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Anthologie de poèmes sur le thème de la ville



Ville-champignon

Vers la fin de l’année 1911 un groupe de financiers yankees décide la fondation d’une ville en plein Far-West au pied des Montagnes Rocheuses
Un mois ne s’est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est déjà reliée par trois lignes
au réseau ferré de l’Union
Les travailleurs accourent de toutes parts
Dès le deuxième mois trois églises sont édifiées et
cinq théâtres en pleine exploitation
Autour d’une place où subsistent quelques beaux
arbres une forêt de poutres métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux
Treuils
Halètements des machines
Les carcasses d’acier des maisons de trente étages commencent à s’aligner
Des parois de briques souvent de simples plaques d’aluminium bouchent les interstices de la charpente de fer
On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé Édison
Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser
la ville et un concours est ouvert avec une tombola
et des prix par le plus grand journal de la ville qui
cherche également un nom

Blaise CENDRARS extrait de Far-West, in Documentaires.
in Du Monde Entier, Poésies complètes 1912-1924, Poésie/Gallimard, 1967


Dans Documentaires paru sous le titre Kodak (Documentaire)
en 1924 (éd. Stock), — cet inventaire cumulatif du globe, ce mélange d’âme et de photographie, ces extérieurs avec un intérieur, selon les formules de Paul Morand — Blaise Cendrars, poète, se fait aussi reporter. On pourra se reporter également au poème
Les Pâques à New York (in Du Monde Entier, éd Poésie/Gallimard).




Retour dans la forêt (fragment)


Dès le grand seuil de l’océan des arbres
J’ai entendu le han des bûcherons cognant le flan des monts.
Les tonnerres printaniers n’ont pas cette puissance.
D’où ce grand souffle ébranlant ciel et terre
?
Rien qu’à l’entendre on sait d’où il vient
!
Ce sont les bûcherons, dragons bruyants des océans
Qui, la hache à la main, ouvrent le flanc des monts,
Prêts à casser le ciel en cent mille morceaux.

À côté d’eux ronfle l’eau des torrents.
Ah! quelle joie de voir fondre la glace!
Le fleuve roule des pétales de pêcher,
Par monts et vaux roulent les troncs.
Le flot jaillit en piliers jusqu’au ciel,
Pluie rouge, perles blanches éclaboussent le ciel
Pour la maison de dix et de cent mille chambres
Il nous faut toute la forêt […]
.. .. .. .. .. .. .. .. . . .. ..
Je vais par les grandes rues d’arbres
Que bordent les grands bâtiments neufs
Usines hydroélectriques, scieries…
Les noms partout attirent l’œil,
Écoles des industries du bois…
La forêt fournit poteaux et charpentes.
Bœufs et chevaux sauvages ne foulent plus l’endroit,
Désormais ville florissante.

J’ai quitté la forêt au printemps
Aujourd’hui j’y suis de retour.
D’où vient un printemps si précoce
?
Les pêchers de mai fleurissent en mars
!
La forêt a changé si vite
C’est que les bûcherons y ont fait le printemps
!
À voir cela je sens la poésie affluer dans mon cœur,
J’entonne ma chanson de louange à la mer des arbres
!

FUQIU, Voix de Bûcherons, 1964, in Poètes du Peuple chinois
(Pierre-Jean Oswald)



Description panoramique d’un quartier moderne (fragment)

Le courant d’air a fait pivoter le battant, l’ouvrant un peu plus encore. L’ordonnance des reflets s’en trouve dérangée; expulsée vers la droite, la bande de ciel bleu est sortie du cadre, et par une translation égale, l’image du gratte-ciel jauni a pris sa place. À celle du gratte-ciel s’est substituée une figure plus complexe, un dégradé de formes rectangulaires dont la perspective s’établit progressivement: deux bâtiments neufs au premier plan — construits en verre et en acier — dissimulent en partie un troisième édifice, plus ancien, plus élevé aussi, qui n’apparaît en totalité que dans la moitié supérieure de la vitre, l’intervalle entre les deux ouvrages récents n’en laissant voir jusqu’alors que le corps médian. C’est un grand gratte-ciel, en pierre de taille ou en béton, terminé par un toit de tuiles à quatre pentes, quatre faces triangulaires équilatérales d’un vert pâle délavé. Un mât est planté au-dessus du toit; un drapeau flotte au sommet du mât: ses couleurs sont impossibles à distinguer.
Quant aux deux buildings récemment achevés, ils s’impriment sur la fenêtre comme l’image de deux immenses vitres quadrillées. L’armature d’acier est à peine visible, le verre occupe presque toute la surface des façades
: les taches bleues qu’elles reflètent, jouxtant le bleu du ciel réfléchi sur le haut du battant, feraient croire à leur complète transparence
— ou plutôt (car leur transparence est certaine, vérifiable sous un angle donné au travers de deux façades opposées) à leur inexistence pure et simple (l’échafaudage métallique se dressant seul vers le ciel) —, n’était l’élimination (alors inexplicable), de la plus grande partie du gratte-ciel à l’arrière-plan, n’était de surcroît la découpure, dans le bas des façades vitrées, d’une ligne brisée délimitant une surface plus sombre qui ne peut être que le reflet d’une construction monumentale située de l’autre côté (de ce côté-ci) de la rue.

Claude OLLIER, in Médiations N° 3 (automne 1961) (éd. de Minuit)





Un, plus un, plus un,
Et encore un, d’autres encore,
Et d’autres, plus.

Un chaque fois qui s’additionne
À tous ceux qui sont là,
Autant de fois rien qu’un.

Tous ceux qui vont, qui se rassemblent,
Oui ne sont plus une addition,
Mais autre chose,

Ou la ville prend muscle,
Où son souffle prend voix,

Tâte son avenir.

GUILLEVIC, Ville, Gallimard, 1969.



Notre pays (fragment)

Tout d’abord une ville
:
par une belle, grise journée;
aussi vivante et pépiante qu’une potinière de moineaux,
aussi terriblement impersonnelle qu’une grotte marine pleine de machines
;
quand le jour tombe des toits des buildings
sur les labyrinthes de pierre et les réseaux arachnéens du trafic
Quand l’homme est perdu à jamais dans la masse des hommes
et que les mouvements des hordes matinales se fondent
et se confondent avec les battements de cœur des horloges
;
Une journée où le long bruit de la mer englouti
par la rue se mêle à un autre souvenir
:
celui du
son de la fumée et de la poussière qui vogue;
trompettes des signalisations, des panneaux, des affiches,
râpe des signaux lumineux rouges et verts
cordes grinçantes des fils télégraphiques
et le bruit-de-hibou du vent sec dans les tunnels du métro,
le roulement de tambour claironnant des armées de pavés défoncés et
les cheminées, les croisements et les murs des rues,
la chorale galopante des roues
la musique continue de la mer que l’on n’oublie jamais
la musique des tours et des ponts et des clochers et des coupoles de la « cité », cette île.

Dylan THOMAS, Très tôt un matin, in Œuvres, tome 2 (Seuil.)


Ce texte, écrit en 1943, est un commentaire de Dylan Thomas pour les deux premières bobines d’un film documentaire produit par le ministère de l’Information. « Notre pays »: metteurs en scène: John Elridge et J. Jago (Strand Films Co)



Il n’y a dans la ville

Il n’y a dans la ville aucun souffle. Les véhicules sont garés, définitivement garés.
Rien ne crie, rien ne désire. D’une statue fendue, trois morceaux s’élancent, se détournant en colère les uns des autres, comme soulevés par d’impardonnables reproches. La funèbre ville n’a pas de sortie, des rues mortes se croisent et se referment sur elles-mêmes. Un liquide fangeux et noirâtre occupe des canaux à l’odeur nauséeuse et un humide hostile aux poumons et à l’os, et à la conservation de la vie humaine, vient en traître envahir la cité de larges zones inamicales à l’homme.
On entend au loin une avancée de la mer mécontente et parfois un bateau anxieux qui demande à entrer dans le port. Le chenal encombré des débris des désastres précédents, les uns à fleur d’eau, les autres enterrés dans la vase, est menaçant et noir.

Et c’est encore, et c’est toujours l’enfer du séjour inchangeable.

Des chiens sans laisse, mais non sans crocs, pleurent en hurlant un maître féroce, auprès d’une tombe fraîche. Il y a un grand appel d’on ne sait quoi de grave.

Henri MICHAUX, Lieux inexprimables in La vie dans les plis (Gallimard)




Ville

Sirènes, paquebots, pianos mécaniques
c’est la ville commerciale où j’habite

Les navires déchargent le charbon et le fer
c’est la ville des lourdes matières premières

Le port emplit les rues d’un mouvement régulier
et tous les pays du monde y sont familiers

Les hommes de mon pays sont les meilleurs hommes de la terre
ils sont très adroits dans le mécanisme des affaires

S’ils ne s’adressent pas volontiers la parole
c’est qu’ils ont tant de marchandises à emmagasiner

L’Escaut massif leur a inspiré un air solennel
qui accuse leur opulent confort matériel

Ils rappellent le temps où la Flandre féconde
par sa cour fastueuse émerveillait le monde

Ils occupaient alors des immeubles dorés
tout en velours d’Utrecht et en cuir de Cordoue

Ils étaient sensuels et d’une dévotion austère
et exploitaient le mauvais accord de la France et de l’Angleterre

Aujourd’hui encore ils n’ont pas beaucoup changé
et n’estiment rien tant que rire après manger

Ils aiment beaucoup l’or des clairons militaires
mais répugnent au sang que l’on verse à la guerre

Le rire des typewriters emplit tous les matins
les banques d’où l’on tire des chèques sur Berlin

Les hommes ont des têtes drôlement équarries
et les belles dactylos aiment les grasses espiègleries

Des connaissements verts et de bleus télégrammes
s’envolent dans le ciel et sont comme des âmes

Un marin allume une cigarette Kentucky
Un nègre frissonne dans ses habits d’Européen

C’est la ville des filles de joie et des hommes de peine
Sirènes paquebots pianos mécaniques.

Paul NEUHUYS, Salutations Anversoises (Les Écrivains Réunis, éd. A. Henneuse, 1954)
Né en 1897 à Anvers.




Zone (fragment)

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Guillaume APOLLINAIRE, Alcools, 1913 (Mercure de France)


Hyperpolis


La jeune fille qui s’appelait Tranquillité avait arrêté sa voiture dans le parking. […] Elle regardait la grande porte d’Hyperpolis ouverte sur l’esplanade, une sorte de trou noir dans le genre d’une bouche de chien édenté. Les gens entraient et sortaient sans arrêt par cette porte, et la jeune fille avançait en les regardant. La porte devenait de plus en plus grande dans le mur blanc de l’édifice, et, à mesure qu’on s’en approchait, on voyait que ce n’était pas un trou réellement noir, mais qu’il y avait beaucoup de lumières de l’autre coté de sa vitre, beaucoup de reflets et de couleurs transparentes. Sur le sol, sous ses pieds, il y avait des signes peints en jaune, des flèches qui montraient la porte, des chiffres et des lettres. […]
Quand elle arriva devant l’édifice, elle entra brusquement dans la zone d’ombre. Alors le trou noir de la porte, maintenant gigantesque, devint gris-rouge, puis blanc.
À l’intérieur d’Hyperpolis, il y avait beaucoup de bruit et de lumière. Des tourbillons d’hommes avançaient le long des galeries, grands mouvements circulaires de jambes qui venaient de l’inconnu, et repartaient on ne savait où. C’était difficile de ne pas être pris par ces tourbillons. Il fallait prendre garde. Il fallait regarder tout le temps où on marchait, pour ne pas être emporté soudain vers la gauche, ou vers la droite. […]
La jeune fille marchait vite sur le parquet de matière plastique, elle regardait toutes les lumières, elle respirait toutes les odeurs. Elle croisait d’autres jeunes filles pareilles à elle, et des hommes aussi, des femmes et des enfants. […]
Au-dessus d’elle, au-dessus de tout le monde, il y avait un plafond immense, qui couvrait Hyperpolis. Il tenait en équilibre sur des colonnes de béton blanc, lointain, lourd, gonflé, pareil à une voûte d’épais nuages. Sur le plafond comme des éclairs couraient des tubes de néon, et c’était d’eux que venait la lumière. La jeune fille regardait le plafond de temps en temps tandis qu’elle marchait sur le sol. C’était dans le genre d’un miroir terne, qui engloutissait les mouvements et les gestes au lieu de les refléter. Il ne renvoyait jamais d’images. Il ne renvoyait jamais de visages ni de corps. Il ne renvoyait que la lumière, intense, vibrante, la lumière blanche, grise et rose. […]
L’allée centrale était un tapis lumineux qui allait d’un bout à l’autre de l’édifice, et les gens marchaient dessus comme des ombres. Ils n’existaient pas, peut-être. Il y avait tellement de lumière, tellement d’énergie, partout, tellement de couleurs, de formes, de bruits, d’odeurs, que les gens n’existaient pas. Ils étaient devenus de drôles de fantômes, avec leurs visages pales, leurs yeux pâles, leurs vêtements gris et leurs cheveux ternes. La jeune fille passait au milieu d’eux sans les voir, elle les traversait, vague après vague, et c’étaient toujours les mêmes. Quelquefois elle apercevait des yeux, rapides, enfoncés dans les orbites, qui la regardaient avec inquiétude. De drôles d’yeux clairs, qui roulaient dans les paupières, qui cherchaient à la reconnaître. Ou des bouches, plus bas, qui remuaient les lèvres comme pour dire quelque chose…

J.M.G. LE CLEZIO, Les Géants (Gallimard, 1973)



Chicago

Chicago: hiérarchie invisible de Ritals décortiqués, remugle de gangsters atrophiés, revenants qui s’abattent sur toi au carrefour de North et Halstead ou à Lincoln Park, mendiants de rêves, le passé qui envahit le présent, sortilèges surgis des machines à sous et des restaurants routiers.
Visite au Dedans
: subdivisions sans fin, antennes de télévision piquetant le ciel vide de sens. Dans les immeubles antivie, on couve les petits en avalant çà et là une minuscule lampée de monde extérieur. Seuls les rejetons apportent un peu d’air frais, mais ils ne restent pas longtemps jeunes. […]
Et voilà que le coup de bourdon nous tombe dessus, le vrai bourdon noir et nauséeux made in U.S.A., pire que tout au monde […]. Tu ne peux pas mettre le doigt dessus, tu ne sais pas d’où il vient. Prends un de ces bars préfabriqués au coin des grandes casernes urbaines. Dès que tu ouvres la porte, le bourdon te serre les tripes. Tu as beau chercher, c’est impossible à expliquer. Ça ne vient pas du garçon, ni des clients, ni du plastique jaunasse qui recouvre les tabourets de bar, ni du néon tamisé. Pas même de la T.V…

William BURROUGHS, Le Festin nu, 1959 (Gallimard)




Chicago

Toi qui abats toutes les truies du monde,
Qui forges les outils, qui entasses le blé,
Qui jongles avec les chemins de fer et qui diriges les
transports du pays
;
Toi orageuse, forte, querelleuse,
Ville aux larges épaules
:

Ils me disent tous que tu es mauvaise, et je les crois car
j’ai vu tes femmes fardées sous les réverbères séduire
les garçons de ferme.
Et ils me disent tous que tu es malhonnête, et je réponds
:
Oui, il est vrai que j’ai vu tes brigands assassiner puis,
libres, assassiner à nouveau.
Et ils me disent tous que tu es brutale, et voici ma
réponse
: […]
Montrez-moi donc une autre ville qui chante, la tête haute,
si fière d’être en vie, grossière, forte, rusée.
Tu profères des injures magnétiques
; tu peines, besogne
après besogne, tu es une grande turbineuse qui se
bagarre contre les petites villes molles,
Féroce comme un chien dont la langue claque d’impatience,
adroite comme un sauvage qui se mesure contre le
monde sauvage,
Nu-tête,
Tu bêches,
Tu démolis,
Tu calcules,
Tu construis, tu détruis, tu reconstruis.
Sous la fumée, la bouche pleine de poussière, tu ris de
tes dents blanches
;
Sous l’horrible fardeau du destin tu ris comme rit un
jeune homme
;
Tu ris comme rit un lutteur ignorant qui n’a jamais perdu
de combat.
Tu te vantes, tu ris car, sous ton poignet, il y a le pouls,
car dans ton thorax, il y a le cœur du peuple.
Tu ris
!
Tu ris du rire orageux, fort et querelleur de la jeunesse,
à demi nue, en sueur
; fière car tu abats les truies,
tu forges les outils, tu entasses le blé, tu jongles avec
les chemins de fer, tu diriges les transports du pays.

Carl SANDBURG, Le peuple, oui, 1936 in Anthologie de la Poésie Américaine par Alain BOSQUET (Stock)


• Poète populaire s’identifiant à la cause des classes laborieuses, Carl Sandburg consacra la dernière partie de sa vie à parcourir son Illinois natal pour y semer la bonne parole.



Le chant de la hache (extrait)

Le lieu où se dresse une grande cité, ce n’est pas le lieu
où s’étendent quais, docks, fabriques, entrepôts;
Ni le lieu où se croisent sans cesse de nouveaux arrivants et la foule de ceux qui lèvent l’ancre des partances;
Ni le lieu des plus hauts et des plus magnifiques édifices, ni des magasins achalandant l’univers;
Ni le lieu des plus vastes bibliothèques et des écoles les plus fréquentées, ni le lieu où l’or abonde
;
Ni le lieu des populations denses;
Là, ou s’élève la ville des plus vigoureux orateurs et des plus robustes poètes; […]
Où nuls monuments n’existent des héros que dans les paroles quotidiennes et dans les actions
;
Où les hommes et les femmes pensent légèrement aux lois
;
Où l’esclave cesse d’être un esclave, le maître d’être un maître
;
Où le peuple se lève, unanime contre l’incessante audace des élus
;
Où des hommes et des femmes farouches s’élancent: comme la mer, au sifflet de la mort, pousse ses vagues dévastatrices et inéluctables;
Ou l’autorité du dehors n’entre qu’en laissant la préséance à l’autorité du dedans;
Où le citoyen demeure la tête et l’idéal social
! où le Pré-
sident, le Maire, le Gouverneur, quoi encore
? restent des employés salariés;
Où les enfants apprennent à être la Loi vivante d’eux mêmes, et à dépendre de Soi
;
Où l’égalité s illustre de faits;
Où la croyance critique à l’âme est entretenue
;
Où les femmes se joignent aux manifestations des rues, et marchent comme les hommes:
Où elles pénètrent dans les assemblées et prennent rang comme les hommes;
La, où s’élève la ville des amitiés les plus fidèles;
La, où s’élève la ville de la pureté des sexes,
Là, où s’élève la ville des pères robustes,
Là, où s’élève la ville des mères au corps fécond,
Là, s’élève la plus grande des Cités.

Walt WHITMAN, Feuilles d’Herbe, 1855 (Gallimard)
traduction de F. Vielé-Griffin




Le pont de Brooklyn (fragment)

New York,
étouffant et lourd
avant le soir,
a oublié
ses peines,
ses étages,
et seules
les âmes des maisons
apparaissent
dans la transparente clarté des fenêtres.
Ici,
à peine si bourdonne
le bourdon des élévateurs,
et seul
ce doux bourdon
révèle, que
ce sont des trains
qui se traînent en tintant,
comme si l’on
rangeait la vaisselle du buffet […]
Si la fin
du monde
arrivait,
le chaos
mettait
la planète à l’envers,
et seul
alors restait
ce pont
cabré au-dessus des cendres finales,
alors, —
comme des petits os
plus fins que des aiguilles,
renaissent
les immenses lézards
des musées, -
à partir
de ce pont,
le géologue des siècles
saura
recréer
les jours présents
Il dira
:
Cette patte
en acier
réunissait
prairies et mers,
d’ici
l’Europe
s’élançait vers l’Ouest,
perdant
au vent
les plumes indiennes.
Cette côte-là
rappelle
une machine -
réfléchissez,
aurait-on assez de bras
pour,
un pied d’acier
posé sur Manhattan,
attirer
vers soi
vers la lèvre Brooklyn
?
D’après les fils
de tissage électrique -
je sais —
c’était l’époque
qui suivit la vapeur -
ici les gens,
déjà
volaient en aéro.
Ici la vie
était
aux uns insouciante,
à d’autres -
un long cri
de famine.
D’ici
les chômeurs
se jetaient
dans l’Hudson
la tête la première. […]
Ce pont de Brooklyn -
oui…
ça, c’est du vrai
!


(1925)
Vladimir MAIAKOVSKI,
Poésies 1924-1926 in Vers et Proses de 1913 à 1930
(traduction Elsa Triolet) Éditeurs Français Réunis





Imaginer la ville
N’ayant plus d’angles droits.

Presque rien que des courbes,
Avec, de temps en temps,
Des bouts de ligne droite.

Pour les arbres, la verticale.

GUILLEVIC, Ville, Gallimard, 1969.




Fourmis, fourmis —
Pas si fourmis que ça,

Ces gens qui vont,
Qui courent, se faufilent,
Qui se frôlent, s’entassent.

Ou c’est que les fourmis
Ne sont pas ce qu’on dit.

Car dans les gens d’ici,
Prétendument fourmis,

Ça rêve bougrement.

GUILLEVIC, Ville, Gallimard, 1969




Villes

L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d’exprimer le jour mat produit par ce ciel immuablement gris, I’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture. J’assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus; vastes qu’Hampton-Court. Quelle peinture! Un Nabuchodonosor norvégien a fait construire les escaliers des ministères; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des (mot illisible sur le manuscrit), et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on a évincé les cochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables: un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre les quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d’acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.
Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville
! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte: quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques, mais la neige de la chaussée est écrasée; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge: on sert des boissons polaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. À l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu’il y a une police. Mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d’ici.
Le faubourg, aussi élégant qu’une belle rue de Paris, est favorisé d’un air de lumière. L’élément démocratique compte quelques cent âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas
; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée.

Arthur RIMBAUD, Illuminations (Mercure de France)





Tranches de savoir (fragment)

On ne voit pas les virgules entre les maisons, ce qui en rend la lecture si difficile et les rues si lassantes à parcourir.
La phrase dans les villes est interminable. Mais elle fascine et les campagnes sont désertées des laboureurs autrefois courageux qui maintenant veulent se rendre compte par eux-mêmes du texte admirablement retors, dont tout le monde parle, si peu aisé à suivre, le plus souvent impossible.
Ce qu’ils tentent de faire pourtant, ces opiniâtres travailleurs, marchant sans arrêt, lapant au passage les maladies des égouts et la lèpre des façades, plutôt que le sens qui se dérobe encore. Drogués de misère et de fatigue, ils errent devant les étalages, égarant parfois leur but, leur recherche jamais… et ainsi s’en vont nos bonnes campagnes.

Henri MICHAUX, Face aux verrous (Gallimard)





La magie des villes (fragment)

Un jour, ô cri! nous sera-t-il donné de vivre dans les splendides villes que visitèrent Nerval et Daumal, et dont nous entretinrent, avant Rimbaud, Ézéchiel et le Ramayana? Ville d’or et de sagesse, de bonheur et d’oubli, ville peinte et rêvée, ville de nuit, que j’ai chargé de créer, avec ses étages, ses plages, ses dômes, ville de toits et de toi, d’escarboucles volants, de pluie, de silence et de statues, de jaspes éternels et de béryl ardent, qui se lève lentement a travers le monde byzantin sur la feuille blanche; les villes que j’ai vues et où j’ai aimé ton image — une grande écharpe toute déployée flotte sur tes épaules — s’identifient avec mon plus profond désir et les mots que je trace pour suggérer ta présence. L’eau des nuages coule à flot sur tes rives. Parce que je vois la ville, je la reconnais dans les villes, et je les loue d’être agitées, bruyantes, et charmeuses, maléfiques.
J’attends de la ville où je vis que je cesse d’être un être parmi les pierres une main sur un pain, un poids sur une dalle
; mais que je m’éveille de cette existence somnambulique, en un livre. Sur ces pages j’ai dessiné des villes où tu parais; je n’ai pas trouvé d’autre moyen de t’approcher, dans tes ramifications, tes retraits, ton absence. Les villes, diverses et communes, sont des annonces et des amorces de la ville, lorsque seul médiateur entre elles, je conte mon combat et ma recherche. Une ville est un livre, qui ne se lit que dans le livre où elle cesse d’être elle-même, fragmentaire, éphémère, contingente, matérielle et belle, pour devenir dans toute la splendeur des lettres et des mots: la Ville. Ville à lire, comme un livre, pour qu’apparaisse, dans le sang et la passion, la signification. […]
Les villes sont aussi vraies que la Ville éternelle en nous. Je te demande d’aimer les reflets et leurs choses. Toute réalité aussi est imaginaire.

Jean ROUDAUT in Mercure de France, février 1964, N° 1204