le ciel vaste, et la magie
De visages parlant des yeux, des lèvres,
Sans la voix.
Gestes précis — calme — énergie
Ou nerfs qui cèdent — Fièvres —
Bonheurs et désespoirs — Des paroles, pourquoi ?
Un sourire, une larme,
Un battement de cils… L’émotion n’est pas dans le vacarme.
Une ligne, des points… voici le fil
Du roman triste ou gai qui se déroule.

Aimes-tu voir les hommes s’agiter ?
Assis, tu regardes la foule.
Aimes-tu le désert ? Tu le parcours, l’été,
Sous un torrent de feu, sans autre peine
Que de laisser pour toi marcher les sables… Plaines,
Montagnes, mers, te livrent leurs secrets —
Et le pôle est si près
Que Nanouk l’Esquimau t’accueille en frère ; Et la jungle est si près
Que tu t’en vas avec le chasseur de panthères…
Ô beaux voyages que jamais tu ne ferais !
…………………………………
Vois, des fleurs s’ouvrent, des oiseaux t’invitent, vois :
Aux vergers d’Aladin s’emplissent des paniers…
Cueille des rêves, toi qui fus un prisonnier !
Ainsi qu’une arche de porphyre,
La muraille s’écarte… Évade-toi !
Il pleut — ou le vent souffle sur le toit,
Ou c’est juillet qui brûle, ou, dans la rue,
C’est trop dimanche avec trop de gens qui bavardent —
Viens dans ce petit coin merveilleux et regarde…
……………………………………………
Art muet, soit… N’ajoute rien. Tu l’aimes,
Tu l’aimeras, quoi que tu dises, l’art vivant
Qui t’offre son visage neuf et son langage,
Ses ralentis, ses raccourcis, tous ses mirages,
Tous ses décors mouvants…
Près de ces gens qui, dans l’ombre, s’effacent,
Viens seulement t’asseoir, veux-tu, sans parti pris ?
De la nuit d’une salle étroite, aux longs murs gris,
Regarde ce miracle : un film qui passe…

Sabine SICAUD, Poèmes d’enfants (Les Cahiers de France, 1926)
poétesse française (1913-1928)




QUAND MON
6,35 ME FAIT
LES YEUX DOUX


Quand mon 6,35
Me fait les yeux
doux
C’est un vertige
Que j’ai souvent
Pour en finir
Pan
Pan

C’t une idée qui
m’vient
Je ne sais pas
d’où
Rien qu’un vertige
J’aimerai tant
Comm’ça pour rire
Pan
Pan

Quand mon 6,35
Me fait les yeux
doux
C’est un vertige
Que j’ai souvent
J’trouve ça assez
Ten -
Tant.

Serge GAINSBOURG, Chansons cruelles (Tchou)
chanteur français




UN AMOUR POUR PASSER
LE TEMPS
(fragment)

2
Tu as mis aujourd’hui
Ton beau visage
Celui que j’aime
Pur et lumineux

Tes yeux vivent
Tes yeux me voient
et m’aiment
et me le disent

Tes yeux sont bleus
comme ceux de Frankie
Barney, Willi

Et ce sont eux aussi
Que j’aime en toi
Lewis

Yvonne BELVAL BUIRETTE, Soleils d’Afrique (Jean Grassin, 1959)
poétesse française contemporaine



LES YEUX

Larges yeux de Mnasidika, combien vous me rendez heureuse quand l’amour noircit vos paupières et vous anime et vous noie sous les larmes.

Mais combien folle, quand vous vous détournez ailleurs, distraits par une femme qui passe ou par un souvenir qui n’est pas le mien.

Alors mes joues se creusent, mes mains tremblent et je souffre… Il me semble que, de toutes parts, et devant vous, ma vie s’en va.

Larges yeux de Mnasidika, ne cessez pas de me regarder ! ou je vous trouerai avec mon aiguille et vous ne verrez plus que la nuit terrible.

Pierre LOUYS, Les Chansons de Bilitis (Arthème Fayard)
prosateur français (1870-1925)





UN CHAPEAU D’INSTITUTEUR

Du large je ne reconnais pas ma maison sur la falaise : on l’a passée au lait de chaux.
Du bourg je ne reconnais pas ma maison sur la falaise : on a mis de l’ardoise au lieu de chaume.
Du sentier je ne reconnais pas ma maison sur la falaise : on a mis une grille en fer.
Et du coup mon cœur se fond, il y a un lit de ville à la place du lit clos.
Je partirai sans vous regarder, Marie, car sûrement vous avez des paillettes sur votre robe au lieu de broderie, et une coiffe de poupée sur vos cheveux, effrontée !
Adieu, Marie, il y a une odeur de pipe dans la maison et un chapeau d’instituteur sur la table.

Max JACOB, Poèmes de Morven le Gaëlique (Gallimard)
poète français (1876-1944)





LES COULEURS DE LA MER (fragment)

Assise sur la dune
Je regarde les feux du carrefour

Rouges pour arrêter ton cœur
Jaunes pour t’ensoleiller
Verts pour te permettre

Et les voitures roulent sous la pluie
Comme dans une brume jaillissante
Vers l’odeur mêlée de la plage et des chênes verts

Je regarde les feux du carrefour
Sages comme des phares de mer
Et ton ombre changeante
Qui grandit lentement
Du fond de la route

Denise JALLAIS, Les Couleurs de la Mer (Seghers, 1956)
poétesse française, née en 1932



XIV

Ô Mère, celui qui t’a vue
pour toujours échappe à l’Enfer.
Il souffre d’être loin de toi,
il t’aime d’amour éternel,
et le souvenir de tes grâces
donne des ailes à son âme. […]

Tu sais, ô Reine bien-aimée,
que je suis à toi tout entier.
N’ai-je pas, depuis tant d’années,
joui de tes faveurs secrètes ?
À peine éclos à la lumière,
j’ai bu le lait de ton sein bienheureux.

Mille fois tu m’es apparue ;
je t’adorais d’un cœur d’enfant ;
ton Enfant me tendait ses mains
pour mieux me reconnaître un jour.
Tu souriais avec tendresse,
tu m’embrassais — instants divins !

Il est bien loin, ce paradis.
À présent, le chagrin m’accable.
J’ai longtemps erré, triste et las.
T’ai-je donc si fort offensée ?
Humble comme un enfant, je m’attache à ta robe :
éveille-moi de ce rêve angoissant.

Si l’enfant seul peut voir ta face
et compter sur ton sûr appui,
délivre-moi des liens de l’âge,
fais de moi ton petit enfant.
L’amour et la foi de l’enfance
Depuis cet âge d’or restent vivants en moi.

NOVALIS, Cantiques
poète allemand (1772-1801)




PAS VU ÇA

Pas vu la comète
Pas vu la belle étoile
Pas vu tout ça

Pas vu la mer en flacon
Pas vu la montagne à l’envers
Pas vu tant que ça

Mais vu deux beaux yeux
Vu une belle bouche éclatante
Vu bien mieux que ça

Robert DESNOS, Destinée arbitraire (Gallimard)
poète français (1900-1945)



AIR VIF

J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue

Au bout de tous mes voyages
Au fond de tous mes tourments
Au tournant de tous les rires
Sortant de l’eau et du feu

L’été l’hiver je t’ai vue
Dans ma maison je t’ai vue
Entre mes bras je t’ai vue
Dans mes rêves je t’ai vue

Je ne te quitterai plus.

Paul ÉLUARD, Derniers poèmes d’amour (Gallimard)
poète français (1895-1952)




On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais

Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
Ont fait à mes lumières d’homme
Un sort meilleur qu’aux nuits du monde

Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détache de la terre

Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu’ils croyaient être

On ne peut te connaître Mieux que je te connais.

Paul ÉLUARD, Les Yeux Fertiles. (Gallimard)
poète français (1895-1952)




PLAT DE POISSONS FRITS

Goût, vue, ouïe, odorat… c’est instantané :

Lorsque le poisson de mer cuit à l’huile s’entrouvre, un jour le soleil sur la nappe, et que les grandes épées, qu’il comporte sont prêtes à joncher le sol, que la peau se détache comme la pellicule impressionnable parfois de la plaque exagérément révélée (mais tout ici est beaucoup plus savoureux), ou (comment pourrions-nous dire encore ?)… Non, c’est trop bon ! Ça fait comme une boulette élastique, un caramel de peau de poisson bien grillée au fond de la poêle…

Goût, vue, ouïes, odaurades : cet instant safrane…

C’est alors, au moment qu’on s’apprête à déguster les filets encore vierges, oui ! Sète alors que la haute fenêtre s’ouvre, que la voilure claque et que le pont du petit navire penche vertigineusement sur les flots,

Tandis qu’un petit phare de vin doré — qui se tient bien vertical sur la nappe — luit à notre portée.

Francis PONGE, Pièces (Gallimard)
poète français, né en 1899.



LE MONSTRE (fragment)

Je vois le monstre de préférence (et c’est toujours ici de préférence qu’il s’agit) dans l’objet, le légume, le résidu dont on a su d’abord tirer usage, le fruit pressuré et la montre écrasée, pour les rejeter ensuite dans un coin où l’objet, le fruit, la montre, etc., poursuivent leur existence inutilisable. Prenons ce tas de pelures d’oignons roux laissé au milieu du fenil apparemment oublie de Dieu et des hommes, une humble toison à peine dorée d’un rayon et qui ne donne au préalable aucune impression de protestation ni même d’existence, qu’un distrait pourrait fouler aux pieds, une araignée traverser sans risque, un balai balayer sans remords. Je songe : trop facile de te passer de toi pour expliquer. Et c’est pourquoi je repasse. Je ne veux pas donner dans le panneau.
C’est au contraire avec un grand souci de sympathie que je me penche sur le tas de pelures. Je les fouille, les sens, des monceaux de vers doivent les travailler mais ici mon observation est courte. Je pourrais expliquer la larve plus l’éclosion sans aboutir à aucune satisfaction personnelle. Chercher une ressemblance n’est jamais le fait du hasard mais d’un besoin intérieur, d’un rassurement dirai-je.
Pour me rassurer quant à la destination de ces pelures prêtes à se dissoudre en poussière, il me faut une expérience neuve et définir pourquoi, pourquoi ? Chaque fois que je passais près du tas et quel que fût mon état d’absence une tristesse incompréhensible me prenait, pourquoi tout déchet, tout objet délaissé dans un coin ne me semblait jamais tout à fait fini ni inutile, et pourquoi en fin de compte mon utilité au jour ne me paraissait ni plus certaine ni plus étonnante que celle du moindre objet, pour peu que je descende aux sources de la création.

Henri RODE in Cahiers du Sud n° 293 (1949)
poète français contemporain




MÉMÈRE LA LUNE

Mémère la lune
Tout là-bas juchée,
Rigole, rigole
À lorgner en bas.
Qu’est-ce qu’elle lorgne ?
De nuit on moissonne !
Rigole de quoi ?
Ces gens-là, comme ça, qui ne dorment pas

ANONYME in Poètes du Peuple chinois (P.J. Oswald)
Chine populaire




TAUREAU EN MER (fragment)

6
La mort était à mon côté,
la mort était à ton côté.
Je la voyais,
tu la voyais.

La mort retentissait en tout,
la mort aussi appelait tout.
Je l’entendais, tu l’entendais.

Ne voulut me voir ni te voir.

Rafael ALBERTI, Entre l’œillet et l’épée (Seghers)
poète espagnol, né en 1902




SALUT AU MONDE ! (fragment)

4
Que vois-tu Walt Whitman ?
Qui sont-ils que tu salues, et qui l’un après l’autre te saluent ?
Je vois une grande merveille ronde couler à travers l’espace,
Je vois en tout petit des fermes, des hameaux, des ruines, des cimetières, des geôles, des fabriques, des palais, des cabanes, des huttes de barbares, des tentes de nomades sur la surface,
Je vois d’un côté la partie dans l’ombre où dorment les dormeurs, et de l’autre côté la partie ensoleillée,
Je vois le déplacement rapide, si curieux, de la lumière et de l’ombre,
Je vois des pays lointains, aussi proches et réels pour ceux qui les habitent que l’est mon pays pour moi.
……………………………….
10
Je vois tous les manants de la terre, au travail,
Je vois tous les prisonniers dans les prisons,
Je vois les corps humains défectueux de la terre,
L’aveugle, le sourd-muet, les idiots, les bossus, les fous,
Les pirates, les voleurs, les traîtres, les assassins, les faiseurs d’esclaves
de la terre,
les petits enfants dénués, et les vieux hommes et femmes dénués.
Je vois mâle et femelle partout,
Je vois la fraternité sereine des philosophes,
Je vois le don qu’a reçu ma race d’édifier,
Je vois les résultats de la persévérance et de l’industrie de ma race,
Je vois rangs, couleurs, barbaries, civilisations, je vais parmi eux, je m’y mêle indistinctement,
Et je salue tous les habitants de la terre.

Walt WHITMAN, Feuilles d’Herbe (Gallimard)
poète américain (1819-1892)




JE VOIS

Je vois un feu nourri d’ordures
Par des prisonniers aux mains dures

J’ouvre encore les yeux je vois
L’ombre d’un grand os et d’un dieu
Qui allonge un dessin hideux
Derrière un sacrement affreux,

Je vois bouger les lèvres d’un idiot
Qui croit parler en maître,

Des troupeaux vont vers des tueries
Menés par de faux hommes qui
Portent des masques paternels,

Je vois les sables doucereux
Tracés d’une poste certaine
Par les pas des victimes d’hier,

J’ai honte de voir et pourtant
Je garderai les yeux ouverts.

André PIEYRE DE MANDIARGUES, Le Point où j’en suis, Gallimard, 1965
poète français, né en 1909




LES MENSONGES

Oh, j’ai vu, j’ai vu
Compèr’qu’as-tu vu ?
J’ai vu une vache
Qui dansait sur la glace
À la Saint-Jean d’été
Compèr’vous mentez.

Ah, j’ai vu, j’ai vu
Compèr qu’as-tu vu ?
J’ai vu une grenouille
Qui faisait la patrouille
Le sabre au côté
Compèr’vous mentez.

Ah, j’ai vu, j’ai vu
Comper’qu’as-tu vu ?
Ah, j’ai vu un loup
Qui vendait des choux
Sur la place Labourée,
Compèr’vous mentez.

Ah, j’ai vu, j’ai vu
Compèr’qu’as-tu vu ?
J’ai vu une anguille
Qui coiffait une fille
Pour s’aller marier,
Compèr’vous mentez.

ANONYME (XVIIIe siècle) in Le Livre d’Or de la Poésie (Seghers)




CHANSON DU JARDINIER FOU

Il croyait voir un Éléphant
Un éléphant jouer du fifre ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Une lettre de son épouse :
« De cette vie, enfin, dit-il,
J’éprouve l’amertume ! »

Il s’imaginait voir un Buffle
Gambader sur la cheminée ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Du mari de sa sœur la nièce :
Sortez d’ici, sinon, dit-il,
« J’appelle la police ! »

Il croyait voir un Serpent à sonnettes
Qui le questionnait en grec ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Le milieu de la prochaine semaine :
« Je n’ai qu’un regret, c’est, dit-il,
Qu’il ne puisse parler ! »

Il croyait voir un Employé de Banque
Qui de l’omnibus descendait
Regardant mieux, il voit que c’est
Un hippopotame :
« S’il reste à déjeuner, dit-il
Que va dire ma femme ! »

Il croyait voir un kangourou
Faire tourner un moulin à café ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Une pilule végétale.
« Pour avaler cela, dit-il,
Il faut aller bien mal ! »

Il croyait voir un coche à six chevaux
Non loin de sa couche arrêté ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Un ours décapité.
« Pauvre bête, dit-il, pauvre bête stupide !
Elle attend son dîner ! »

Il croyait voir un Albatros
Voler autour de la lampe ;
Regardant mieux, il voit que c’est
Un timbre-poste de deux sous :
« Vous devriez, dit-il, rentrer ;
Les nuits sont très humides ! »

Lewis CARROLL in L’Herne n° 17 in Le Bestiaire Fantastique (Larousse)
poète anglais (1832-1898)



CE SOIR

Un lilas mauve brûle sans feu
tout au fond du verger.
Les pommiers ronds tournent à l’horizon
ce poisson ouïes serrées file droit vers l’éther
les astres nagent
sur le lait courbe et les cloques blondes.
L’univers est si plein qu’un insecte de plus
le ferait chavirer.
Les bras écrasés d’étoiles je reste
devant la groseille rouge semblable aux lunes d’hiver
cependant que Dieu comme un taon
zigzague autour du monde.

Claudine CHONEZ, Poèmes choisis, Seghers, 1959
poétesse française contemporaine



Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l’eau sur les plombs ;
L’homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre ;
Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l’obscur, I’inconnu, I’invisible.
Nous sondons le réel, l’idéal, le possible,
L’être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L’œil fixe et l’esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l’obscurité ;
Et, par moments, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s’éclairer de lueurs formidables
La vitre de l’éternité.

Marine Terrace, Septembre 1853.

Victor HUGO, Les Contemplations
poète français (1802-1885)



CHANT PREMIER (fragment)

Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les éléments s’entrechoquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, I’œil gros du crapaud, le tigre, l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, I’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir phénomène nouveau, comme une comète effrayante, I’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan devant soi.) […] »

LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror
poète français (1846-1870)