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L’industrie du jouet - 1e partie



Les joujoux sont les héros du jour; les souliers gagnent d’eux-mêmes les cheminées hospitalières et prometteuses, et le Bonhomme Noël a quitté sa mystérieuse demeure, les bras chargés de pantins et de poupées. Il n’est père, ni mère, oncle ni ami qui n’ait à faire en son esprit une petite place pour les jouets auxquels il faut penser et qu’il serait sacrilège d’oublier.

Donnons une pensée aussi à ceux qui les font, créateurs obscurs de joie pour les tout petits.

En général, l’industrie du jouet est peu connue. Le public ne voit que les détaillants intermédiaires qui sont les magasins de nouveautés, les bazars. Le vrai fabricant reste dissimulé loin derrière, au fond des quartiers du Temple et de Belleville. Il a bien changé depuis la guerre. Avant on disait
: les petits fabricants de jouets. Aujourd’hui, ce sont de gros capitalistes, patrons d’énormes usines qui font travailler à Paris 25000 ouvriers, et grincer des machines, des tours, des engrenages, des moutons, des balanciers. Fini, le pittoresque petit inventeur en chambre. Le jouet est entré dans le mouvement colossal et fiévreux de la grosse industrie, dans la trépidation des affaires d’importance, et il faut une force motrice, des moteurs, des poulies, tout un appareil formidable, pour faire une petite poupée.
Dans le total de notre commerce national, le jouet, à lui seul, représente environ 45 millions d’affaires. Les tableaux des douanes accusent 33 millions d’exportation
; mais ce chiffre est excessif et doit comprendre beaucoup d’articles étrangers en transit et réexpédiés.

Le jouet va
; il irait mieux encore sans l’application des tarifs douaniers de 1892, qui ont fermé les portes de la France aux produits étrangers. Les étrangers se sont vengés en fermant, à leur tour, en verrouillant leurs entrées contre les jouets français.
Les bimbelotiers ont perdu de ce fait une grosse part de leur clientèle.
Le jouet étranger paie, pour entrer en France, 60 fr les 100 kilos.
Le jouet français paie, pour entrer dans les pays étrangers, tantôt 80, ou 100 ou 200, ou 500 francs les 100 kilos. Il n’y a pas réciprocité. Aussi on exporte moins, et le débouché s’est rétréci.
Mais cela va tout de même. Que serait-ce si nos joujoux avaient encore le monde entier pour champ de manœuvre
!
C’est miracle que la situation soit si prospère, étant donné, d’une part, que nous sommes exclus des autres peuples, et que ces peuples — surtout les Allemands — nous inondent de leurs articles.

La chambre syndicale de la corporation des fabricants de jouets et jeux français s’est émue de la trop forte vente des jouets allemands en France.
Elle a déposé, au greffe du tribunal de commerce, une marque française, un triangle, qui doit estampiller toutes les pièces de fabrication nationale
:
Des affiches doivent porter cette marque à la connaissance du public, dans les rues, les bazars et les magasins.

Cependant, dans certains magasins et bazars, vous chercherez en vain ce placard vous recommandant la marque nationale
; on y vend trop d’articles allemands. Du moins, le public est-il averti, et si, pour quelques maravédis de moins, il favorise les affaires du commerce allemand, il mérite sa propre exécration.

Mais entrons, par la porte fleurie, enrubannée, verdoyante d’arbres de Noël et étincelante de boules en verre et de minuscules bougies, sur le royaume de Poupinie.
La poupée
! petit rien fait de sciure et de raclure de peau de gants, vêtu d’un délicieux froufrou de mousseline et de satin tendre, enfant de la fillette qui apprend, à la câliner, les douceurs et les caresses de la maternité. Hugo le disait: « le premier enfant continuera la dernière poupée. » Et Michelet ne l’a-t-il pas doucement chantée, quand il dépeint la petite fille, grandie, se retirant dans un coin, serrant sur son cœur le poupard à demi cassé, en lui disant tout bas, d’une voix mouillée de pleurs:
- Toi, au moins, tu ne me grondes jamais
!
En face de ce tableau attendrissant, mettez celui de l’usine.

Le fracas des machines, le grondement du four, les courroies faisant virer et vibrer les arbres de couche qui agitent les palettes dans les cuves des malaxeurs remplies d’une horrible pâte jaune
; des ouvriers, torse nu, ébranlent la lourde roue du balancier, qui descend et frappe les matrices d’acier; dans les corbeilles, des portefaix emportent, pêle-mêle, bustes, bras et jambes, luisants de l’huile des moules, gluants encore, comme après un horrible carnage de pygmées. Des paniers sont pleins de petites mains verdâtres; on se croirait dans la caverne du géant d’Antiverpen.

Une symphonie en rose
: c’est l’atelier où les roses jeunes filles colorent les bustes et les membres au sortir de la cuisson.
Une chambre noire
: ce sont les ouvrières qui, devant la flamme bleue et verte des chalumeaux, tournent les yeux d’émail. Puis, dans le hall vitré, c’est une débauche de toutes les couleurs: c’est l’atelier des décoreuses, qui piquent le rouge aux lèvres et le noir aux sourcils. Le lundi, à cause de la sortie de la veille et de la fatigue, la main tremble et les cils sont moins réguliers.
Voici les coiffeuses, qui frisent le blond thibet et en coiffent les têtes, en piquant la perruque sur la calotte de liège. Les assembleurs réunissent les membres au buste et leur donnent pour rotules des billes de bois. Anatomie conventionnelle.
Il faut aller les trouver tout là-bas, à Montreuil, chez Jumeau, ou à Picpus, rue Montenpoivre, au pied du chemin de fer de Bel-Air.

Ces usines de quatre et cinq cents âmes sont des cités. Ici, la chaussurerie
: on coud les petites semelles jaunes aux empeignes mordorés. Là, un raccourci de la rue de la Paix, des fouillis et un froufrou de robes tapageuses, des chapeaux à panaches de plumes: funeste exemple pour les futures petites mamans.

Une scie à vapeur ronfle
: elle découpe des liasses de toile de cent à deux cents épaisseurs: chaque patron qui tombe est un lot de chemises toutes prêtes; il reste qu’à les coller sur le dos de leurs propriétaires.

Dans cet autre hall, des femmes ficellent les bébés par bottes, pieds contre têtes. Les emballeurs mettent en boîtes et en caisses.

Détail particulier à la fabrication parisienne
: il n’y a presque plus de fabricants isolés. Ils se sont tous associés en Société anonyme, au capital de quatre millions. Ils sont, à présent, inexpugnables. Ils fabriquent 15000 poupées par jour, 4 millions et demi de bébés par an!

La poupée est la fée bienfaisante qui fait vivre les malheureux et sourire les tout petits
; elle est la confidente, l’amie, l’enfant chérie. Pour elle, ce n’est pas trop de tant de grosses usines, d’ouvriers, d’ouvrières penchées sur les petits trousseaux et les accessoires de toilette: glaces, ombrelles, brosses, chaînes de montre. Des maisons vivent de la fabrication de ces affiquets.

Un progrès récent. Autrefois, nous achetions nos têtes de porcelaine à l’Allemagne. À présent, ce temps néfaste n’est plus
; nous avons nos fours, nos modeleurs, nos cuves de Kaolin pur de Limoges, — et nous faisons notre tête.

Les poupées ne font point la leur. Ce sont d’exquises personnes, d’un caractère égal, d’une vertu incorruptible, d’une élégance agréable à l’oeil. Elles font vivre des milliers d’ouvriers et d’ouvrières, elles font sourire des milliers d’enfants; quelle reconnaissance ne leur doit-on pas!

Peut-être méritent-elle un reproche
: elles sont trop jolies. Elles sont mises à la mode de demain, il leur faut des bas et souliers rouges, jupons de dentelles, robes de soie à ramages, berthe et manches de dentelle, gants de peau blancs, ombrelle riche; au front, des frisettes volumineuses d’un blond idéal et introuvable, le grand chapeau de paille rond à larges bords, cavalièrement relevés, avec des plumes abondantes, des nœuds de soie, des piquets de muguet; au cou, un collier de perles grosses, d’une rondeur et d’un orient délicieux. Et l’on s’étonnera que les jeunes femmes soient coquettes! Elles ont débuté dans la vie par le mauvais exemple de la poupée!

Mais voici l’armée pesante des soldats de plomb.
Vieux soldats de plomb que nous sommes,
Au cordeau nous alignant tous
!

Les soldats de plomb de Béranger ne s’alignent plus guère, et on ne les chante plus. Les couplets de
Mam’zelle Nitouche ont été le dernier hommage qu’ils ont reçu. Ils ne sont même plus en plomb, ou à peine. On les fait en feuilles de métal estampées au mouton, puis détourées et soudées.

La concurrence allemande gêne notre fabrication. Le soldat de plomb allemand a un tout autre rôle que les nôtres. Il est édifiant. Il a une mission, qui est d’apprendre aux enfants l’histoire, la géographie, la stratégie, le costume militaire, les plans de batailles célèbres.

Les artistes qui méditent les maquettes sont doublés de savants, d’érudits, qui ne permettent pas une erreur dans le costume du légionnaire de César ou du chasseur alpin. Tout est d’une exactitude rigoureuse. Chaque boîte a un sujet
: il y a la boîte des campagnes d’Alexandre, les guerres des Romains, la guerre de Cent Ans; voici la boîte du siège d’Orléans en 1490, la bataille de Pavie en 1525; le bazar devient le Musée de l’armée, et c’est une évocation troublante de panaches, d’uniformes, d’escadrons, de noms sonores; voici Rosbach, voici Jemmapes, voici Valmy, voici Arcole.

Et voici aussi, pour les petits Allemands, les boîtes funèbres de 70, pour les amuser à refaire nos désastres. Dans les cartons plats, les soldats des deux uniformes dorment comme des morts sur un champ de bataille
; de temps en temps, les enfants d’Allemagne les ressuscitent par manière de divertissement, et selon la boîte, ils refont Wissembourg, Woerth, Gravelotte, Saint-Privat, Bazeilles.

Une brochure avec plans accompagne chaque carton et guide dans ses jeunes le jeune tacticien.
Le Tonkin, Madagascar, la guerre de Chine sont déjà faits et existent dans la série.
Voilà ce qu’ils font, et comment ils le font.
Voilà ce que nous ne savons pas faire.

Nos boîtes de soldats ne sont conçues sur aucun plan et pour aucun but.
Nous perdons ainsi bénévolement une ressource puissante et attrayante pour la cause de l’éducation populaire, un amusement aisé et fécond en résultats, propre à exalter le patriotisme et à inspirer aux petits l’amour et l’orgueil des gloires militaires de la France.

L’Allemagne fait une consommation de ces soldats, vendus à la livre, — bien supérieure à celle de notre pays. Non seulement les enfants, mais les officiers et les collectionneurs en prennent une bonne part.
On fait le soldat plat, à deux faces, ou en ronde-bosse
; il est alors plus lourd, plus cher, mais aussi plus artistique.

Paris ne compte que deux grandes fabriques de ce genre
; encore n’en est-il qu’une qui s’en fasse une spécialité. Par contre, Nuremberg et Furth ont conservé la tradition fondée au siècle dernier par le sculpteur Christian Hilpert, expert mouleur de ces figurines militaires d’étain.

Je ne vois qu’un moyen de relever le soldat de plomb en France, c’est d’apporter un peu de méthode à la composition des boîtes, d’y admettre les anciens uniformes du Moyen-Âge, de Louis XIV, de la Révolution, de renouveler ce divertissement monotone de tir aux petits pois en l’illuminant d’une flambée où passerait au galop le cortège de nos batailles et de nos victoires.


LÉO CLARETIE, LE JOURNAL, 23 OCTOBRE 1900