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L’enterrement de la poupée

La poupée vécut très longtemps bien soignée, bien aimée; mais petit à petit elle perdit ses charmes, voici comment.

Un jour, Sophie pensa qu’il était bon de laver les poupées, puisqu’on lavait les enfants; elle prit de l’eau, une éponge, du savon, et se mit à débarbouiller sa poupée; elle la débarbouilla si bien, qu’elle lui enleva toutes ses couleurs: les joues et les lèvres devinrent pâles comme si elle était malade, et restèrent toujours sans couleur. Sophie pleura, mais la poupée resta pâle.

Un autre jour, Sophie pensa qu’il fallait lui friser les cheveux
; elle lui mit donc des papillotes: elle les passa au fer chaud, pour que les cheveux fussent mieux frisés. Quand elle lui ôta ses papillotes, les cheveux restèrent dedans; le fer était trop chaud, Sophie avait brûlé les cheveux de sa poupée, qui était chauve. Sophie pleura, mais la poupée resta chauve.
Un autre jour encore, Sophie, qui s’occupait beaucoup de l’éducation de sa poupée, voulut lui apprendre à faire des tours de force. Elle la suspendit par les bras à une ficelle
; la poupée, qui ne tenait pas bien, tomba et se cassa un bras. La maman essaya de la raccommoder; mais, comme il manquait des morceaux, il fallut chauffer beaucoup la cire, et le bras resta plus court que l’autre. Sophie pleura, mais le bras resta plus court.
Une autre fois, Sophie songea qu’un bain de pieds serait très utile à sa poupée, puisque les grandes personnes en prenaient. Elle versa de l’eau bouillante dans un petit seau, y plongea les pieds de la poupée, et, quand elle la retira, les pieds s’étaient fondus, et étaient dans le seau. Sophie pleura, mais la poupée resta sans jambes.
Depuis tous ces malheurs, Sophie n’aimait plus sa poupée, qui était devenue affreuse, et dont ses amies se moquaient
; enfin, un dernier jour, Sophie voulut lui apprendre à grimper aux arbres; elle la fit monter sur une branche, la fit asseoir; mais la poupée, qui ne tenait pas bien, tomba: sa tête frappa contre des pierres et se cassa en cent morceaux. Sophie ne pleura pas, mais elle invita ses amies à venir enterrer sa poupée.

II
L’enterrement

Camille et Madeleine arrivèrent un matin pour l’enterrement de la poupée: elles étaient enchantées; Sophie et Paul n’étaient pas moins heureux.
S
OPHIE. – Venez vite, mes amis, nous vous attendons pour faire le cercueil de la poupée.
C
AMILLE. – Mais dans quoi la mettrons-nous?
S
OPHIE. – J’ai une vieille boîte à joujoux; ma bonne l’a recouverte de percale rose; c’est très joli; venez voir.
Les petites coururent chez Mme de Réan, où la bonne finissait l’oreiller et le matelas qu’on devait mettre dans la boîte
; les enfants admirèrent ce charmant cercueil; elles y mirent la poupée, et, pour qu’on ne vît pas la tête brisée, les pieds fondus et le bras cassé, elles la recouvrirent avec un petit couvre-pieds de taffetas rose.
On plaça la boîte sur un brancard que la maman leur avait fait faire. Elles voulaient toutes le porter
; c’était pourtant impossible, puisqu’il n’y avait place que pour deux. Après qu’ils se furent un peu poussés, disputés, on décida que Sophie et Paul, les deux plus petits, porteraient le brancard, et que Camille et Madeleine marcheraient l’une derrière, l’autre devant, portant un panier de fleurs et de feuilles qu’on devait jeter sur la tombe.

Quand la procession arriva au petit jardin de Sophie, on posa par terre le brancard avec la boîte qui contenait les restes de la malheureuse poupée. Les enfants se mirent à creuser la fosse; ils y descendirent la boîte, jetèrent dessus des fleurs et des feuilles, puis la terre qu’ils avaient retirée; ils ratissèrent promptement tout autour et y plantèrent deux lilas. Pour terminer la fête, ils coururent au bassin du potager et y remplirent leurs petits arrosoirs pour arroser les lilas; ce fut l’occasion de nouveaux jeux et de nouveaux rires, parce qu’on s’arrosait les jambes, qu’on se poursuivait et se sauvait en riant et en criant. On n’avait jamais vu un enterrement plus gai. Il est vrai que la morte était une vieille poupée, sans couleur, sans cheveux, sans jambes et sans tête, et que personne ne l’aimait ni ne la regrettait. La journée se termina gaiement; et, lorsque Camille et Madeleine s’en allèrent, elles demandèrent à Paul et à Sophie de casser une autre poupée pour pouvoir recommencer un enterrement aussi amusant.

Comtesse de SÉGUR, Les Malheurs de Sophie, chapitres I et II