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VOYAGE AU PAYS DES JOUJOUX

Le délicieux Paul Arène fut le secrétaire particulier d’Alphonse Daudet, et c’est lui qui a probablement écrit les plus gaies des Lettres de mon moulin.


« Ma tête, ma pauvre tête » s’écriait un personnage de comédie.
J’aurais presque le droit de pousser la même exclamation douloureuse, car, depuis hier, j’ai sous le crâne toutes sortes de visions et de vacarmes : chiens qui aboient, agneaux qui bêlent, ânes qui braient, vaches qui beuglent, sarabandes de polichinelles aux accords d’un orchestre étrange composé de lapins battant la caisse, des chevaux au galop, des fantassins à l’exercice, puis un formidable bruit de vaisselle, comme si du haut de quelque escalier du palais dégringolaient tous les chaudrons et toutes les casseroles de la cuisine de Gargantua, et quand je crois que c’est fini, des voitures roulent, des canons tressautent sur leur essieu, des bateaux à vapeur font évoluer leur hélice, et, derrière une locomotive qui halète et qui souffle, un train de chemin de fer, avec mille figures immobiles aux portières, s’allonge fantastiquement.
Voici ce qui s’est passé :
Un camarade, ancien commissionnaire en marchandises et fort au courant de ce qui concerne « l’article de Paris », me dit l’autre matin :
- Le jour de l’An approche, les fabricants de jouets sont dans le coup de feu des expéditions ; le moment serait venu, puisque tu as cette envie depuis longtemps, d’aller leur faire une visite.
Je le suivis rue Taille-Pain, je le suivis rue Pierre-au-Lars, je le suivis rue Brise-Miche (on aurait pu aussi bien prendre tout droit par la
rue Saint-Martin ou la rue du Temple, mais mon ami a la coquetterie des chemins de traverse où personne, excepté lui, ne passe plus guère) ; puis, ayant contourné le chevet gothique et noir de Saint-Merri, l’intervalle des maisons s’élargit peu à peu et nous nous trouvâmes au milieu d’un carrefour où flottait dans l’air ce parfum spécial, cher à l’enfance, du sapin frais scié et du fer-blanc nouvellement verni. À tous les étalages, sur les enseignes, des trompettes et des tambours, des sabres de bois, des pistolets de paille, des polichinelles gigantesques, une barre de fer dans le dos, découpaient sur l’azur du ciel leur profil joyeux et bizarre, et dans la cour des vieux hôtels jadis habités par les présidents, de grands camions attelés et chargés s’apprêtaient à emporter en province et jusqu’au bout du monde leur cargaison d’innocente joie : la poupée d’un sou, rudimentaire et raide, qui paraît si belle aux yeux ouverts tout ronds, du petit paysan, et le pantin à grelots d’or, vêtu de satin et de cannetille, dont s’amusera un seul jour le caprice des enfants riches.
Nous étions arrivés au Pays des Joujoux
Chemin faisant, mon guide m’expliquait, à grand renfort de considérations économiques et de chiffres, les diverses branches de cette industrie, les jouets en fer et en bois, les pièces habillées, les pièces à effet pour étalages, les meubles, les animaux vernis, ceux couverts de laine et de poils, sur soufflets, roulettes et galets, les soldats de plomb, les imitations mécaniques.
- C’est tout un monde
Comme nous passions rue Chapon :
- Montons ici, je dois connaître le patron.
Il le connaissait en effet : M. Georges Potier, un homme aimable qui, sur l’assurance que je n’étais pas un concurrent, se mit gracieusement à notre disposition pour nous faire voir en détail les coins et recoins de sa manufacture.
M. Potier fabrique de tout avec le fer-blanc, des casernes et des cuisines, des écuries et des salons, des tramways, des bateaux, des chemins de fer. Il n’est pas d’objet usuel, il n’est pas création raffinée dont on ne retrouve chez lui la représentation exacte et minuscule. Notre civilisation peut périr : rien qu’avec une boutique de marchand de joujoux, les savants pourront la reconstituer tout entière ; et si tant de détails précieux de la vie romaine et grecque nous échappent, si l’on en est encore à se demander comment les anciens repassaient leurs mouchoirs, comment les catapultes marchaient et de quelle façon se plaçaient les rameurs sur les galères à trois rangs de rames, c’est que, dans les laves d’Herculanum et sous les cendres de Pompéi, la fatalité a voulu qu’on n’ait pas découvert encore la boutique d’un marchand de joujoux
Mais que d’efforts humains, quel outillage il faut pour produire cette chose pourtant si fragile
Voici les machines à estamper, les découpoirs, les ateliers pour la soudure et la fonte peuplés d’ouvriers noirs comme des Cyclopes, tenant à la main des fers à chalumeau activités par l’air comprimé, et soufflant bruyamment la flamme, ou bien assis autour d’une chaudière en fusion et faisant ruisseler par grandes cuillerées l’étain fondu, éblouissant et lourd comme une cascade d’argent vif. Ailleurs, le métal grince, des roues tournent, une fine limaille de cuivre, pareille à la poudre d’or que vendent les nègres en Guinée, couvre de luisants établis. C’est ici que se fabriquent les pièces mécaniques. Puis, quand tout est ajusté, monté, viennent le décor, le vernissage, le bronzage, le séchage au four ; après quoi, il ne restera plus qu’à mettre le jouet parfait dans sa boîte, une de ces boîtes en bois blanc et mince que les enfants connaissent bien et qu’ils ouvrent avec tant d’émotion, sûrs qu’ils sont de les trouver pleines de merveilles.
Ce travail occupe près de deux cents ouvrières et ouvriers.
Avant de nous quitter, M. Portier nous dit :
- Vous savez, tout ce que j’emploie ici est d’origine française, et je vais vous montrer ce que je considère comme mon triomphe.
C’étaient de petits soldats de plomb qu’une vieille femme rangeait par douzaines ; ils avaient le casque pointu, le costume prussien.
- Vous ne comprenez pas ? C’est pourtant bien simple. Avant la guerre, les soldats de plomb nous venaient d’Allemagne ; maintenant, c’est moi qui leur expédie à Berlin
Et nous nous serrâmes la main patriotiquement, réjouis à l’idée de cette pacifique revanche.
- Qui diable invente toutes ces choses ?
- Un peu tout le monde, les patrons, les ouvriers. Chacun, au courant de l’année, a sa trouvaille, son idée. Et puis, il y a les petits fabricants qui travaillent en chambre et qui cèdent leurs brevets aux gros bonnets. Ce sont les plus intéressants ; mais ils habitent surtout Ménilmontant et le haut de Belleville, et nous n’aurions pas le temps de les voir aujourd’hui.
Cependant, ce petit monde d’étain et de fer m’avait un peu fatigué. J’éprouvais le besoin de me reposer à des spectacles plus rustiques. Tout à coup, rue des Archives, une enseigne m’arrêta : « Maison Schanne, — fondée en 1817, — animaux, laines et poils, bergeries et écuries fines ».
- Mais c’est mon vieux Schanne, cela
Schanne le musicien, compagnon d’aventures de Mürger et de Champfleury. Pour tout dire, en un mot, le Schaunard de la Vie de Bohème, aujourd’hui bourgeois de Paris et commerçant notable.
L’atelier de Schanne est une idylle, et Théocrite s’y plairait : des chiens, des moutons, des ânes, des vaches, des chèvresLes murs résonnent d’échos bucoliques ; dès la porte, on se sent devenir berger. Schanne modèle lui-même ses sujets en cire, ce qui exige un art tout particulier. Il faut traiter l’animal en écorché, pour qu’une fois la toison, si c’est un mouton, le veau mort-né, si c’est un cheval ou une vache, ajustés et collés sur le moulage en carton, on sente par-dessous la saillie des os et le jeu des muscles.
Schanne conserve pour son musée des pièces d’une vérité parfaite, d’une spirituelle observation. C’est qu’en se faisant industriel, il a su demeurer artiste. Dans un petit salon où s’escrime contre les barreaux de sa cage en osier une magnifique alouette huppée, — l’oiseau gaulois — sont les souvenirs de la verte jeunesse : des croquis au mur, des portraits d’amis, le piano sur lequel, aux heures de loisir, on compose encore.
Mais dans l’âme de Schanne, c’est le jouet qui, décidément tient la plus grande place. Schanne a sur le jouet tout une esthétique et toute une philosophie que Schaunard ne renierait point. Il nous disait :
- L’enfant naît bon et doux ; qu’aime-t-il ? que demande-t-il ? Des chiens, des moutons qui sont bons et doux comme lui. Il ne veut pas d’animaux féroces. j’ai essayé un jour de fabriquer des lions et des tigres, mais je n’en ai pas vendu un seul. L’humanité vaut mieux qu’on ne croit ; le jouet m’a réconcilié avec elle
Et sur cette pensée consolante, nous quittâmes le royaume des joujoux.
Un poète s’est demandé ce que devenaient les vieilles lunes ; on peut, par une curiosité aussi juste, se demander ce que deviennent les vieux jouets.
- Mais quoi
les joujoux ne vieillissent point. Aimés des enfants, ils meurent jeunes comme les héros aimés des Dieux. Offert ce soir tout flambant neuf, le bébé mécanique frisé d’or aura demain pour tête une boule informe décolorée sous les baisers ; la poupée parlante, ni plus ni moins qu’un martyr chrétien ses entrailles, laissera le son et la sciure couler de son ventre fait de fine peau de gant ; et le cheval de carton qu’un imprudent palefrenier aura trop souvent mené boire se trouvera fondu jusqu’au cou. Les joujoux sont d’essence éphémère, et, dès la semaine après le Jour de l’An, on peut chercher ce qui survit d’eux dans d’étranges Champs-Élysées où vont, paraît-il, les âmes des choses cassées, en compagnie des débris du vase en cristal à, qui l’empereur Héliogabale, spiritualiste raffiné, fit élever un grand tombeau.
Aussi n’est-ce pas le joujou acheté, donné, mis en morceaux, dont le sort nous inquiète. Celui-là suit sa destinée
Mais bien le joujou invendu.
Car tous les joujoux ne se vendent pas dans ces baraques improvisées qui, huit ou quinze jours durant, donnent un air de rue chinoise aux trottoirs de nos boulevards.
Où vont les pantins démodés, les « articles-Paris » vieillis, les « succès de l’année » dont l’impertinente brume d’hiver a flétri le clinquant et ramolli la cannetille ? Peut-être,
expédiés aux Grandes-Indes et vers de lointaines Polynésies, charmeront-ils quelque jeune prince négrillon dont le père se pare, en guise d’ornement guerrier, d’une éblouissante boîte à sardinesPeut-être aussi, fourrés dans les coins, empilés dans des caisses, relégués dans la chambre aux soldes au fond d’entrepôts ténébreux, connaîtront-ils, jusqu’à ce que les mites en aient raison, l’existence mélancolique des marchandises passées à l’état de « rossignols »
Eh bien
non : toute gloire a son regain comme la bonne herbe, et j’ai découvert hier, en me promenant, que ces riens charmants, qu’une fois défraîchis le Paris riche et boulevardier méprise, ne sont pas perdus pour cela.
Loin des quartiers riches, tout près des fortifications, au-delà des anciennes barrières, le long des larges avenues aux maisons rares traversant le Paris suburbain, il y a aussi des baraques à joujoux — moins somptueuses, moins illuminées, mais non moins achalandées, certes
et perpétuellement entourés, tant que le jour dure ou que le gaz n’est pas éteint, d’un cercle de gamins peu vêtus dont les yeux s’allument de convoitise.
C’est là que les joujoux de l’an passé redeviennent joujoux à la mode. Que dis-je ? les joujoux de l’an passé
les joujoux d’il y a dix ans, d’il y a vingt ansPromenade à faire pour ceux que tente l’amère douceur des mélancolies rétrospectives.
Essayez-en
et, tout émus, vous retrouverez votre enfance en retrouvant les joujoux primitifs comme en donnaient jadis les grands-pères. Joujoux barbares, violents, crevant les yeux, poissant aux doigts et sentant bon la térébenthine. Longues trompettes en fer-blanc emplâtrait un doigt de soudure ; tambours cerclés de cuivre luisant ; petits violons rouges dont même l’art infernal d’un Paganini n’aurait pas su tirer une note ; poupées en bois, les bras tombants, les jambes jointes, roides comme des statues, petits soldats, fabriqués au tour et portant encore le grand shako des premières guerres d’Afrique, vaillants forgerons battant l’enclume et faits d’un rondin surmonté d’une boule, à qui un morceau de bois incisé donne l’apparence du profil humain ; et ces étonnants animaux dus à la collaboration de sculpteurs sans raison et de coloristes en délire. Chevaux indigo, taureaux écarlates, lions faits en peau de lapin, lapins ornés d’une crinière à qui les oreilles redressées et deux clous d’or en guise d’yeux donnent un aspect diabolique
Et qu’on ne s’y trompe pas : nos grands-pères avaient raison
Ce sont bien là les vrais joujoux. Ces joujoux, les enfants les aiment, et non vos joujoux plus nature que la nature, et faux à force de réalité, qu’on met à la mode aujourd’hui.
J’en avais acheté un hier, — à très bon marché, — pour ne pas revenir sans rien. Qu’était-ce ? je l’ignore. Un monstre
Quelque chose qui prétendait être un cheval et qui aurait pu tout aussi bien se réclamer de la parenté de l’hippopotame. Un être effrayant, ou plutôt une ébauche d’être, taillé à la hache, sauvagement colorié, ambigu, bizarre, né du chaos, tel qu’en ont déterré les paléontologistes.
Comme je le portais sous le bras, les passants se retournaient pour en rire.
Eh bien
mon petit ami Toto, qui n’a pas ses quatre ans, l’a tout de suite reconnu ; — Toto, en le voyant s’est écrié :
- C’est un âne
Et il a dédaigneusement jeté par terre un autre âne qu’il avait déjà, un âne en carton-pâte, exact comme un croquis d’artiste, avec le poil curieusement imité par un semis de laine hachée et les tendons saillants sous la peau.
Évidemment, Toto avait raison : mon âne, — l’âne idéal, — était le vrai âne
Mais que voulez-vous ? partageant le sort de tous mes contemporains, l’oeil perverti, le sens esthétique dépravé par un précoce abus d’habitudes naturalistes, je ne m’en étais pas aperçu.

PAUL ARÈNE
Supplément littéraire du Petit Parisien