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Anthologie de poèmes sur le thème du Temps


Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
?
Guillaume Apollinaire




Prison

Un coup pour a. Deux coups pour b.
Le monde bouge. Il va tomber.
Trois coups pour c. Quatre pour d.
C’est le moment de regarder.
Cinq coups pour é. Six coups pour f.
Il n’a plus d’âme. A-t-il un chef
?

G, coups sept. Hache huit. I neuf.
Comment faire un monde plus neuf
?
Dix coups pour j, plus un pour k.
L’existence nous convoqua.
Taciturne à force de cris,
la jupe grosse de conscrits,
elle nous apprend tour à tour
l’ombre claire, le sombre jour,
l’enfer béni, le ciel puni,
tout le fini de l’infini,
douze pour I et treize pour
ème, les griffons de l’amour,
n, o, p, q, quatre, cinq, six
et sept, le poison, le tennis
mais, aussi, la peur de périr
qui nourrit l’honneur de souffrir.
R dix-huit. S dix-neuf.
Elle s’en va. Tu te sens veuf.
Vingt coups pour t, plus un pour u.
À mesure qu’elle décrut,
le souffle approcha notre main.
Aujourd’hui s’appelle demain.
Vingt-deux et trois pour les deux v.
Que voulons-nous
? Nous élever.
Quatre et cinq pour l’x et l’i grec.
Mais le bourreau ne vienne avec.
Pour la lettre z un seul coup.
Le prisonnier se met debout.
Car le terme ouvre le début
Rien ne sera de ce qui fut.

Jacques AUDIBERTI, (1899-1966), Des tonnes de semence, N.R.F.




Au clair soleil...

Au clair soleil de la jeunesse,
Pauvre enfant d’été, moi, j’ai cru.
- Est-il sûr qu’un jour tout renaisse,
Après que tout a disparu
?

Pauvre enfant d’été, moi, j’ai cru
!
Et tout manque où ma main s’appuie.
- Après que tout a disparu
Je regarde tomber la pluie.
Et tout manque où ma main s’appuie
Hélas
! les beaux jours ne sont plus.
- Je regarde tomber la pluie…
Vraiment, j’ai vingt ans révolus.

Louisa SIEFERT, (1845-1877), Les rayons perdus, in Robert Sabatier, La poésie du XIX° siècle, Albin Michel.



Éternel automne


Écraser les souvenirs comme des feuilles mortes
feuilles mortes couleur du crépuscule
déjà pourritures multicolores et nécessaires
auprès des arbres dépouillés
et qui doivent refleurir après un long silence
le long silence de l’espoir après le désespoir
toujours la même chanson la même saison
celle où l’on brûle les fleurs les fruits les feuilles
et toutes ces branches qu’il faudra couper
et les scier pour qu’on n’en parle plus jamais
plus jamais comme si rien n’avait été
et qui ne sera jamais plus enfin
enfin jamais plus puisqu’il faut finir
et qu’ainsi tout est pour le mieux
qu’on n’est plus obligé de choisir
choisir les fumées que dévorera le vent

Philippe SOUPAULT, (né en 1897) Crépuscules (Inédit)




Il est des pistes…


Il est des pistes qui ne peuvent plus être reprises, il est des cheminements qui ne peuvent être suivis, il reste un citron noir, séché sur l’étagère. Il reste un peu de gaz au fond de la terre, dans le compteur et dans la bouche. Il reste l’odeur amère de la mort dans le nez. Il reste à attendre, il reste assis, il reste pensif, il reste saignant sans saigner, il reste dégoûté des mots et des images, il reste alors peu à dire, il reste à cesser de parler. Mais l’esprit saute aussitôt sur « reste » et « parler » et repédale mécaniquard sur ces deux mots. Il reste des pistes à reprendre, il reste des cheminements à suivre, il reste un citron jaune dans un arbre, il reste quelque part une eau non polluée et jamais bue. Il reste donc assis, pensif, et saignant sans saigner.

Jean PEROL, (1845-1877), Le cœur véhément, Gallimard.




Le rêve


Je vois l’automne en rêve à travers la fenêtre,
Toi, parmi les amis qui font les plaisantins
Mon cœur, tel un faucon qui vient de se repaître,
Descendant des hauteurs se posait sur ta main.

Vieilli, le temps passait, il estompait les êtres,
La croisée embuée eut des reflets d’argent…
Septembre, ce matin avait surgi des champs,
Couvert de pleurs de sang les vitres des fenêtres.

Le temps passait, fripant les fauteuils, leur satin
S’éraillait et fondait, pareil à de la glace
;
La cloche s’assourdit, la voix hésite et passe.
Comme un écho, mon rêve, affadi s’est éteint…

Je m’éveillai dès l’aube obscurcie, automnale,
Quand le vent, s’éloignant en rapides rafales,
Comme un char de blé mûr perdant ses brins de miel,
Emportait les bouleaux qui couraient dans le ciel.

Boris PASTERNAK (écrivain russe, 1890-1960) in Katia Granoff, Anthologie de la poésie russe, Christian Bourgois




La patience


Dans les cartes à jouer abattues sous la lampe
comme les papillons écroulés poussiéreux,
à travers le tapis de table et la fumée,
je vois ce qu’il vaut mieux ne pas voir affleurer
lorsque le tintement de l’heure dans les verres
annonce une nouvelle insomnie, la croissante
peur d’avoir peur dans le resserrement du temps,
l’usure du corps, l’éloignement des défenseurs.
Le vieil homme écarte les images passées
et, non sans réprimer un tremblement, regarde
la pluie glacée pousser la porte du jardin.

Philippe JACCOTTET, (poète suisse, né en 1925), Poésie, Gallimard.




Quand nous nous séparions…


Quand nous nous séparions, les feuilles étaient vertes,
Maintenant tu reviens dans les neiges d’hiver
Je songe malgré moi que la vieillesse approche
Et que dans tes cheveux paraissent des fils blancs.

Chanson populaire chinoise in « Mesures » n° 1, 15 janvier 1936.




Vieillesse


Soirs! Soirs! Que de soirs pour un seul
matin
!
Îlots épars, corps de fonte, croûtes
!
On s’étend mille dans son lit, fatal
déréglage
!

Vieillesse, veilleuse, souvenirs
: arènes
de la mélancolie
!
Inutiles agrès, lent déséchafaudage
!
Ainsi, déjà, l’on nous congédie
!
Poussé
! Partir poussé!
Plomb de la descente, brume derrière…
Et le blême sillage de n’avoir pas pu
Savoir.

Henri MICHAUX, (1899-1984), Plume, précédé de Lointain intérieur, N.R.F.




Il y a beau temps


Il y a beau temps que le soir est tombé
Il y a beau soir que le ciel est plombé
Il y a beau ciel qu’est partie la lumière,
Il y a beau jour qu’est tarie la rivière.

Vois cet oiseau passer bas sous la nue
Il faut partir et rentrer dans le noir
Il n’est plus temps de chanter dans la rue
Il est trop tard pour causer dans le soir.

Les arbres dorment comme un corps inerte,
Un papillon se hâte vers sa perte.
Seul, sans recours, il faut fermer les yeux
Et tout au fond du noir creuser vers Dieu.

Jean-Paul de DADELSEN, (1913-1957), Jonas, Gallimard.





Ode au merle

(fragment)

Combien de nuits pour faire trente ans?
Onze mille fois je me suis cogné contre la nuit
de ma chambre
Les paupières vides de sommeil
L’oreille emplie
De la détresse du monde.
À travers mes doigts raides
J’ai fait couler le sable doré de la terre.
J’ai prêté au sable noir de la terre
Les traces lassées de mes orteils
Et entre sable et sable
A monté vainement
La flamme rouge de mon cœur
Vers les nuages fermés
!

Toi seul petit oiseau obscur
Caché dans l’arbre nu
Me consolais par ton chant
À la sortie des nuits
À l’entrée des jours
Grand par-dessus la vie,
Réconfort contre la mort
!

Combien de jours pour faire trente ans
?
Trois cent mille
? ou trois?
On les compte aux guerres,
Aux femmes aimées,
Aux mers traversées,
Aux rois pendus
Aux été perdus,
On les compte aux comètes,
Aux morts…
Pourvu que le temps,
Le temps court et lent et lent, et lent,
Passe en criant
!

Yvan GOLL, (1891-1950), Premières poésies allemandes, Seghers.




Le soleil qui se lève chaque matin

(fragment)

À Georges Limbour

Le soleil qui se lève chaque matin à l’est
et plonge tous les soirs à l’ouest
sous le drap bien tiré de l’horizon
poursuit son destin circulaire
cadre doré enchâssant le miroir où tremblent les reflets
d’hommes et de femmes jetés sur une ombre de terre
par l’ombre d’une main qui singe la puissance

D’occident en orient
un voyageur marchait
serrant de très près l’équateur
et remontant en sens inverse la trajectoire solaire
Ses regards agrippés aux forêts
peignaient leurs sombres chevelures
et ses mains balancées selon le mouvement de ses pieds
caressaient les lueurs à rebrousse-poil
comme s’il avait entrepris de forcer le cours de son destin
d’heure en heure et de jour en jour
en le prenant à contre-sens
De lieu en lieu
la nuit oisive le suivait
Au bruit de ses pensées
il la faisait danser ainsi que font les montreurs d’ours
et quand la bête lasse se couchait
hissée sur la boule du monde c’était l’aurore qui se montrait
nudité fine étincelante et blanche…

Michel LEIRIS, (né en 1901), La néréide de la mer rouge, Gallimard.




Encore un printemps

Encore un printemps — encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s’en échappera comme une larme.
Ô ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais tes douleurs ont survécu au temps qu’elles ont étouffé sur leur sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes
! s’il y a eu dans mon roman d’amour quelqu’un de trompeur, ce n’est pas moi, quelqu’un de trompé, ce n’est pas vous!
Ô printemps
! petit oiseau de passage, notre hôte d’une saison qui chante mélancoliquement dans le cœur du poète et dans la ramée du chêne!
Encore un printemps — encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poète parmi le monde, au front du vieux chêne parmi les bois
!

Aloysius BERTRAND, 1807-1841), Gaspard de la Nuit, Minard.




Jeu de la rose jaune

(fragment)

L’oiseleur donne
le bouquet que tu as cueilli
jasmin de toi jailli.
Gagne encore ce jour-ci
aux rives du ruisseau.
Retarde d’un pas ton trépas.
Le fleuve ne remonte pas
vers Meung et Beaugency.
La rose ne revient pas au rosier
ni le rosier au jardinier.
Lorelei pâlit avec le temps
mais la rose refleurit tous les ans
du moins on le dit.
L’oiseau du passé, son nom est Oubli.

Armand LANOUX, (1913-1983), La licorne joue de l’orgue dans le jardin, in La tulipe orageuse, Seghers.




L’heure

Le bruit irrégulier de notes égrenées,
La caresse des mains sur le clavier traînées
Avec un abandon indifférent et las
;

D’un vase de Chine à parois enluminées
Sur le tapis luisant d’étoffes satinées,
Choit la défleuraison de grappes de lilas
;

Et la pendule blanche et frêle en porcelaine
Qui bat dans l’ombre avec une douceur d’haleine
Laisse tomber ses coups, un à un, comme un glas
;
Et, dans le cœur lassé de sa recherche vaine,
S’éveille tristement la mémoire lointaine
De bonheurs disparus qui ne renaîtront pas.

Henri de RÉGNIER, (1864-1936), Premiers poèmes, Mercure de France.




L’heure qu’il est

L’horloge marche. Mais sans aiguilles. Elle
n’avance ni ne retarde.
Temps fractionné mais à l’insu. Découpé mais
dans l’inconnu.
Dépisté mais insaisissable. Juste mais injustifié.
Les battements si réguliers du balancier font dire
:
« C’est l’heure ». C’est toujours l’heure. Mais
l’heure de quoi.

Ainsi mon corps, ma mécanique, mon ressort,
mon remontoir, mon cadran blanc, mes chiffres
noirs n’ont pas d’aiguilles. Et je ne sais, fabriquant
l’heure, quelle heure il est.

Robert MALET, Les signes de l’addition, Gallimard.




Le Tremble est blanc

(fragment)

Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

À travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah
! verrai-je encore se farder ton visage
D’ombre et de soleil
!

Paul-Jean TOULET, (1867-1920), Chansons, in Les Contrerimes, Éd. Émile-Paul frères.




Parfois, d’un moment…

Parfois, d’un moment, tu peux dire
qu’il est huit heures,
ou que c’est le moment de remonter ta montre.

Mais tu diras bien autre chose
pour peu qu’à ce moment un autocar t’écrase.

Or il y a toujours quelque chose qui nous écrase,
ne serait-ce que notre poids.

Et ce qui nous écrase,
comme un autocar,
est parfois plein de militaires joyeux.

À tout moment, il faut les mentionner aussi.

Roland DUBILLARD, (né en 1923),
Quatre poèmes d’amour, in Je dirai que je suis tombé, Gallimard.



Ô Jeunesse

Ô jeunesse voici que les noces s’achèvent
Les convives s’en vont des tables du banquet
Les nappes sont tachées de vin et le parquet
Est blanchi par les pas des danseurs et des rêves

Une vague a roulé des roses sur la grève
Quelque amant malheureux jeta du haut du quai
Dans la mer en pleurant reliques et bouquets
Et les rois ont mangé la galette et la fève

Midi flambant fait pressentir le crépuscule
Le cimetière est plein d’amis qui se bousculent
Que leur sommeil soit calme et leur mort sans rigueur

Mais tant qu’il restera du vin dans les bouteilles
Qu’on emplisse mon verre en bouchant mes oreilles
J’écouterai monter l’océan dans mon cœur

Robert DESNOS, (1900-1945), Les nuits blanches, in Destinée arbitraire (N R.F.)




Vieux comme le temps…



Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, le dos aux ténèbres Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux; vieux comme le Temps, père des choses lui-même, venu là dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Il n’était pourtant qu’un fils du temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensées comme toujours; entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, ceux-là qui avaient su le secret d’exister par delà la vie et devant la face de l’éternité.

Joseph CONRAD, romancier anglais d’origine polonaise, 1857-1924), Le Nègre du Narcisse, Gallimard.




Énigmes



Il avait marché, m’a-t-on dit, pendant des années et des siècles, consultant le calendrier.
Et, à présent, il vérifiait si tout le monde était là.
C’est qu’à ce 25 décembre il avait donné rendez-vous, autrefois, il y avait six cent six ans, à des soldats dont les parents n’étaient pas nés, à des armes qui n’avaient pas été inventées, à un massacre immense dans un lieu inexploré.
Quand tout se tint au rendez-vous, il fut trouvé mort, mais encore tiède.

Henri MICHAUX, Qui je fus, N.R.F.




Le Juif errant
Miniature des Heures d’Anne de Bretagne

Il sort des blanches solitudes
par un après-midi, quatre heures peut-être
au XVe siècle, ou dans l’éternité
drapé d’un sombre manteau de chagrin
un chien grognon sur ses talons gelés

cherche refuge dans cette maison de France
où l’on coupe le bois, où l’on cuit le repas
son pied est sur la marche — quelles sont ses chances
?

(ils ne le connaîtront pas
? l’auront oublié?
il y a si longtemps… qu’il serait bon de rester…
peut-être leur faut-il un secrétaire
?) il entre
le jour suivant, le long des haies, la bise siffle

Kenneth WHITE, (poète anglais, né en 1936) Terre de diamant, Grasset.




Tant de temps


Le temps qui passe
le temps qui ne passe pas
le temps qu’on tue
le temps de compter jusqu’à dix
le temps qu’on n’a pas
le temps qu’il fait
le temps de s’ennuyer
le temps de rêver
le temps de l’agonie
le temps qu’on perd
le temps d’aimer
le temps des cerises
le mauvais temps
et le bon et le beau et le froid et le temps chaud
le temps de se retourner
le temps des adieux
le temps qu’il est bien temps
le temps qui n’est même pas
le temps de cligner de l’œil
le temps relatif
le temps de boire un coup
le temps d’attendre
le temps du bon bout
le temps de mourir
le temps qui ne se mesure pas
le temps de crier gare
le temps mort
et puis l’éternité

Philippe SOUPAULT, Sans phrase, Osmose.




Chemin tournant


Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l’eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d’orgue dans les sentiers
Le navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier

Quand les feux du désert s’éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme des brins d’herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu’un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
À travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine
décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
règle le mouvement et pousse l’horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons
Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s’est passé au monde
Et cette fête
Où j’ai perdu mon temps

Pierre REVERDY, (1899-1960), Sources du Vent, Mercure de France.




Si en automne…


Si en automne tu venais,
Je chasserais l’été,
Mi-dédain mi-sourire,
Comme les ménagères, quelque mouche.
Si je pouvais te voir d’ici un an,
Je roulerais les mois en boules
Et les mettrais chacun dans un tiroir
Jusqu’à ce que leur temps revienne.
Si seuls les siècles
Nous séparaient, je les compterais sur ma main,
(poétesse américaine, 1830-1886)
Les soustrayant, à perdre tous mes doigts

Dans la terre de Van Diémen.
Si après cette vie, en toute certitude
Venait la mienne avec la tienne,
Je la jetterais comme un zeste
Et goûterais l’éternité.
Mais aujourd’hui, ne sachant pas
Jusqu’où va l’aile incertaine du temps,
J’en suis toute agacée, lutine abeille
Qui a peur de piquer.

Emily DICKINSON, (poétesse américaine, 1830-1886), Emily Dickinson, Seghers.




Loin de l’humaine saison


(fragment)

J’ai peur de songer à ma face
Où le regard de tant de morts
Appuya ses pinceaux précis.
Est-ce le jour et la surface
?

Est-ce bien toi, envers du monde,
Sourire faux des antipodes
?
Et vous oiseaux de la terre,
Et vous oiseaux de la lune
Qui lui faites son halo
?

Ô lumière de jour, lumière d’aujourd’hui
C’est ton fils qui revient éclaboussé de nuit.

Alentour le soleil brille
: je suis dans un cône d’ombre,
Mes vêtements ont vieilli de plus de six cents années
Le ciel lui-même est usé qui sous mes yeux s’effiloche
Et voici les anges morts dans leurs ailes étonnées.
Il ne reste que l’oubli
Sur la planète immobile
De l’oubli à ras de terre
Empêchant toute chaumière
L’herbe même de pousser
Et le jour d’être le jour
L’alouette en l’air est morte
Ne sachant comme l’on tombe.

Et vous, mes mains, saurez-vous
Toucher encore mes paupières
?
Mon visage, mes genoux
Sortent du fond de la Terre.
Suis-je différent des pierres
?

Jules SUPERVIELLE, (1884-1960), Gravitations, Gallimard.



La nuit surtout
(fragment)

Qu’est-ce que j’aurai gagné à être éternel?
Les lunes et les siècles passeront
Un million d’années ce n’est rien
Mais ne plus avoir ce tremblement de la main
Qui se dispose à cueillir des œufs dans la haie
Plus d’envie plus d’orgueil tout l’être satisfait
Et toujours la même heure imbécile à la montre
Plus de départs à jeun pour d’obscures rencontres
Je me dresse comme un ressort tout neuf dans mon lit
Je suis debout dans la nuit noire et je m’agrippe
À des lampions à des fantômes pas solides
Où la lucarne
? Je veux fuir! Où l’écoutille?
Et je m’attache à cette étoile qui scintille
Comme un silex dans le flanc
Ivrogne de la vie qui conjugue au présent
Le liseron du jour et le fer de la grille.

René-Guy CADOU, (1920-1951), Les Biens de ce monde, Seghers.





Chanson du faible espoir de finir en beauté

(fragment)
À Paul Gilson

Souviens-toi souviens t’en
souviens-t’en souviens-toi
ne te souviens que de moi
dans l’herbier du temps
Viens Metje la blonde
nous sommes seuls au monde
et le destin
orgue de foire
orgue à bouteilles
orgue à tiroirs
rémoule sans fin
comme une petite gare
à onze heures du soir
le rouleau perforé de notre
histoire

Armand LANOUX, Le photographe délirant, Seghers.




La vie passée…


La vie passée est une feuille sèche, craquelée, sans sève ni chlorophylle, criblée de trous, éraillée de déchirures, qui, mise à contre-jour, offre tout au plus le réseau squelettique de ses nervures minces et cassantes. Il faut certains efforts pour lui rendre son aspect charnu et vert de feuille fraîche, pour restituer aux événements ou aux incidents cette plénitude qui comble ceux qui les vivent et les garde d’imaginer autre chose.

Marguerite YOURCENAR, (née en 1903) Souvenirs pieux, Gallimard.




La branche d’amandier



De l amandier tige fleurie,
Symbole, hélas
! de la beauté,
Comme toi, la fleur de la vie
Fleurit et tombe avant l été.

Qu’on la néglige ou qu’on l’accueille,
De nos fronts, des mains de l’amour,
Elle s’échappe feuille à feuille,
Comme nos plaisirs jour à jour.

Savourons ses courtes délices
;
Disputons-les même au zéphyr,
Épuisons les brillants calices
De ces parfums qui vont mourir.

Souvent la beauté fugitive
Ressemble à la fleur du matin
Qui, du front glacé du convive,
Tombe avant l’heure du festin.

Un jour tombe, un autre se lève
;
Le printemps va s’évanouir
;
Chaque fleur que le vent enlève
Nous dit
: Hâtez-vous d’en jouir.

Et, puisqu’il faut qu’elles périssent,
Qu’elles périssent sans retour
!
Que les roses ne se flétrissent
Que sous les lèvres de l’amour.

Alphonse de LAMARTINE, (1790-1869), Les Méditations, Garnier.



La dame Pavot nouvelle épousée



La dame pavot, nouvelle
épousée
a demandé à son mari
Quelle est l’année
?
Quel est le mois?
Quelle est la semaine?
Quel est le jour
?
Quelle est l’heure?
Et son mari a répondu
- Nous sommes en l’an 40
nous sommes au mois de
Juillobre
semaine des quatre jeudis
jour de gloire
midi sonne
Belle année, agréable mois,
charmante semaine
jour merveilleux
Heure délicieuse

Robert DESNOS, (1900-1945), Le parterre d’Hyacinthe, in Destinée arbitraire, N.R.F.




Dans le siècle


S’intéresser à la peinture,
lire des vers de Jean Lescure,

d’Emmanuel, Lanza, Masson,
C’est suffisant — passons, passons.

Travailler tôt, travailler tard
être écrivain chez Gallimard,

changer d’hôtel, une machine
à écrire sur son échine.

La machine est louée au mois
si je pouvais sortir du Moi,

y revenir, en ressortir,
libre de vivre et de mourir
!

Depuis déjà combien d’années
?
La fleur des jours est bien fanée.

Henri THOMAS, (né en 1912), Le Monde absent, Gallimard.




L’héritage et la descendance



Et ce fut lorsqu’il vint
un oiseau d’éternité
qui longtemps se changea en crépuscule

cet oiseau aujourd’hui
avec la mémoire venu d’ailleurs
il vole dans les pas de l’homme

derrière la herse des soleils

Inutile de rebrousser vie
par des chemins qui hantent les lointains
demain nous empoigne dans son rétroviseur
nous abîmant en limaille dans le futur déjà

et j’ai hâte à il y a quelques années
l’avenir est aux sources

(Où, quand
?) il arrive quand même
qu’une femme émerge de sa blancheur
dans les parages de l’éternité passagère
malgré l’horizon plus bas que notre monde

le temps (lorsque) de naître
éphémère éternité

Par cet hiver qui exulte
dans la chasse-galerie des paroles
ici et là l’errance immobile
sur la trame de l’insu soudaine
où s’allume la lignée des ancêtres
Dans le regard d’enfance
l’horizon du futur antérieur…

l’éternité aussi a ses racines
éternité (éternité)
jusque dans l’héritage demain
ma Fou de Bassan des yeux

dans l’âge plus nu
que la plus que pierre opaque
J’ai enfin rejoint mes chemins naturels
les paysages le bordant en sens contraire

j’avance quelques mots
quelqu’un les répète comme son propre écho
dans la floraison du songe
Emmanuelle ma fille
je te donne ce que je réapprends

(poète canadien, né en 1929),




Le futur ferme l’œil


Le futur ferme l’œil sur les fléaux anciens.
Le sang sèche à la porte comme un fruit.
La mémoire fuit
et voici les miroirs au tain vierge
qui s’avancent vers nous
toute image renouvelée.

Roland GIGUERE, Forêt vierge folle, L’Hexagone.




Le mur
À la mémoire de Caryl Chessman

La nuit, l’amère, et puis le mur. Le mur,
Le temps s’arrête au pied du mur, mille ans de mur,

Mille milliards d’années de murs, de primevères
Et de soleils d’été, d’hiver de feu, de glace.

Le souffle des saisons s’arrête au pied du mur
Où l’image du ciel tout à coup se renverse,

Où la terre en plein front m’aveugle comme un masque,
Le masque de la terre et de l’eau que j’essuie,

Que je mêle à mon sang comme un ruisseau de boue.
Déjà la mort est longue et le temps se détruit,

La chaleur comme un feu lentement se dénoue,
L’ombre saigne entre deux soleils la fin du monde,

Et le noir m’envahit, tourne comme une roue.
Corbeaux, vague de corbeaux lents, charbons de nuit,

Le bruit plus lourd que mille cloches de vendanges
Soudain granit où je me pétrifie

Jean-Pierre SCHLUNEGGER, (1925-1964), La pierre allumée, in Œuvres, Éd. Rencontre.




La dernière pomme

(fragment)

La dernière pomme
qui la cueillera
?
la dernière pomme
qui la mangera
?
à l’heure noire des dernières mouches
quand la terre se couvrira d’ombre
sous la cendre des dernières colères
la dernière pomme
qui la mangera
?….
qui de nous sera
le dernier Adam
et la dernière Ève
la dernière dent
la dernière fève…
qui de nous sera
le dernier serpent
ou le dernier rat…
la dernière pomme
qui la mangera
?
la dernière pomme…
qui la cueillera
?
d’une main tremblante et froide
quand la mer reprendra sa place
ne laissant de terre aucune trace
la dernière pomme
qui la croquera
?
- non, ce n’est pas vous…
- non, ce n’est pas moi…

Marcel SAINT-MARTIN, (né en 1922), Absent pour la journée, Éd. de Saint-Germain-des-Prés.




Compte à rebours


À cent toises sous le sol
à cent brasses sous la mer
se tient celui qui compte
nos secondes de dix à zéro.

J’en ai pour une demi-heure à fumer
ma pipe,
si elle ne s’éteint pas.
Ma tête tiendra bien le coup
une trentaine d’années,
et ce clou que j’enfonce dans le
mur
bien le double.
S’il ne prend pas feu
le papier où j’écris ceci
jaunira sans être lu
sauf peut-être dans très longtemps.
Quant au perron de pierre
il ne s’effritera pas facilement.

Plus longtemps que tout cela
et même plus longtemps que tout
(à l’exception de la mer
la terre, la mousse
et certains phénomènes célestes)
durera l’homme
:
Jusqu’à ce que
celui qui dans les profondeurs se
tient
ait compté nos secondes
de dix à zéro.

Hans ENZENSBERGER, (poète allemand, né en 1929), Écriture Braille, in Poésies, Gallimard.




Quand le temps prendra fin


Quand le dernier des voyageurs distraits
aura terminé son temps de solitude,
le dernier de ses vingt mille jours
sous contrat
sa vingtième et dernière minute d’étude

Quand la rose dernière et la dernière
amibe
cesseront d’exister — dans l’instant
identique au jardin, au fond de l’océan -
de conjuguer au temps futur le temps
présent
pour tout édifice à venir des scribes.

Quand le bras n’ira plus chercher, la nuit,
dans l’ombre
l’autre bras, la bouche l’autre bouche, les
yeux des Eyptes sans âge ni nombre,

Quand le bois mort n’ira plus au feu,

Quand le poids de la fin non-comprise,
le poids
cessera de peser pour la première fois,

Quand le temps, notre temps, prendra
fin.

Jean TORDEUR, (poète belge, né en 1920) Conservateur des charges, Seghers.




Huit chansons reverdies
dont quatre pleurent
et quatre rient

(fragment)

La nuit

Et maintenant c’est la dernière
Et la voici et toute en noire,
Et maintenant c’est la dernière
Ainsi qu’il fallait la prévoir,

Et c’est un homme au feu du soir
Tandis que le repas s’apprête
Et c’est un homme au feu du soir
Qui mains croisées baisse la tête,

Or pour tous alors journée faite
Voici la sienne vide et noire
Or pour tous alors journée faite
Voici qu’il songe à son avoir,

Et maintenant la table prête
Que c’est tout seul qu’il va s’asseoir,
Et maintenant la table prête
Que seul il va manger et boire,

Car maintenant c’est la dernière
Et qui finit au banc des lits
Car maintenant c’est la dernière
Et que cela vaut mieux ainsi.

Max ELSKAMP, (poète belge, 1862-1931), in Pierre Seghers, Le livre d’or de la poésie française, Marabout.