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L’INDUSTRIE DE LA POUPÉE

Article de Léo Claretie, publié dans La Revue Universelle en 1903
Rubrique
Sciences morales et politiques

Comme les fabricants de métal les fabricants de poupées se sont réunis en société.
Il n’y a pour ainsi dire plus qu’une seule fabrique de poupées à Paris, et il reste fort peu de maisons, en dehors de la forte association: Société générale et anonyme du bébé français. Celle-ci a englobé et réuni les fabriques principales et fait les deux tiers des poupées en France. Elle en fait pour 4 millions de francs, à raison de 15000 poupées par jour, soit 4500000 bébés par an. Elle a ses usines un peu partout, à Montreuil, à Picpus, rue Montempoivre, à Bel-Air. Elle fabrique tous les genres, « luxe » et « courant », pâte et porcelaine. Depuis quelques années elle n’est plus tributaire de l’Allemagne pour les têtes de porcelaine; elle a un four, ce qui lui permet de faire sa tête.

La famille des poupées comporte une infinie variété d’espèces; dans ce petit monde comme dans le grand, règne la plus douloureuse inégalité, beaucoup plus brutalement marquée encore que dans la vie, ou le pauvre a deux pieds et deux mains comme le riche.

En Poupinie,
la pauvrette a pour bras deux bouts d’allumettes et regarde d’un œil d’envie les bras de soie bourrée de son qui embellissent sa sœur enrichie. La pauvre est en bois ou en pâte très peu poétiquement pétrie dans les malaxeurs à vapeur, une pâte brune et écœurante faite de sciure, de gomme adragante, de raclure de peau de gants.

Une fois moulée sous l’estampeuse à vapeur et séchée à l’étuve, cette pâte devient dure et incassable comme pierre. On cache sa vilaine teinte verdâtre sous de belles couleurs sauce crevette
; deux points noirs ou bleus font les yeux; un point rouge cerise marque les lèvres.
Notez que l’ouvrière qui peint les yeux bleus est payée plus cher que celle qui peint les yeux noirs
; elle a 0,03 Fr à la douzaine; l’autre n’a que 0,02 Fr, parce que le bleu « coule » plus. Les blondes aux yeux bleus seront fières d’apprendre cet avantage.

La peinture des cils est un travail délicat
; il s’agit de tracer des petites parallèles: en semaine cela va bien; mais le lundi, l’ouvrière est fatiguée par sa sortie du dimanche; sa main tremble. Les cils du Lundi ne valent rien.

La poupée de la classe supérieure a des articulations en billes aux épaules, aux coudes, aux hanches et aux genoux; elle a une tête cuite au feu, pur kaolin, moulée comme chez Jumeau, sur des modèles copiés au Louvre. Les têtes se cuisent par centaines, mises au feu sur des plateaux ronds appelés « Gazette ».

Quand la poupée riche, celle qui coûtera 8, 10, 15 ou 20 francs, est munie de ses membres articulés et de sa tête, il ne lui manque plus que deux accessoires assez utiles, des cheveux et des yeux.
Les cheveux sont des écheveaux frisés du Tibet, collés sur une peau, et celle-ci est délicatement fixée avec de petits clous sur le crâne de liège.
Quant aux yeux, ils sont faits artistement à l’usine, dans des chambres noires, par des ouvrières verrières qui travaillent dans l’ombre avec des chalumeaux. Elles font de très jolis yeux. Ce sont des artistes
; elles gagnent 6 francs par jour, salaire très élevé pour des femmes.

Il circule dans ces fabriques d’étranges corbeilles, avant le rassemblement, des corbeilles pleines de mains menues, de jambes, d’yeux. On songe à des massacres d’innocents.

L’inégalité sociale pèse sur la poupée
; elle regarde différemment, selon son rang. Simple bourgeoise, elle a l’œil fixe, collé à l’orbite par une touche de cire à bougie; le regard est immobile.
Plus fortunée, elle peut lever les yeux au ciel.
Riche et parvenue, elle peut en outre les tourner de côté, en coulisse, grâce à de petits contrepoids de plomb cachés derrière son nez. La fortune a ses caprices et ses faveurs.

L’industrie de la poupée — et je ne parle pas des petites mignonnettes fabriquées dans les prisons par les mains calleuses des détenus — comporte une annexe importante, l’habillage.

Mlle Lili a ses ateliers, ses magasins, sa lingerie, ses chemises découpées à la cisaille à vapeur en trois cents épaisseurs à la fois, ses souliers, collés ou cousus selon le prix, ses robes d’un chic très parisien, trop élégant même pour donner à sa petite mère des goûts de simplicité et de modestie, ses chapeaux volumineux et d’assez mauvais genre, d’un luxe tapageur et qui pourrait faire croire à de bien mauvaises fréquentations.

Ajoutez les parures, bijoux de chrysocale, ombrelles, montres, elle a tout ce qu’il faut. L’atelier de l’habillage et garniture ressemble à une prolongation de la rue de la Paix.

Voilà prête la moderne Pandore. On la couche dans une belle boîte et la voilà partie en camion ou en wagon par le monde qu’elle émerveillera, et où elle aura le sort de toutes les créatures
; elle y sera aimée, parée, grondée, battue, cassée et remplacée; elle connaîtra la vie.