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Anthologie de poèmes sur le thème de l’Air

Fumée

Là-bas, sous les arbres s’abrite
Une chaumière au dos bossu ;
Le toit penche, le mur s’effrite,
Le seuil de la porte est moussu.

La fenêtre, un volet la bouche ;
Mais du taudis, comme au temps froid
La tiède haleine d’une bouche,
La respiration se voit.

Un tire-bouchon de fumée,
Tournant son mince filet bleu,
De l âme en ce bouge enfermée
Porte des nouvelles à Dieu.

Théophile GAUTIER, Émaux et Camées, Flammarion
(poète français, 1811-1872)




À Carnac, le linge qui sèche
Sur les ajoncs et sur les cordes

Retient le plus joyeux
Du soleil et du vent.

Appel peut-être
À la musique.

Guillevic, Carnac, Gallimard
(poète français, né en 1907)





D’UN VANNEUR DE BLÉ, AUX VENTS

À vous, troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez :

J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes,
Et ces roses ici
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement écloses,
Et ces œillets aussi.

De votre douce haleine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour,
Cependant que j’ahane
À mon blé que je vanne
À la chaleur du jour

Joachim DU BELLAY, Jeux rustiques.
(poète français, 1522-1560)



CHANT DU VENT

Devinez ce que c’est :
Bien avant le déluge,
ce fut une puissante créature
sans chair et sans os.

Il n’a ni veines, ni sang,
il n’a ni tête, ni pieds,
il ne vieillira point et ne sera jamais plus jeune

qu’il le fut au commencement.

Quand on l’appelle il ne vient pas,
il n’a crainte de la mort,
il n’a aucun des désirs
des autres créatures.

Grand Dieu ! la mer blanchit
quand il arrive du lointain,
grandes sont ses beautés,
elles sont lui-même.

Dans les champs, dans les forêts,
sans pieds, sans mains,
sans âge ni vieillesse,
sans destinée la plus jalouse.

Il est du même temps
que les cinq périodes des cinq âges
et il est même plus vieux,
il a cinq cent mille ans.

Il est aussi vaste
que la surface de la terre,
il n’est jamais né,
on ne l’a jamais vu.

Sur la mer ou sur la terre,
il ne voit pas, on ne le voit pas
il n’a aucune fidélité
il ne vient pas quand on le désire.

Sur la terre ou sur la mer,
il est indispensable,
il est sans entrave
il n’a point de pareil.

Il vient de quatre régions,
il s’élance pour ses voyages
d’un lourd perron de marbre.

Sa voix est rauque, il est muet,
il n’a aucune courtoisie,
il est coléreux, il est courageux
quand il s’abat sur la terre.

Il est muet, sa voix est rauque,
il est violent,
très grand est son étendard
déployé sur la face du monde.

Il est bon, il est mauvais
il est ailleurs, il est ici,
il sème la discorde,
il ne s’en va que s’il le veut.

Il est bon, il est mauvais,
il n’étincelle pas,
il ne se manifeste pas,
on ne le voit jamais.

Il n’a jamais commis de péché,
il est humide ou desséché,
il vient souvent
de la chaleur du soleil ou du froid de la lune.

TALIESIN in Les grands Bardes Gallois, Falaize
(barde gallois, 6e siècle)



POÈME D’AUTOMNE (fragment)

« Des nuages arracher les éclairs avec toutes leurs racines
Comme de l’argile des radis,
Arracher les racines des pluies,
Des ouragans brutaux,
Et de la neige
Les racines de cristal
Que le ciel soit débarrassé comme la terre
De ses mauvaises herbes !
Que ne soit déployé sur nos têtes
Que du bleu ! »

Voilà ce que tu me disais un jour
En souriant tristement.
Mais sais-tu bien que le ciel
Serait Ennuyeux
Sans tout cela ?

Les gens auraient la nostalgie
D’un nuage,
D’une bourrasque,
Ils rêveraient d’un éclair
Comme d’une rose
Et le ciel mesquin
Nous deviendrait odieux.

Ismaïl Kadaré, in La nouvelle poésie albanaise, P.J. Oswald.
(poète albanais, né en 1936)




AIR

Oubli
porte fermée

Sur la terre inclinée
Un arbre tremble
Et seul Un oiseau chante
Sur le toit
Il n’y a plus de lumière
Que le soleil

Et les signes que font tes doigts

Pierre REVERDY, Plupart du temps, Flammarion
(poète français, 1889-1960)





PLACE SAINT-MARC

D’un seul jet, vers l’Azur fuse le Campanile
Qu’enrubanne le vol en satin des pigeons.
Un touriste griffonne une note inutile.
Le Soleil peint en feu les ailes du Lion.
Aspergeant l’air compact d’un rire juvénile,
Une fillette passe en suçant des citrons.

Léon LALEAU, Abréviations, Librairie de France, 1929.
(poète haïtien, 1892-1979)



IDÉES

Les oiseaux bleus dans l’air sont verts dans la prairie
qui les entend les voit qui les voit les entend
leur aile déployée élargit leur patrie
mais à travers leur plume un feu toujours s’étend

Caméléons du ciel agiles que l’œil transperce
nuages qui vivants assument tour à tour
la forme d’une idée et puis l’idée adverse
protéens dont l’azur ne limite aucun tour

ils volent à travers la sublime excellence
des principes divins scellés sur l’horizon
les étoiles parfois dénotent leur présence
et les jeux de la lune au cours d’une saison.

Raymond QUENEAU, Les Ziaux, N.R.F.
(poète français, 1903-1976)




L’ESPRIT DU VENT

Les cigognes reviennent
Blanches au silence du ciel
Elles ont trouvé dans le Nord
La douceur pour leurs nids
Ici tombait la pluie,

Elles me reviennent,
Esprits du vent,
Hors la main étroite des dieux,
Volant aux quatre vents
L’instinct pour guide,

Et par la volonté des Dieux
Assis sur ce rocher
Moi je les regarde passer
Du lever du soleil au coucher
Moi que l’esprit anime et presse,

Presse, remous d’une mare rouge,
Et chaque ondulation
Est l’appel de l’instinct vital
Le désir
En chaque cellule,

Ô Dieu de tous les dieux, et moi
Ne pourrai-je écouter
L’appel de la prière
L’angélus de midi
Si ma cigogne est prisonnière
De mes cheveux brûlés
De ma peau noire ?

Gabriel OKARA
in Anthologie africaine et malgache, Seghers.
(poète nigérien)



LES ALOUETTES

L’azur est scintillant
De grands nuages blancs
Qui vont, viennent et passent,
Comme des balles dans l’espace,
Le tablier mouvant des blés Projette
Jusque au ciel les alouettes.
Elles fusent et jaillissent si haut
Vers la lumière et ses joyaux
Que leur élan s’y noie
Et qu’elles volent sans qu’on les voie.
Mais les nuages blancs et lents
Qui, tout là-haut, font route,
Écoutent
Leur chant
Et leurs cris et leurs trilles
Qui brillent
Tels des micas diamantés
Dans l’air torride et sec du flamboyant été.

Émile VERHAEREN, Toute la Flandre, Mercure de France
(poète belge, 1855-1916)



• Gaston Bachelard écrit à propos de l’Alouette :

L’alouette est un exemple éclatant d’image littéraire pure. […] Décrire
l’alouette, c’est fuir la besogne descriptive, c’est trouver une autre beauté que la beauté descriptible. […] Dans l’espace poétique, l’alouette est un corpuscule invisible qu’accompagne une onde de joie. […] C’est la partie vibrante de notre être qui peut connaître l’alouette ; on peut la décrire dynamiquement par un effort de l’imagination dynamique : on ne peut pas la décrire formellement dans le règne de la perception des images visuelles. […] Un paysage aérien trouve une unité dynamique incontestable quand on peut le mettre sous le signe d’une alouette du ciel.

(In L’Air et les songes, éd. José Corti)




SENTINELLE

La cheminée garde le toit
Comme le sommet la montagne
Le ciel passe derrière et le nuage bas
Contre l’œil qui regarde
Minuit
Il reste au fond de l’air encore un peu de bruit
Une sourde chanson qui monte
Ce qu’on entend est plus joli
Les yeux se ferment
On pourrait mourir
Le reste n’a pas pu sortir
À cause de la peur on referme la porte
Cette émotion était trop forte
La lueur qui baisse et remonte
On dirait un sein qui bat

Pierre REVERDY, Plupart du Temps, Flammarion.
(poète français, 1899-1960)



LE POÈTE CONTUMACE (fragment)

— « Je rêvasse… et toujours c’est
Toi. Sur toute chose,
Comme un esprit follet, ton souvenir se pose :
Ma solitude —
Toi ! — Mes hiboux à l’œil d’or :
— Toi ! — Ma girouette folle : Oh Toi ! — Que sais-je encor…
— Toi : mes volets ouvrant les bras dans la tempête…
Une lointaine voix : c’est Ta chanson ! — c’est fête !…
Les rafales fouaillant Ton nom perdu — c’est bête —
C’est bête, mais c’est
Toi ! Mon cœur au grand ouvert
Comme mes volets en pantenne,
Bat, tout affolé sous l’haleine
Des plus bizarres courants d’air. 
»

Tristan CORBIÈRE, Les Amours Jaunes, Gallimard.
(poète français, 1845-1875)



LE VENT

Dans le vent les arbres se serrent et rapprochent leurs branches,
Dans le vent les arbres cherchent à se tenir chaud.
Mais nous deux ?
Que nous sommes donc loin l’un de l’autre !
Quel vent pourra nous rapprocher, je ne sais…

Dritero AGOLLI in La nouvelle poésie albanaise, P.-J. Oswald.
(poète albanais, né en 1931)




L’AIR BLEU

Tout est en l’air
Il y a des oiseaux qui volent de travers
On ouvre la fenêtre
Un instant
Tu verras ta tête disparaître
Et tes mains suspendues derrière le coteau

Comme c’était dimanche
Il a fait jour plus tôt
Le soleil se dévide
On a mis des bouquets au creux des lampes vides
Et l’ombre est revenue par le dernier bateau

Maintenant je t’écoute
Avec toi
C’est un peu le grand vent sur la route
.Et je colle à ta peau
À deux doigts de ton cœur
Il fait chaud

René Guy CADOU, Bruits du Cœur (1941) in Œuvres poétiques complètes, tome I (Seghers)
(poète français, 1920-1951)




À Loperhet. — Je dis que cette Vierge assise en la tendresse de la prairie verte, ses regards mêlés à cinq aiguilles à tricoter, vient d’envoyer à plus de mille à la seconde son cœur, son cœur tout neuf, à l’autre bout du monde, et que là-bas, sur son navire un gars voit, dans la nuit et s’avançant vers lui à plus de mille à la seconde, un oiseau bleu de Paradis, tout neuf aussi, venu certainement de cette prairie verte où sa promise rêve, blonde, à l’autre bout du monde, ses regards mêlés à cinq aiguilles à tricoter.
1932.

SAINT-POL-ROUX, La Randonnée, La Revue de l’Ouest, Brest.
(poète français, 1861-1940)




LES DOUZE (fragment)

En noir le soir.
En blanc la neige.

Il vente, vente.
Pas moyen qu’un homme tienne sur ses jambes.
Il vente, vente
Sur tout le Divin monde.

Le vent va virant
Les blancs neigeons.
Sous les neigeons du glaçon.
Verglas, ahan,
Tout piéton
Est glissement… ô pauvres gens !
………………
Le vent gai,
Mauvais, satisfait,
Vire les jupons,
Fauche les piétons,
Fripe, agrippe, emporte
La géante pancarte :
TOUT LE POUVOIR A L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE !

En noir le ciel, en noir !

La Haine, la Haine chagrine
Bout dans la poitrine…
Noire Haine, sainte Haine !…

Camarade, guette des deux
Yeux !

Alexandre BLOK in Quatre poètes russes, Seuil.
(poète russe, 1880-1921)




SAUT EN LONGUEUR

Tel Gourdin
le nègre américain
qui saute 7 mètres 696
j’ai bondi, de toute ma démence, dans l’idéal, vers une ville

Invisible depuis lors mon cœur
par-dessus les boulevards, tourne sur la ville ;
bercé par le doux ronflement des moteurs.

Géo CHARLES, Poèmes sportifs, in Action, cahiers de philosophie et d’art
(numéro hors série, 1922)
(poète français)




CHANSON VENUE DU NUAGE

Là-haut dans les nuages vit tout ce qu’il me faut :
Mes doutes sûrs comme grand jour, mes certitudes promptes comme éclair,
Et dans les nuages j’habite moi-même
— Blanche dans le soleil aveuglant,
Dans un bonheur inaccessible, faisant adieu de la main
Adieu, vertes forêts de mon enfance.
Il y a là des monstres qui hurlent —
Je ne poserai jamais plus mon pied sur la terre.
Un aigle m’a emportée sur ses ailes —
Loin du monde
J’ai la paix.
Là-haut dans les nuages je suis assise et chante —
En bas sur la terre dégoutte le ricanement vif-argent —
Y croissent l’herbe-à-chaudron et les fleurs vole-en-l’air.

Édith SODERGRAN, Poèmes complets, Pierre-Jean Oswald
(poétesse finlandaise, 1892-1923)




SOLEILS COUCHANTS (fragment)

IV
Oh ! sur des ailes, dans les nues,
Laissez-moi fuir ! laissez-moi fuir !
Loin des régions inconnues
C’est assez rêver et languir !
Laissez-moi fuir vers d’autres mondes
C’est assez, dans les nuits profondes,
Suivre un phare, chercher un mot.
C’est assez de songe et de doute.
Cette voix que d’en bas j’écoute,
Peut-être on l’entend mieux là-haut.

Allons ! des ailes ou des voiles !
Allons ! un vaisseau tout armé !
Je veux voir les autres étoiles
Et la croix du sud enflammé.
Peut-être dans cette autre terre
Trouve-t-on la clef du mystère
Caché sous l’ordre universel :
Et peut-être aux fils de la lyre
Est-il plus facile de lire
Dans cette autre page du ciel !
(août 1828)

Victor HUGO, Les Feuilles d’automne.
(poète français, 1802-1885)



LE SOLEIL DÉCLINE

I
Avant qu’il soit longtemps tu seras désaltéré,
ô cœur que brûle la soif !
L’air s’emplit de promesses ;
Je sens passer sur moi l’haleine de lèvres inconnues,
— voici venir la grande fraîcheur…

J’avais à midi l’ardeur du soleil au-dessus de ma tête :
Soyez les bienvenus, vous qui revenez,
ô vents soudains,
frais esprits de l’après-midi ! (1)

La brise passe mystérieuse et pure.
D’un regard oblique,
chargé de séductions,
la nuit ne me fait-elle pas signe ?…
Demeure fort, ô cœur vaillant !
Ne demande pas : pourquoi ? —

II
Jour de ma vie,
le soleil décline.
Déjà les flots s’étalent unis,
en nappes d’or.

Du rocher s’exhale une chaude haleine :
ne serait-ce pas qu’à midi l
e Bonheur y dormit sa sieste ? —
Des lueurs d’émeraude,
reflets de bonheur, se jouent encore sur l’abîme brun.

Journée de ma vie !
le soir s’approche !
Déjà ton œil prêt à s’éteindre
jette une dernière lueur,
déjà perlent goutte à goutte
tes larmes de rosée,
déjà sur la blancheur des mers s’épand en silence
la pourpre de ton amour,
suprême adieu de ta félicité qui s’attarde encore…
Viens, ô sérénité, sérénité dorée !
Toi qui de la mort
donnes l’avant-goût le plus pénétrant, le plus doux !
— Ai-je parcouru trop vite mon chemin ?
Maintenant que mes pieds sont las,
maintenant seulement me joint encore ton regard
me joint encore ton
bonheur.

Autour de moi, plus rien que le jeu des vagues ;
Tout ce qui jadis me semblait pesant
s’est englouti dans l’abîme azuré de l’oubli (2) ;
ma barque s’arrête, indolente.
Courses et tempêtes — qu’elle vous a vite désapprises !
Désirs, espoirs, tout a sombré, calme est mon âme et calme la mer,

Ô septième solitude !
Jamais je n’ai senti
plus près de moi la douce certitude,
plus chauds les regards du soleil.
— Là-bas sur les hautes cimes, la glace ne rougeoie-t-
elle pas encore ?
Argentée, légère, telle un poisson,
ma barque, à présent, vogue dans l’espace… (3)

Frédéric NIETZSCHE, Dithyrambes à Dionysos, (1888) in Poésies, Mercure de France
(poète allemand, 1844-1900)


(1) Dans la simple joie de respirer l’air pur, on trouve une promesse de puissance […] Pour Nietzsche, la véritable qualité tonique de l’air, la qualité qui fait la joie de respirer, la qualité qui dynamise l’air immobile — véritable dynamisation en profondeur qui est la vie même de l’imagination dynamique — c’est cette fraîcheur (..) Elle correspond à un des plus grands principes de la cosmologie nietzschéenne : le froid, le froid des hauteurs, des glaciers, des vents absolus..

Gaston Bachelard, L’Air et les songes, éd. José Corti)


(2) Jette-toi tout entier vers le bas pour monter tout entier vers les sommets en réalisant
uno actu la libération et la conquête de l’être surhumain. Par-delà cette contradiction des mots — du haut et du bas —, l’imagination travaille alors dans une analyse des symboles qui gardent une cohérence parfaite : Jette-toi à la mer non pas pour y trouver la mort dans l’oubli, mais pour vouer à la mort tout ce qui en toi ne pouvait oublier, tout cet être de chair et de terre, toutes ces cendres de la connaissance, toute cette masse de résultats, toute cette récolte avaricieuse qu’est l’être humain. Alors se réalisera l’inversion décisive qui te marquera du signe du surhumain. Tu seras aérien, tu surgiras verticalement vers le libre ciel.

(3) Nietzsche est le pêcheur de l’air : il jette son hameçon par-dessus sa tête. Il ne pêche pas dans l’étang ou dans le fleuve, patrie des êtres horizontaux, il pêche sur les sommets, au sommet de la plus haute montagne. […] La solitude suprême est dans un monde aérien. […] Le rêveur nietzschéen met invinciblement, sans esprit de retour, le cap vers la hauteur. Il sait que la barque ne le ramènera plus près de la terre.



LA MORT DU MITRAILLEUR DE L’AIR

Du sommeil de ma mère, je suis tombé dans l’État,
Et je me suis replié dans son ventre jusqu’au moment
où ma fourrure humide gela.
À six milles de la terre, libéré de son rêve de vie,
Je m’éveillai au son du lugubre tir anti-aérien et des
chasseurs de cauchemar.
Quand je mourus, une lance d’arrosage débarrassa la
tourelle de moi.

Randall JARREL in 35 jeunes poètes américains, Gallimard
(poète américain, né en 1914)





PEUPLIERS ET SAULES (fragment)

2
Maintenant je me sens léger,
comme vous autres, maintenant
que je suis tout chargé de morts.

Je vais grandir, je vais monter.
Oui, je vais vous escalader
maintenant que j’ai mille années.

Retenez-moi, car je m’élève !
Arrêtez-moi : je vous atteins !

Ne me laissez pas — dans le vent —
regarder en bas.

Rafael ALBERTI, Entre l’œillet et l’épée (1939~1940)
(Seghers,
Poètes d’Aujourd’hui)
(poète espagnol, né en 1902)



L’ALBATROS

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à coté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal.
poète français, 1821-1867)




LA CONFESSION DE LEMUEL (fragments)

CHŒUR
(Un chuchotement nombreux)

Parle. Dis
Impitoyablement ce que ton âme a vu
Dans le cosmos aveugle, égaré et abandonné.
Parle, et imite l’éternité quand elle dit : non.
Dans ces déserts où jamais Oui n’a résonné.
Dis-nous comment des pieds à la tête, le corps
Devient pensée, dans ces pays plus insensibles que la lèpre.
Quel cri des ténèbres imparfaites
D’ici contient le nom de cette nuit totale
Vide des deux soleils ? Parle.
Que t’advint-il dans cet infini AUTRE
Vu comme par des yeux de race disparue ?



L’HOMME

Une soudaine immensité
Inexprimable, différente, séparée
M’aspira dans un univers où le Oui n’avait plus de sens.
Pays fermé à nos vivants et à nos morts :
Tout était pénétré d’une autre éternité
D’une autre nécessité, — d’un autre Dieu…
La toute-puissance de là-bas
N’était même plus l’ennemie de celle d’ici.

Séparation.
Oh ! séparation.
Les deux omnisciences ne se connaissaient pas.

Tout, tout m’était déchirement. Comme les entrailles
Brusquement ramassées sous la main du boucher, tout
M’était déchirement. Et pourtant, je gardais
Un sens, un toucher sûr pour cette sainte chose
Où cesse le lieu. Et le souvenir
D’un merveilleux passé m’éclairait. Même
Il advint qu’un Temple —

CHŒUR
(Même chuchotement)

Est-ce vrai ? Tu te souviens ? — Une arche d’immobilité
Sur l’espace créé, dans le lieu
Seul situé. Le mot unique ici : SURFACE.
Les cimes d’or de la méditation
Pour cette nef ne sont point écueils.
Là, plus d’espace d’ascension :
Tout n’est que Salutation.
Et puis, c’est le retour — cherche en tes souvenirs —
La chute — la Ligne Droite, première.

L’HOMME

— tout en pierre de compassion
Porté par un nuage de voix, je ne sais où ;
Suspendu tout en haut dans le Rien désiré
Inaccessible au vol immobile, cruel, muet
Des noirs, vides, féroces espaces. Et je tombai
Et oubliai ; puis, tout à coup, me ressouvins. (1)

CHŒUR
(Même chuchotement)

De la vie à la vie, quel chemin !

O.V. DE L. MILOSZ, Poésies, André Silvaire
(poète lituanien, 1877-1939)


(1) Étroitement associées, les images d’ascension et de chute traduisent le manichéisme du poète. Albert Béguin écrit : « L’âme appartient à deux mondes, l’un de la pesanteur, l’autre de la lumière. […] Mais il serait faux de croire que l’un soit néant, l’autre réalité. (in L’âme romantique et le rêve, éd. José Corti)

Ces rapports entre
pesanteur et lumière sont une constante dans l’univers poétique ; plus généralement, ils s’expriment dans la vie psychique de tout individu.