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Anthologie de poèmes sur le thème de l’Eau


LES TROIS FONTAINES

Bardes de la primitive nature,
selon les lois de vos maîtres,
dites les grands secrets
du monde que nous habitons.

Voici un animal formidable
qui surgit de la cité de Satan.
Il a fait irruption
entre les profondeurs de la terre.

Sa bouche est aussi large
que la montagne de Mynnau.
La mort ne peut le vaincre,
ni une main, ni une épée.

Il y a neuf mille roches
entre ses deux pattes.
Un œil est en sa tête,
éclatant comme de la glace bleue.

Trois fontaines il y a
en ses réceptacles,
abondantes autour de lui
et coulant à travers lui.

Ce sont les cornes humides
du dispensateur des eaux.
Voici ce que sont ces trois fontaines jaillies
de la profondeur centrale !

La première est issue de l’eau salée
quand elle s’élève dans les airs
parmi les mers fluctuantes
pour y fondre ses courants.

La seconde est celle qui, naturellement,
s’abat sur nous
lorsqu’il pleut
à travers les atmosphères sans bornes.

La troisième est celle qui jaillit
des veines des montagnes
comme un bouquet d’un rocher
dispensé par le roi des rois.

TALIESIN in Les grands Bardes Gallois, Ed. Falaize
(barde gallois, 6e siècle)


LE LAC

Si près qu’ils approchent du lac, les hommes n’en deviennent pas pour ça grenouilles ou brochets.
Ils bâtissent leurs villas tout autour, se mettent à l’eau constamment, deviennent nudistes… N’importe. L’eau traîtresse et irrespirable à l’homme, fidèle et nourrissante aux poissons, continue à traiter les hommes en hommes et les poissons en poissons. Et jusqu’à présent aucun sportif ne peut se vanter d’avoir été traité différemment.

Henri MICHAUX, La Nuit remue, Gallimard
Né à Namur en 1899



POISSON

Les poissons, les nageurs, les bateaux
Transforment l’eau.
L’eau est douce et ne bouge
Que pour ce qui la touche.

Le poisson avance
Comme un doigt dans un gant,
Le nageur danse lentement
Et la voile respire.

Mais l’eau douce bouge
Pour ce qui la touche.
Pour le poisson, pour le nageur, pour le bateau
Qu’elle porte
Et qu’elle emporte.

Paul ÉLUARD, Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux (1920)
in Poèmes, Le Livre de Poche
(poète français, 1895-1952)



IL PLEUT

Averse averse averse averse averse averse
Pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !
gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau
parapluie, ô parapluie ô paraverse ô !
paragouttes d’eau paragouttes d’eau de pluie
capuchons pèlerines et imperméables
que la pluie est humide et que l’eau mouille et mouille !
mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau
mouille l’eau et que c’est agréable agréable agréable
d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides
tout humides d’averse et de pluie et de gouttes
d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte
pour protéger les pieds et les cheveux mouillés
qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser
à cause de l’averse à cause de la pluie
à cause de l’averse et des gouttes de pluie
des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse
cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie

Raymond QUENEAU, Les Ziaux, in Si tu t’imagines, N.R.F.,
Le Point du Jour
(poète français, 1903 — 1976)



LES CASCADES


Les cascades dansaient là-bas
Comme de blancs chevaux fougueux,
La crinière pleine d’écume et d’arcs-en-ciel.

Mais, patatras, au bord du précipice
Les voilà tombes sur leurs jambes de devant :
Cassées, oh, blanches jambes.

Et ils sont morts au pied du rocher.
Désormais dans leurs yeux éteints
Se reflète le ciel, glacé.

Ismaïl KADARÉ in La nouvelle poésie albanaise, P.J. Oswald.
(poète albanais, né en 1936)



LA SOURCE

Voici jaillir tes simples eaux,
Extase encore des ténèbres ;
Au pied d’un saule une fenêtre…
Et c’est la mer et ses vaisseaux.

L’anguille qui déjà repart
Promène un songe dans l’espace ;
Jusqu’aux frontières des Sargasses,
Elle aimera dans ton miroir.


Tu roules les saisons du cœur,
Belle avalanche des vallées,
Neige lascive délivrée
Des hauts sommets de ton bonheur.

Tu viens de plus loin que le vent,
Que l’ombre et ses troupeaux nomades ;
Mais tu sais bien que ta croisade
Est vanité sur l’océan.

Au pied d’un saule, ô simples eaux,
Rêvez quand même de vaisseaux.

Edmond VANDERCAMMEN, L’Étoile du Berger, in Le Livre d’or des poètes (tome 2) Seghers
(poète belge, né en 1901)



LA RIVIÈRE ENDORMIE


Dans son sommeil glissant l’eau se suscite un songe
un chuchotis de joncs de roseaux d’herbes lentes
et ne sait jamais bien dans son dormant mélange
où le bougeant de l’eau cède au calme des plantes

La rivière engourdie par l’odeur de la menthe
dans les draps de son lit se retourne et se coule
Mêlant ses mortes eaux à sa chanson coulante
elle est celle qu’elle est surprise d’être une autre

L’eau qui dort se réveille absente de son flot
écarte de ses bras les lianes qui la lient
déjouant la verdure et l’incessant complot
qu’ourdissent dans son flux les algues alanguies

Claude ROY, Poésies, Gallimard.
(poète français, né en 1915)


On remarquera au vers 8 la coupe syntaxique au milieu du vers (avant « surprise »).



La vague

Pour se faufiler
Dans l’étroit canal
Oui menait au port avant les bassins,

Elles se pressaient, tes vagues,
Lors de la marée,
Elles se bousculaient.

Elles avaient besoin
Que l’interminable
Soit fini pour elles.

GUILLEVIC, Carnac, Gallimard
(poète français, né en 1907)



D’UNE FONTAINE


Cette fontaine est froide, et son eau doux-coulante,
À la couleur d’argent, semble parler d’amour :
Un herbage mollet reverdit tout autour,
Et les aulnes font ombre à la chaleur brûlante.

Le feuillage obéit à Zéphyr qui l’évente,
Soupirant, amoureux, en ce plaisant séjour ;
Le soleil clair de flamme est au milieu du jour,
Et la terre se fend de l’ardeur violente.

Passant, par le travail du long chemin lassé,
Brûlé de la chaleur, et de la soif pressé,
Arrête en cette place où ton bonheur te mène.

L’agréable repos ton corps délassera,
L’ombrage et le vent frais ton ardeur chassera,
Et ta soif se perdra dans l’eau de la fontaine.

Philippe DESPORTES in Anthologie de Ronsard et de son école, Delagrave
(poète français, 1546-1606)


On pourra comparer ce poème aux deux poèmes que Ronsard consacra à la fontaine Bellerie (in « Odes »).



PRIÈRE A L’OCÉAN
(extrait)

Aux pêcheurs de Camaret

Océan :
Divinité de houles et de houles sur des gouffres et des gouffres, Irascible énergie à la voix de cornoc,
Monstre glauque, semblable à quelque énorme gueule de baudroie suivie d’une incommensurable queue de congre,
Masse mouvante avec, pour âme, cette lame sourde jaillissant en lave d’un puits abyssal,
Époux de la Tempête aux griffes de noroît et cheveux de suroît,
Génie double qui souque ta victime entre vent-arrière et vent-debout,
Démon de verre cassant des vaisseaux comme on casse des noix,
Ogre aux dents de récif qui croque des tas d’hommes comme sur la terre nous croquons des pommes,
Nappe d’orgie sur quoi les flottilles sont les friandises, les escadres, les gigots,
Insondable estomac où se digèrent les naufrages dont les épaves rares sur les flots figurent les os,
Diaphragme innombrable au muscle soulevé depuis les tréfonds inconnus jusqu’à l’éclair des nues,
Jungle liquide des sautes-de-vent accouplées aux brisants,
Harpagonie de trésors engloutis,
Joute des aventures d’or et des squales d’acier,
Cimetière dansant où les péris se heurtent, I’alliance au doigt.
Farouche pêle-mêle où tout se trouve — sauf un cœur, Océan…

Océan :

Ciel à l’envers,
Hublot de l’enfer,
Quelqu’un de formidable parmi tous les êtres,
Chose la plus grande parmi tant de choses,
Geste le plus vaste d’entre tous les gestes,
Majesté la première au rang des majestés,
Océan,
Catastrophe constante,
Agrégat de tourmentes,
Tragédie sans fin,
Oh fais taire tes orgues barbares du large !
Haut sur sa dune aux immortelles d’or
Un poète te parle !

SAINT-POL-ROUX, Pages retrouvées, Mercure de France
(poète français, 1861-1940)



DERNIERS SOUPIRS D’UN PARNASSIEN


Klop, klip, klop, klop, klip, klop.
Goutte à goutte égrenant son rythmique sanglot
Aux vasques du bassin où l’eau dort immobile
Un jet d’eau trouble seul la nuit calme et tranquille.
Quel silence ! On dirait que ce globe assoupi
Sur des flots de velours glisse dans l’infini.
Là-haut, criblant l’Espace à des milliards de lieues,
Pèlerins ennuyés des solitudes bleues,
Sans souci des martyrs qui grouillent sur leurs flancs,
Enchevêtrant sans fin leurs orbes indolents,
— Oasis de misère ou cadavres de mondes —
Les sphères d’or en chœur circulent vagabondes.
Mon être, oublions tout ! lâchons les rênes d’or
Aux contemplations éployant leur essor
Les strophes en mon sein battent déjà de l’aile…
À quoi bon les plier dans un mètre rebelle !
Je ne veux rien savoir, le vertige énervant
Me berce dans les plis de son gouffre mouvant…
Je me fonds doucement… Je suis mort, rien… je doute
Si j’entends le jet d’eau ponctuer goutte à goutte
Le silence éternel d’un rythmique sanglot
Klop, klip, klop, klop, klip, klop…

Bibliothèque Sainte-Geneviève (21 avril 1880)

Jules LAFORGUE, Poésies complètes, Le Livre de Poche.
(poète français, 1860-1887)



TRISTESSE AU CANAL DE L’ERDRE


Où donc est le bel Erdre ? — Sous un tunnel. — Tant pis ! (Ubu-z-aurait dit : M…) — Un canal assoupi

le remplace, et je l’aime, dans sa lente langueur d’eau longue où les toueurs et chalands ont la flemme.

Las ! cet enjoué ton ne convient à ces tristes convoyeurs, sur l’eau lisse, de thon ou de coton.

Mélancolie, ô mère de toutes mes pensées ! Richesses et misères frissonnent renversées,

leurs images du moins, dessus l’onde que glace un vieux soleil chafouin sorti de nues qui passent.

Richesses des usines ! Misère des foyers ! Ce canal assassine mon vieux cœur ouvrier.

Vieux soleil et vieux cœur, entendez-vous quand même pour aimer ces lueurs d’un canal miroiteur

où je me mire, blême.

Paul FORT, Ballades Nantaises in Vive Patrie ! (tome Xlll) Flammarion
(poète français, 1872-1951)



La soif

C’est au bord de la route ensoleillée,
dans le tronc d’arbre creux depuis longtemps changé
en auge, et qui renouvelle sans bruit
son eau intérieure, que j’abreuve

ma soif : en absorbant par les poignets
la venue, la gaieté de l’eau.
Boire me serait trop déjà, et trop distinct ;
mais ce geste d’attente fait monter
à ma conscience l’eau claire.

Ainsi, serais-tu là, ne faudrait-il,
- pour me désaltérer, que mes mains posées à peine
ou sur la courbe de ta jeune épaule,
ou sur le gonflement de tes deux seins.

Rainer Maria RILKE, Poèmes épars. (1907-1926) in Poésie (Ed. du Seuil)
(poète autrichien, 1875-1926)



La fécondité

La terre est toute creusée dedans, et pleine de veines et de cavernes par lesquelles les eaux, sortant de la mer, vont et viennent parmi la terre, et sourdent dedans et dehors, selon que les veines les mènent çà ou là, comme le sang de l’homme qui s’épand par ses veines, au point d’irriguer tout le corps en amont et en aval.

Brunetto LATINI, Le Trésor, in Trésor de la Poésie populaire, Seghers
(poète florentin, 1212-1294)



CHANSONS DU DJOLIBA
(extrait) Musique : Kairaba

Coule donc Djoliba, vénérable Niger, passe ton chemin et poursuis à travers le monde noir ta généreuse mission. Tant que tes flots limpides rouleront dans ce pays, les greniers ne seront jamais vides, et chaque soir, les chants fébriles s’élèveront au-dessus des villages pour égayer le peuple malinké. Tant que tu vivras et feras vivre nos vastes rizières, tant que tu fertiliseras nos champs et feras fleurir nos plaines, nos Anciens couchés sous I’arbre à palabres te béniront toujours.
Coule et va plus loin que toi-même à travers le monde entier étancher la soif des inassouvis, rassasier les insatiables et dicter, sans mot dire comme d’habitude, à l’Humanité, que le bienfait désintéressé est le seul qui vaille, le seul qui, absolument, signifie.

Fodeba KEITA in Anthologie africaine et malgache, Seghers
(poète guinéen, né en 1921)




A BALLAD AT PARTING (extrait)
…………………………………………………..
À la mer qui m’a nourri, à la Manche verte et écumeuse, mon cœur est attaché plus solidement qu’à rien au monde ; elle dévoile pour moi une poitrine généreuse, elle entonne pour moi le plus solennel des chants d’amour, elle ordonne pour moi que le soleil répande plus généreusement l’éclat de sa lumière et fait sonner pour moi l’impétueuse trompette dont les accents me sont si doux.
…………………………………….

SWINBURNE in Lafourcade, La jeunesse de Swinburne.
(poète anglais, 1837-1909)


Illustrant avec précision cet appel de l’élément au point qu’il réclame un don total, Swinburne a écrit encore :
« Ô mer, tu m’es plus chère que les convoitises mêmes de l’amour, tu es une mère pour moi. »
Et : « 
Je n’ai jamais pu être sur l’eau sans souhaiter être dans l’eau. »
Et encore, alors âgé de 52 ans : « 
Je courus comme un enfant, arrachai mes vêtements, et je me jetai dans l’eau. Et cela ne dura que quelques minutes, mais j’étais dans le ciel ! »



CHAPITRE PREMIER
(extrait)

…………………………………… …………..
Ii plongea sa main dans la vasque et humecta ses lèvres. Ce fut comme si un souffle spirituel le pénétrait : au plus profond de lui-même il sentit renaître la force et la fraîcheur.
Il lui prit une envie irrésistible de se baigner : il se dévêtit et descendit dans le bassin. Alors il lui sembla qu’un des nuages empourprés du crépuscule l’enveloppait ; un flot de
sensations célestes inondait son cœur ; mille pensées s’efforçaient, avec une volupté profonde, de se rejoindre en son esprit ; des images neuves, non encore contemplées, se
levaient tout à coup pour se fondre à leur tour les unes dans les autres et se métamorphoser autour de lui en créatures visibles ; et chaque ondulation du suave élément se pressait doucement contre lui, comme un sein délicat. Le flot semblait avoir dissous des formes charmantes de jeunes filles qui reprenaient corps instantanément au contact du jeune homme.

NOVALIS, Henri d’Ofterdingen, Ed. Montaigne.
(Friedrich Leopold von Hardenberg, dit ; poète allemand, 1772-1801)


Bachelard remarque : « Au lieu de dire que Novalis est un Voyant qui voit l’invisible, nous dirions volontiers que c’est un touchant qui touche l’intouchable, l’impalpable, l’irréel. Il va plus au fond que tous les rêveurs. Son rêve est un rêve dans un rêve, non pas dans le sens éthéré, mais dans le sens de la profondeur. Il s’endort dans son sommeil même, il vit un sommeil dans le sommeil. Oui n ! a pas désiré, sinon vécu, ce deuxième sommeil, dans une crypte plus cachée ? Alors les êtres du rêve s’approchent davantage de nous, ils viennent nous toucher, ils viennent vivre dans notre chair comme un feu sourd. » (op. cit.)



Des branchies je voudrais avoir
pour me marier, oui, me marier.
Ma fiancée vit dans la mer
et jamais je ne peux la voir.

Plante, plante, ma fiancée dès l’aube,
les vallées saines.
Cultive aussi, ma fiancée
toutes les plaines sous marines !

Jamais je ne pourrai te voir,
jardinière, dans tes jardins
dans tes blancs jardins du matin !

Rafael ALBERTI, Le Marin à terre. (1924) (Seghers)
(poète espagnol, né en 1902)



SCÈNE
(extrait)

……………………………………
Ô miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine,
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

Stéphane MALLARME, Hérodiade, in Poésies. (Gallimard)
(poète français, 1842-1898)


L’expérience poétique conduit l’homme du miroir à l’eau, de l’objet à la matière : on ne rêve profondément qu’avec des matières.



CANTATE DU NARCISSE
(extrait)

……………………………………
L’eau tranquille m’attire où je me tends mes bras :
À ce vertige pur je ne résiste pas.
Que puis-je, ô ma Beauté, faire que tu ne veuilles ?
Je foule pour me joindre et mon ombre et les feuilles,
Je ressens tout le prix de chacun de mes pas.
Ô Narcisse, ô Moi-même, ô Même qui m’accueilles
Par tes yeux dans mes yeux, délices de nos yeux,
Je froisse l’or bruyant des roseaux radieux
Que presse le doux poids de ma chair précieuse,
Pour te voir de plus près et me sourire mieux…

……………………………………
Mais, Rose de l’Onde,
Si je baise, ô Bouche,
La Nappe de l’Onde
Mon souffle effarouche
La face du monde…
Le moindre soupir
Que j’exhalerais
Me viendrait ravir
Ce que j’adorais
Sur l’eau bleue et blonde,
Et cieux et forêts
Et Rose de l’Onde…
…………………………………….

Paul VALERY, Mélange, Gallimard
(poète français, 1871-1945)



NARCISSE

Enfant.
Tu vas tomber dans le fleuve !

Au plus profond il y a une rose,
et dans la rose un autre fleuve.

Regarde cet oiseau ! Regarde
cet oiseau jaune !

Mes yeux sont tombés
dans l’eau.

Mon Dieu !
Il glisse ! Enfant !

… et dans la rose il y a moi-même.

Quand il se fut perdu dans l’eau,

Je compris. Mais je n’explique pas.

Federico Garcia LORCA, Chansons (1921-1924)
in
Anthologie poétique
(Ed. Charlot)
(poète espagnol, 1899-1936)



OPHÉLIE


Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
— On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
— Un chant mystérieux tombe des astres d’or.


Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits

C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
— Et l’infini terrible effara ton œil bleu !

— Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

15 mai 1870

Arthur RIMBAUD, Poésies, Mercure de France
(poète français, 1854-1891)



LE LAC

Au printemps de mes ans je reçus le partage
De hanter ici-bas un lieu du vaste monde
Que je ne pouvais pas moins aimer que mon âge —
Tant séduisante était la tristesse profonde
D’un lac sombre, encerclé de rochers ténébreux
Et de grands pins, comme des tours jusques aux cieux.

Mais quand la Nuit avait jeté sa lourde cape
Sur ces régions sans étapes,
Lorsque passait le vent mystique
Murmurant sa douce musique —
Alors — alors j’entrouvrais ma paupière
Sur la terreur de ce lac solitaire.

Car cette horreur n’était point de la peur,
Mais bien délices lumineuses —
Le sentiment dont une mine précieuse
Ne pourrait enseigner ou séduire mon cœur —
Ni l’Amour — quand l’Amour serait le tien, ma sœur.

La Mort veillait au fond de l’onde empoisonnée.
Et dans son gouffre un sépulcre béant
Attendait qui viendrait, volonté forcenée
S’y consoler de pensers solitaires —
Cet exilé dont l’âme oserait faire
Un Eden de ce lac troublant.

Edgar Allan POE, Poèmes, Mercure de France
(poète américain, 1809-1849)


Bachelard remarque : « La nuit, au bord de l’étang, apporte une sorte de peur humide qui pénètre le rêveur et le fait frissonner. […] La nuit omniprésente, la nuit qui ne dort jamais éveille l’eau de l’étang qui dort toujours. […] La gorge se serre, les traits se convulsent, se gèlent dans une horreur indicible. Quelque chose de froid comme l’eau s’applique sur le visage. Le monstre, dans la nuit, est une méduse qui rit. » (op. cit.)
Et Claudel : « La nuit nous ôte notre preuve, nous ne savons plus où nous sommes… Notre vision n’a plus le visible pour limite, mais l’invisible pour cachot, homogène, immédiat, indifférent, compact. »




Je regarde la mer qui toujours nous étonne
Parce que, si méchante, elle rampe si court,
Et nous lèche les pieds comme prise d’amour,
Et d’une moire en lait sa bordure festonne.

Lorsque j’y veux plonger, son champagne m’étouffe,
Mes membres sont tenus par un vivant métal ;
Tu sembles retourner à ton pays natal,
Car Vénus en sortit sa fabuleuse touffe.

Ce poison qui me glace est un vin qui t’enivre.
Quand je te vois baigner je suis sûr que tu mens ;
Le sommeil et la mer sont tes vrais éléments…
Hélas ! tu le sais trop, je ne peux pas t’y suivre.

Jean COCTEAU, Plain-Chant (1923), Stock.
(poète français, 1899-1963)


Au sujet du poète qui est en proie à une mort plus vivante que lui, Roger Lannes a écrit : « Plain-Chant énonce et dénonce le drame d’être double en soi, et de mal connaître cet étranger alors qu’il se repaît de vous tandis qu’on l’adore, le drame d’avoir en un seul destin des forces qui vous déchirent et finalement se fuient :
Je mourrai, tu vivras, et c’est ce qui m’éveille !, in Jean Cocteau, éd. Seghers.