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Hippolyte Rigault
LES JOUETS D'ENFANTS
Conversations littéraires et morales, Paris, Charpentier, 1859


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Hippolyte Ange Rigault (1821-1858) est un écrivain français né à Saint-Germain-en-Laye. Ancien élève de l'École normale supérieure, il fut professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand et suppléant au Collège de France à la chaire d'éloquence latine.
Il collabora notamment comme critique littéraire à la
Revue de l'instruction publique où, vers la même époque, écrivaient Hippolyte Taine, Edmond About et Alfred Assollant.
En 1853, Antoine-Isaac Silvestre de Sacy appelait le jeune professeur au
Journal des débats qui était alors, au regard du gouvernement, une feuille subversive. Gustave Rouland, ministre de l'Instruction publique, mit le jeune maître en demeure d'opter entre sa chaire au Collège de France et son journal. Hippolyte Rigault choisit le journal.
Hippolyte Rigault est l’oncle de l'écrivain Raymond Roussel





Les jouets d’enfants

Je suis un peu de l'avis de Démocrite : il n'y a de sérieux que ce qui le paraît pas. J'ai rencontré au Palais de l'industrie des gens scandalisés de voir la foule déserter les vitrines sérieuses, et faire queue devant les jouets d'enfants. Pour moi, je m'étonne seulement que la queue ne soit pas plus longue. Les jouets d'enfants sont, avec l'imprimerie, une des parties les plus graves de l'Exposition. On les croit frivoles, parce qu'on les prend pour des plaisirs. Ce sont des plaisirs, en effet, mais ce sont aussi, comme les livres, des moyens d'éducation ; ils aident à former l'homme, et, après tout, quoiqu'on fasse aujourd'hui de bien belles machines, l'homme est encore ce qu'on a inventé de plus intéressant.

Il a paru, il y a quelque temps, un ouvrage dont l'auteur proposait de commencer l'éducation de l'homme avant sa naissance. Cela a semblé généralement prématuré, et d'une exécution difficile. Mais quand l'enfant est né, quand son âme est éclose, quand son esprit jette les premières lueurs, quand ses lèvres essayent les premières paroles et ses pieds tremblants les premiers pas, l'éducation morale et physique doit commencer : tout le monde est d'accord là-dessus, même les peuples sauvages, qui écrasent le nez des poupons de six mois pour les rendre plus beaux, et leur serrent la tête entre deux planches pour leur allonger le crâne et les rendre plus spirituels. Chez les peuples civilisés où l'éducation prend les formes non de la torture, mais du plaisir, les jouets peuvent avoir un rôle important et aimable, et, en général, on n'y songe pas assez. Les faiseurs de traités d'éducation s'estiment trop grands seigneurs pour s'occuper de ces bagatelles ; les grands esprits eux-mêmes, qui savent qu'il n'y a pas de bagatelles quand il s'agit de l'enfance, ont oublié le chapitre des joujoux ; il a échappé au Tasse, dans son
Père de Famille ; à Rabelais, dont le Gargantua, un jeune colosse, ne sait jouer qu'à la paume ; à Rousseau, dont l'Émile, un petit philosophe, ne joue presque jamais.

C'est une lacune de la pédagogie. Les enfants méritent cependant qu'on s'occupe un peu plus de leurs plaisirs. On croit avoir tout fait quand on a inventé des jouets qui les amusent sans blesser leurs mains délicates. Ce n'est pas assez. Les babys eux-mêmes sont des personnages plus avancés qu'on ne croit. Ils ont de l'esprit avant de parler ; leurs yeux perçoivent déjà les formes diverses des objets, même quand ils errent sans paraître capables de se fixer ; leurs oreilles sont déjà sensibles à la différence des sons, même quand ils ont l'air de ne pas reconnaître la voix maternelle. Quel est le premier jouet qu'on met entre leurs mains ? Un hochet. J'en ai vu de charmants en ivoire, en argent, en vermeil, ciselés avec un art exquis ; mais, l'avouerai-je ? Le plus beau hochet me révolte. Je ne me plains pas, comme Addison, qu'en donnant à l'enfant l'habitude du mouvement et de l'agitation, le hochet développe en lui les facultés actives au préjudice des facultés contemplatives. L'homme est né pour agir ; il n'y a pas de mal qu'il s'y accoutume de bonne heure. Mais pourquoi de ce bonhomme de métal, le premier ami de l'enfant, fait-on presque toujours un être difforme, bossu par-devant et par-derrière, avec une bouche qui se fend, un nez qui se recourbe et qui va rejoindre le menton ? La première imitation de la nature qui frappe les yeux de l'enfant, c'est la figure d'un monstre. Il fait connaissance avec l'art par l'entremise du laid. Il semble qu'on se hâte de révéler la laideur à ses yeux étonnés qui viennent de s'ouvrir, comme s'ils n'avaient pas le temps, un jour, de la contempler. Je sais que je contredis ici l'opinion de Rousseau. Il prend soin de présenter à son Émile les animaux les plus laids, sous prétexte de l'aguerrir. On peut, à mon avis, aguerrir l'enfant sans le secours des monstres. Il n'y a pas besoin de le familiariser avec un crapaud, pour l'empêcher de trembler devant un ramoneur. — Ce n'est pas tout. Dans le corps de ce bonhomme cagneux et bossu, on pratique un sifflet aigu dont le son déchire l'ouïe naissante de l'enfant. C'est, dit-on, pour le divertir. Voilà la première idée qu'on lui donne de la musique ! Il débute dans la vie par une fausse note ! Je suis persuadé que, chaque année, l'éducation de l'enfant par un hochet détruit en germe, dans notre pays, une foule de peintres et de musiciens. Montaigne regrette que dans les collèges de son temps, qu'il appelle « de vraies geôles de jeunesse captive », on n'ait pas eu l'idée de dresser de belles statues de la Joie, de Flore et des Grâces, pour environner de bonne heure les jeunes gens des images de la beauté. Je partage les regrets de Montaigne, et je voudrais voir s'élever, sous les arbres de nos lycées, un peuple de statues copiées sur les plus parfaits modèles de la sculpture antique : ce serait une réparation légitime des désastres infinis causés par le hochet.

Je voudrais surtout qu'au lieu de ces affreux visages de magots, dont l'argent et le vermeil font ressortir la difformité, les orfèvres ne fissent plus désormais que de jolies figures, aimables et souriantes, qui éveilleraient chez l'enfant l'idée divine de la grâce. Qui empêche qu'à la place de ces sifflets barbares qui faussent l'oreille et qui vous valent, plus tard, tant de mauvaise musique, on n'insère adroitement, dans les hochets, quelques petits instruments aux sons justes et doux, qui révèlent à l'enfant les premiers secrets de l'euphonie ? Quoi de plus facile, aujourd'hui, que l'industrie, appliquée à la musique, produit des mécaniques harmonieuses d'une perfection si humiliante pour les musiciens ? Quand on invente des pianos automates qui exécutent tout seuls des caprices de Lizst et des fantaisies de Thalberg, on peut faire des hochets qui apprennent la gamme aux petits enfants.

À l'âge du hochet succède l'âge de la poupée. J'ai vu au palais des Champs-Élysées des poupées du premier mérite : elles forment la partie la plus remarquable de l'exposition de joujoux. Ce sont de petits chefs-d’œuvre que les poupées de Madame Béreux, de Madame Testard et de M. Jumeau, quoiqu’elles aient toutes à peu près la même sorte de gentillesse. C’est mon grief contre elles ; il y en a là une vingtaine qui ont la même figure : on dirait un troupeau de sœurs jumelles. Quelques poupées étrangères même ont adopté la figure française, on les prendrait pour une colonie parisienne à l’étranger. Je fais une exception en faveur des petites miss de Madame Montanari, de Londres. Sous leurs capotes rabattues, avec leur apparence de roideur pudique et leur allure aussi empesée que leurs jupes trop courtes, elles ont un air britannique qui m’a charmé. J’aime que les gens aient la figure de leur pays. Mais, Françaises ou étrangères, toutes ces demoiselles ont leurs défauts, et je veux leur dire, avec égards, tout ce que j'ai sur le cœur.

Qu'est-ce qu'une poupée, s'il vous plaît ? Ce n'est pas une chose ni un objet ; c'est une personne, c'est l'enfant de l'enfant. Celui-ci lui prête par l'imagination la vie, le mouvement, l'action, la responsabilité. Il la gouverne, comme il est gouverné lui-même par ses parents ; il la punit ou la récompense, l'embrasse, l'exile ou l'emprisonne, selon que la poupée a bien ou mal agi ; il lui impose la discipline qu'il subit ; il partage avec elle l'éducation qu'elle reçoit. Rien de meilleur que ces applications spontanées de l'idée du bien et du mal, rien de plus propre à développer la conscience morale de l'enfant. C'est la moitié de l'éducation de la petite fille, que cette comédie charmante de maternité jouée par elle à son profit. Voilà le sens philosophique de la poupée.

Aussi tout ce qui rendra plus facile l'illusion volontaire de l'enfant, tout ce qui donnera plus de fondement à son affection et à son autorité maternelle, en faisant de la poupée une personne vraisemblable, tout cela sera un progrès. On a imaginé un mécanisme intérieur qui permet aux poupées de parler. M. Giroux a exposé plusieurs poupées parlantes, et il y en a une dans la vitrine de M. Guillard, qui appelle distinctement son papa, et qui demande cinq cents francs pour cela. C’est faire payer cher un accès de ventriloquie. Je n'attache pas un si grand prix à ce tour de force. L'enfant se charge de faire parler la poupée mieux que tous les mécanismes possibles. L'éducation n'a pas besoin des automates de Vaucanson. Mais ce qui me plaît, c'est de voir aux poupées un corps moins grossier et moins rude. Je leur sais gré de s'être mises au niveau de la science, d'avoir profité des découvertes modernes et de s'être ajusté des articulations mobiles qui leur permettent d'agir, de s'asseoir et de se lever, de s'agenouiller plus aisément que vous et moi.

Quelle différence entre ces antiques poupées à ressorts, roides comme le bois dont elles étaient faites, et ces babys flexibles de M. Arnaud, souples comme le caoutchouc qui leur sert de muscles et de nerfs ! Comme je félicite les poupées contemporaines d'avoir adopté décidément cette carnation plus vraie que donnent la porcelaine et surtout la cire, et remplacé par de beaux yeux de verre bleus ou noirs, expressifs et tendres, ces yeux de carton bêtes et immobiles ; de sourire avec des lèvres de carmin et de dérouler sur leurs épaules une chevelure de soie, au lieu d'étaler ces couleurs brutales empâtées sur leur visage, et ces crins épais qui blessaient le regard et le toucher ! Je le répète, ce sont là des progrès véritables ; mais ce ne sont que des progrès matériels.

Que d’améliorations je rêverais encore ! D’abord, pour les raisons d’esthétique que j’indiquais plus haut, il faut proscrire à jamais ces nourrices enluminées et lippues qui offrent aux yeux des enfants des contrefaçons repoussantes de la Vénus hottentote. Il faut condamner à la déportation et transplanter bien vite à Libéria ces épouvantables babys noirs qui, sous le nom d’oncles Tom, seraient capables d’inspirer la négrophobie à des fils d’abolitionnistes. Enfin, et c’est là que je veux en venir, il est urgent de porter une loi somptuaire contre les poupées en général, comme autrefois on en fit une à Rome contre les dames romaines. Ce fut Caton qui se chargea de cette proposition impopulaire, et il trouva pour lui répondre une fille d'avocat, nommée Hortensia, qui avait hérité de la langue de son père. Le pauvre Caton se retira de cette campagne quelque peu meurtri. Mais qu'importe ? Son exemple ne me décourage pas, et je dénonce hardiment comme un danger public le luxe des poupées. Passez la revue de ces princesses : ce n'est que velours, satin et soie, bijoux, dentelles et rubans. En les voyant on s'écrie comme dans la
Tour de Nesle : « Ce sont de grandes dames ! » Elles sont toutes à la mode, non à la mode d'hier, il y a longtemps qu'elles ont laissé la mode d'hier à leurs femmes de chambre, mais à la mode d'aujourd'hui. Que dis-je ? les poupées ont vingt-quatre heures d'avance sur les femmes. On essaye sur elles la mode de demain. Où pensez-vous qu’elles prennent leurs robes ? chez Palmyre… Et leurs chapeaux ? chez Ode… Et leurs fleurs ? chez Constantin… Et ces petits châles moitié cachemire, moitié dentelles ? chez Félicie… je m’arrête ; j’arriverais à certaines jupes baleinées dont l’ampleur fait honte aux paniers de nos grands-mères. En vain j’ai cherché, comme la septième merveille du monde, une poupée économe qui portât sans rougir une robe d’indienne. En vain j’ai demandé à tous les échos de l’Exposition une petite soubrette parmi toutes ces duchesses. Je n’ai trouvé qu’une soubrette d’opéra-comique en robe de mousseline brodée, en tablier gorge-de-pigeon. Je me trompe : derrière une marquise à cinq volants, j’ai découvert, modestement tapie comme une violette, une servante du Calvados, habillée en vraie Normande, et à côté d’elle un paysan. J’aime à voir ces costumes de nos vieilles provinces ; ils apprennent aux enfants que toute la France ne porte pas des habits noirs et des robes à falbalas. En les regardant, les enfants voyagent en imagination, s’accoutument à observer autour d’eux les différences de costume, puis les différences de langage, puis celles des mœurs. Ce sont là de bonnes habitudes, et les habitudes déterminent peu à peu le caractère. Et puis, cette Normande et ce Breton ont l’air de si honnêtes gens ! Il est tout endimanché, ce petit paysan, avec sa veste brune et son gilet blanc ; mais à cet air tranquille et content on voit qu’il a travaillé toute la semaine. Et la servante ! regardez ce bonnet de coton sur sa tête, cette grosse chemise de toile grise, ce corsage et ce tablier bleus, ce jupon de laine rayé et blanc, ces bas gris et ces sabots. Quelle bonne et franche rusticité ! C’est là une bonne fille, soyez-en sûr, propre, laborieuse, qui a la paix de l’âme et la santé du corps, et avec qui la ferme ne chôme. Voilà de vraies poupées, simples, aimables et utiles ! Quant à ces péronnelles qui se guindent dans leurs habits de soie, et qui ont l’air de dire à l’univers : Regardez-moi ! fi de leur impertinence et de leur vanité ! Croyez-vous, dites-moi, que les petites filles du dix-neuvième siècle aient besoin que, dès l’âge le plus tendre, leur poupée leur enseigne à poser devant le genre humain ? Croyez-vous que ces lèvres pincées, ces yeux en coulisse, toutes ces mines de mijaurées en grand uniforme enseignent aux enfants le naturel et la simplicité ? Croyez-vous que ces Célimènes au petit pied, qui ne connaissent pas le négligé, qui ont toujours l'air d'aller en visite ou de partir pour le bal, qui évidemment ont été au bois ce matin, et iront aux Bouffes ce soir, inspireront, Madame, à votre petite fille le goût de la vie intérieure et des soins du ménage ? Et cette mariée que j’aperçois là-bas dans la vitrine de M. Jumeau, cette magnifique personne étincelante de diamants et noyée dans des flots de dentelles, qui fait sécher de jalousie trois poupées vieilles filles qui jaunissent à côté d’elle pourquoi se marie-t-elle, je vous prie ? Sincèrement, est-ce pour être heuse, dans une douce médiocrité, avec un mari qu’elle aime, et pour goûter auprès de lui les délices du foyer ? Non, hélas ! c’est pour avoir ce petit coupé bleu, attelé de deux chevaux gris-pommelé que vous voyez d’ici piaffer à l’étalage de M. Vergavainne. Quel exemple, ô ciel ! pour votre fille, Madame, et comme elle sera difficile à marier un jour, s’il ne pleut pas des millionnaires !

C’est une chose bien entendue : la loi somptuaire que je réclame du gouvernement ne frappera pas seulement les toilettes : elle atteindra les appartements, les meubles et la vaisselle ; car les poupées se logent comme elles s'habillent : il faut de l'unité dans la vie. Faites-vous présenter chez elles des tentures de damas, des tapis de Turquie, des étagères de bois de rose, avec des chinoiseries imperceptibles, des bahuts Renaissance, des fauteuils Louis XIII, des consoles Louis XV, toute l'histoire de France est dans leurs salons. Dans leur chambre à coucher, des rideaux de dentelle, des toilettes de Boule, où s'étalent l'ivoire, le cristal et le vermeil ; des lits… quels lits, grand Dieu ! Qui peut habiter de pareils palais ? Des poupées aux camélias, rien de plus.

Oh ! que j’aime bien mieux les chambres à vingt-cinq sous que nous envoie le Wurtemberg, avec de petits meubles de noyer mal faits, mal rembourrés, couverts d’une indienne qui joue la perse, avec des lits sans couvre-pieds, des rideaux de calicot blanc, et une cheminée de carton qui doit fumer, bien sûr. Ce n’est pas magnifique, mais cela n’a-t-il pas cet air chaste et candide que doit avoir la première chambre d’une jeune fille ? Combien je préfère aussi ces fermes anglaises de Spurin, où du papier vert simule agréablement des prairies pleines de chiens, de moutons, de chevaux et de vaches microscopiques, qu’on dirait copiées sur les vaches de M. Courbet ! Les ménages de fer battu, de métal anglais ou tout au plus de plaqué, comme ceux qu’expose la maison Larbaud, voici ce qui convient aux enfants, mieux que l’argent et le vermeil ! C’est solide, c’est élégant et à bon marché, et le bon marché des joujoux, c’est l’économie, c’est l’aumône enseignée de bonne heure aux enfants. Faites-leur donner aux pauvres la moitié du prix dont ils payeraient le matin le jouet qu’ils briseront le soir, le jouet sera moins beau, mais le pauvre aura du pain, l’enfant ne s’amusera pas moins, et le bon Dieu le bénira.

Trois pays seulement en Europe ont exposé des jouets : la France, l’Allemagne et l’Angleterre. J’en ai cherché dans les autres contrées de l’Exposition ; j’en ai trouvé en Asie, mais j’ai parcouru inutilement le reste de l’Europe. Apparemment la France, l’Allemagne et l’Angleterre se chargent d’amuser l’enfance de tous les pays civilisés. C’est un privilège très honorable ; je plains les nations qui n’ont pas de jouets indigènes et qui se fournissent à l’étranger. En général, elles n’entendent rien à l’éducation. C’est d’ailleurs une lacune regrettable pour l’observation des mœurs. Les peuples se peignent dans leurs jouets d’enfants. Si M. de Bonald avait vu l’Exposition, il aurait modifié son fameux axiome, et il aurait dit : les joujoux sont l’expression de la société. Voyez ceux du Bengale dans l’exposition de l’Inde. Contemplez ces personnages qu’on dirait enfermés dans des gaines, comme les vieilles statues du musée égyptien : les uns bercés dans des palanquins, les autres perchés sur des éléphants ou des dromadaires ; ceux-ci couchés sur des coussins, ceux-là les jambes croisées et fumant ; tous plongés dans les douceurs du kief et dans l’oubli voluptueux de tout travail, de tout mouvement, de toute pensée ; autour d’eux des animaux fantastiques, des paons extraordinaires, des coqs d’Inde impossibles, des quadrupèdes métis formés du rhinocéros et de l’éléphant, et aussi roides, aussi immobiles, aussi pétrifiés que les hommes. N’avez-vous pas l’image de la vie orientale, stagnante et endormie ?

De même vous reconnaissez l’Allemagne en regardant ses joujoux : ce sont les inventions raisonnables, solides et un peu lourdes d’un peuple laborieux qui place l’élégance après l’utilité ; ce sont des jouets industriels, commerciaux, agricoles, des instruments de jardinage te des outils d tous les métiers, des chariots de roulage, des comptoirs, etc., le tout d’une confection estimable et d’un bon marché surprenant. La vie est moins chère en Allemagne qu’en France, les matières premières et la main-d’œuvre sont moins coûteuses. L’Allemagne peut défier nos fabricants de jouets d’abaisser leurs tarifs au niveau des siens, comme ils peuvent la défier de porter la perfection de ses ouvrages au niveau des leurs. Adressez-vous à M. Dieterich, de Ludwisbourg, il vous donnera un atelier de menuiserie ou une boutique de confiseur, au choix, pour trois francs. Les Allemands appliquent volontiers aux jouets d’enfant les découvertes de la science, et c’est une idée excellente. Voulez-vous établir un chemin de fer d’un bout de votre chambre à l’autre, mon petit ami ? Vous avez votre concession signée de vos parents ; c’est bien : ne prenez pas d’actionnaires, ne faites pas d’appel de fonds. Vous savez que l’Allemagne vend volontiers des chemins de fer ? Allez trouver MM. Rock et Graner, de Riberach, deux hommes habiles, déjà médaillés à Londres et à Munich. Ils vous livreront sur-le-champ un railway complet : les rails tout posés, deux wagons, deux diligences, un wagon de marchandises, le tender, la locomotive Crampton, et, par-dessus le marché, des voyageurs garantis contre toute explosion. — Douze francs cinquante centimes le convoi. — Aimez-vous mieux monter sur le grand bassin des Tuileries ou du Luxembourg un service de bateaux à vapeur ? Voici une flotte de bateaux insubmersibles à cinq francs la pièce, qui prend les passagers au plus juste prix, nourris, logés, table d’hôte excellente, et pianos d’Érard dans la chambre du capitaine. — Tous ces joujoux sont des merveilles. Mais cette Allemagne qui a de si bonnes idées, savez-vous qu’avec son air de bonhomie elle spécule sur nos passions, et qu’elle entretient ses vertus avec nos vives ? Au milieu de ces jouets irréprochables que j’admire de tout mon cœur, parmi ces outils de tout genre qui sont des enseignes du travail, elle a bien soin de glisser de petites loteries avec une foule de combinaisons attrayantes et de raffinements aléatoires. Elle inocule à nos enfants le goût de la roulette, pour que plus tard les jeunes gens lui portent leur argent, je veux dire le nôtre, à Bade, à Hombourg et à Wiesbaden. L’Allemagne élève ainsi à la brochette de petits joueurs jusque dans nos maisons. Quand ils sont devenus grands, elle les engage à passer le Rhin et à placer leurs fonds sur la rouge ou sur la noire, un joli placement, comme on sait ! Défiez-vous de l’Allemagne et de ses loteries !

Je lui ferais volontiers une autre querelle encore ; c’est à propos de sa monomanie militaire. Certes en France nous aimons à jouer aux soldats, et pourtant nous n’en avons pas exposé. Trois ou quatre régiments en papier, de M. Silbermann, de Strasbourg, si bien loué récemment par M. Ratisbonne, voilà la garnison de la France à l’Exposition universelle. L’Angleterre n’a envoyé ni un cavalier ni un fantassin. M. Cobden et M. Bright y ont tenu la main. Mais la Bavière, la Saxe et la Prusse ont mis sur pied tous leurs contingents fédéraux. On dirait qu’elles ne se sont pas crues en sûreté à Paris : elle se sont fait suivre d’une véritable armée ; seulement, pour nous faire honneur, elles ont habillé leurs soldats de l’uniforme français. La Saxe a équipé notamment un régiment de maréchaux de France : ils ont tous les grosses épaulettes, les broderies d’or, le grand cordon de la Légion d’honneur. Quant à la Prusse, elle a fait mieux encore : elle a chargé son industrie de prendre, dans l’alliance occidentale, la place que sa diplomatie n’a pas occupée et d’épouser franchement notre cause. La Prusse, dans la personne de M. Soehlke, de Berlin, a exposé trois victoires des alliés, Oltenitza, Kalafat et l’Alma. L’Alma surtout est admirable : il y a des Français en étain qui massacrent les Russes avec un entrain héroïque ; on voit les zouaves traverser la rivière et escalader les collines malgré les canons de cuivre qui sont braqués contre eux ; les Anglais essuient immobiles, la fusillade de l’ennemi ; les chevaux se cabrent ; les hommes roulent dans la poussière ; dans le lointain la mer étincelle de mille feux. La Prusse est décidément la première puissance militaire pour les soldats de plomb. Nul ne lui dispute le prix, pas même Zurich, qui d’ordinaire lève de si belles armées. Du reste, j’en félicite Zurich et la Suisse tout entière ; tant mieux pour elle, si elle peut se passer de ces joujoux guerriers, qui sont la première passion des enfants, et qui plus tard, sous des dimensions plus grandes, deviennent la passion des hommes. Je l’avouerai, au risque de passer pour un membre du Congrès de la paix, je n’aime pas à voir tant de fusils, de sabres, de lances, de casques, de pistolets, de canons, de soldats, entre les mains des enfants. Ils prennent à ces jeux des habitudes de commandement qu’ils conservent et qu’ils portent plus tard, sans le savoir, dans les relations du monde. Ils restent pour ainsi dire officiers dans la vie civile. Je préfère à tous ces engins guerriers, qui caporalisent les enfants, les billes, le cerceau, les palets, la toupie et même le cerf-volant, qui, bien qu’un fabuliste le donne pour l’emblème de l’ambition, n’a pas tourné beaucoup de têtes et n’a gâté le caractère de personne.

En résumé, sans être très-brillante, l’exposition des jouets d’enfants est curieuse. La France y a le premier rang pour le goût et pour l’élégance, l’Allemagne pour le bon marché. On remarque dans les jouets un progrès matériel remarquable, surtout dans les pièces mécaniques. Les automates de MM. Théroude, Bontems, Guillard et Verdavainne en France, de Madame Montanari en Angleterre, sortent de la classe des jouets par leur perfection comme par leur prix. Un Turc qui fume une pie allumée ; une bayadère qui, pour douze cents francs, danse si légèrement sur la corde ; des oiseaux-mouches qui, pour mille francs, vous donnent un si joli concert ; un baby qui dort, se réveille, appelle sa bonne, se fâche et se trémousse dans son berceau, ce ne sont pas là des jouets, ce sont des œuvres d’art, dont l’exécution mécanique est admirable. Mais il est un progrès que je voudrais voir s'accomplir, parce qu'il importe davantage à l'éducation, c'est celui que j'appellerai le progrès moral des joujoux. Sans doute, il faut qu'il y ait des jeux de pur agrément et de pure adresse, pour le délassement de l'esprit pour l'exercice du corps. Qu'on multiplie, tant qu'on voudra, les jeux de cette nature, quoiqu'il vaille mieux peut-être en inventer où l'histoire, la géographie, le dessin, l'architecture et les sciences usuelles aient un peu plus de part. Mais de grâce, qu'on supprime sans pitié tous les jeux de hasard ; qu'on éloigne des yeux de l'enfant tous les objets qui altèrent en lui l'idée de la beauté ; qu'on ne laisse pas inutiles en ses mains les jouets ont on peut tirer parti pour l'éducation de son esprit et de son âme. Bannissez les joujoux de luxe et l'ostentation coûteuse, malfaisante, ridicule ; l'enfant doit s'amuser de ses jouets ; tout est perdu s'il en tire vanité.

Les joujoux des enfants ne doivent donner que des plaisirs, tout au plus des leçons ; ceux qui donnent des passions, il faut les laisser aux hommes. Pour accomplir cette réforme dans les jeux de l'enfance, je ne compte guère sur les parties les plus intéressées : sur l'enfant et sur le marchand. Ils s'entendent comme larrons en foire ; l'un veut acheter, l'autre vendre : que leur importe le reste ? Je compte sur le bon sens des mères ; ce sont elles qui devraient s'entendre pour promulguer la loi somptuaire que je réclamais tout à l'heure. Tout le monde y gagnerait, et qui sait ? après avoir ramené leurs enfants à la simplicité, elles finiraient peut-être elles-mêmes par y revenir.

Hippolyte Rigault
29 juillet 1855
Le Figaro,
Supplément littéraire du dimanche, 22 décembre 1854.
Texte repris dans
Conversations littéraires et morales, Paris, Charpentier, 1859.