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Affection maternelle


Je ne crois pas avoir eu de chagrin en me séparant de ma sœur, qui restait en pension, et de ma cousine Clotilde; comme je ne les voyais pas tous les jours, je ne me faisais pas l’idée de la durée plus ou moins longue d’une séparation que je voyais recommencer toutes les semaines. Je ne regrettai pas non plus l’appartement, quoique ce fût à peu près mon univers et que je n’eusse encore guère existé ailleurs, même par la pensée. Ce qui me serra véritablement le cœur pendant les premiers moments du voyage, ce fut la nécessité de laisser ma poupée dans cet appartement désert, où elle devait s’ennuyer si fort.


Le sentiment que les petites filles éprouvent pour leur poupée est véritablement assez bizarre, et je l’ai ressenti si vivement et si longtemps que, sans l’expliquer, je puis aisément le définir. Il n’est aucun moment de leur enfance où elles se trompent entièrement sur le genre d’existence de cet être inerte qu’on leur met entre les mains et qui doit développer en elles le sentiment de la maternité, pour ainsi dire avec la vie. Du moins, quant à moi, je ne me souviens pas d’avoir jamais cru que ma poupée fût un être animé; pourtant j’ai ressenti pour certaines de celles que j’ai possédées une véritable affection maternelle. Ce n’était pas précisément de l’idolâtrie, quoique l’usage de faire aimer ces sortes de fétiches aux enfants soit un peu sauvage; je ne me rendais pas bien compte de ce que c’était que cette affection, et je crois que si j’eusse pu l’analyser, j’y aurais trouvé quelque chose d’analogue, relativement, à ce que les catholiques fervents éprouvent en face de certaines images de dévotion. Ils savent que l’image n’est pas l’objet même de leur adoration, et pourtant ils se prosternent devant l’image, ils la parent, ils l’encensent, ils lui font des offrandes. Les anciens n’étaient pas plus idolâtres que nous, quoi qu’on en ait dit. En aucun temps les hommes éclairés n’ont adoré ni la statue de Jupiter, ni l’idole de Mammon; c’est Jupiter et Mammon qu’ils révéraient sous les symboles extérieurs. Mais en tout temps, aujourd’hui comme jadis, les esprits incultes ont été assez empêchés de faire une distinction bien nette entre le dieu et l’image.

Il en est ainsi des enfants en général. Ils sont entre le réel et l’impossible. Ils ont besoin de soigner ou de gronder, de caresser ou de briser ce fétiche d’enfant ou d’animal qu’on leur donne pour jouet, et dont on les accuse à tort de se dégoûter trop vite. Il est tout simple, au contraire, qu’ils s’en dégoûtent. En les brisant, ils protestent contre le mensonge. Un instant ils ont cru trouver la vie dans cet être muet qui bientôt leur montre ses muscles de fil de laiton, ses membres difformes, son cerveau vide, ses entrailles de son ou de filasse. Et le voilà qui souffre l’examen, qui se soumet à l’autopsie, qui tombe lourdement au moindre choc et se brise d’une façon ridicule. Comment l’enfant aurait-il pitié de cet être qui n’excite que son mépris? Plus il l’a admiré dans sa fraîcheur et dans sa nouveauté, plus il le dédaigne quand il a surpris le secret de son inertie et de sa fragilité. J’ai aimé à casser les poupées, et les faux chats, et les faux chiens, et les faux petits hommes, tout comme les autres enfants. Mais il y a eu par exception certaines poupées que j’ai soignées comme de vrais enfants. Quand j’avais déshabillé la petite personne, si je voyais ses bras vaciller sur les épingles qui les retenaient aux épaules et ses mains de bois se détacher de ses bras, je ne pouvais me faire aucune illusion sur son compte et je la sacrifiais vite aux jeux impétueux et belliqueux; mais si elle était solide et bien faite, si elle résistait aux premières épreuves, si elle ne se cassait pas le nez à sa première chute, si ses yeux d’émail avaient une espèce de regard dans mon imagination, elle devenait ma fille, je lui rendais des soins infinis et je la faisais respecter des autres enfants avec une jalousie incroyable.

George Sand, Histoire de ma vie 1re partie,
Voyage en Espagne XII