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Paul Arène Le fifre rouge

Paul Arène Les Mocassins

Paul Arène Nouveaux contes de Noël

Alphonse Daudet Les Trois Messes basses

LES TROIS MESSES BASSES.
conte de noël.
I
— Deux dindes truffées, Garrigou ?…
— Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques, bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue…
— Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes !… Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?…
— Oh ! toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout… Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des…
— Grosses comment, les truites, Garrigou ?
— Grosses comme ça, mon révérend… Énormes !…
— Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?
— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent, pleines de vins de toutes les couleurs… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !… Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le  tabellion… Ah ! vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend !… Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout… Meuh !…
— Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard…
Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches  de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :
— Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !…
Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de Trinquelage. C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d’un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage :
— Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton !
— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !
La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé… Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser  la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde :
— Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !

II

Drelindin din !… Drelindin din !…
C’est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu’à hauteur des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d’abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d’une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d’argent fin. Au fond, sur les bancs, c’est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu’ils entr’ouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces  prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés.
Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l’officiant ? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps :
— Dépêchons-nous, dépêchons-nous… Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.
Le fait est que chaque fois qu’elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu’au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entr’ouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes…
Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô  délices ! voilà l’immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah ! bien oui, Garrigou !) étalés sur un lit de fenouil, l’écaille nacrée comme s’ils sortaient de l’eau, avec un bouquet d’herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu’il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d’autel, et deux ou trois fois, au lieu de 
Dominus vobiscum ! il se surprend à dire le Benedicite. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives. 
— Et d’une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et…
Drelindin din !… Drelindin din !
C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.
— Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l’avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s’il étend ses bras à l’Évangile, s’il frappe sa poitrine au 
Confiteor. Entre le clerc et lui c’est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps,  s’achèvent en murmures incompréhensibles.
Oremus ps… ps… ps…
Mea culpa… pa… pa…
Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés.
Dom… scum !… dit Balaguère.
… Stutuo !… répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.
— Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l’autel et…
Drelindin din !… Drelindin din !…
C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche,  l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties, sont là, là… Il les touche ;… il les… Oh ! Dieu !… Les plats fument, les vins embaument ; et secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie :
— Vite, vite, encore plus vite !…
Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… À moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le malheureux !… De tentation en tentation il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’évangile, passe devant le 
Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade retro, Satanas !) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit d’épouvante en voyant cette confusion…
— L’abbé va trop vite… On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement.
Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se  tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : 
Ite, missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.

III

Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en  rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.
— Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien ! tu m’en payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi…
… Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd’hui le château de Trinquelage n’existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre le seuil ; il y a des nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière  surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s’était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il avait vu… Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait :
— Bonsoir, maître Arnoton !
— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !…
Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement, et regardant par la porte cassée eut  un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vus passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes…
Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l’autel en récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot… Bien sûr c’était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.

Alphonse Daudet
Lettres de mon moulin
Charpentier (et Fasquelle), 1887 (réimp.1895) (pp. 211-228).

François Coppée Les sabots du petit Wolff

Les sabots du petit Wolff
Il était une fois, – il y a si longtemps que tout le monde a oublié la date, – dans une ville du nord de l’Europe, – dont le nom est si difficile à prononcer que personne ne s’en souvient, – il était une fois un petit gar
on de sept ans, nommé Wolff, orphelin de père et de mère, et resté à la charge d’une vieille tante, personne dure et avaricieuse, qui n’embrassait son neveu qu’au Jour de l’An et qui poussait un grand soupir de regret chaque fois qu’elle lui servait une écuellée de soupe.
Mais le pauvre petit était d’un si bon naturel, qu’il aimait tout de m
me la vieille femme, bien qu’elle lui fit grand peur et qu’il ne pt regarder sans trembler la grosse verrue, ornée de quatre poils gris, qu’elle avait au bout du nez.
Comme la tante de Wolff était connue de toute la ville pour avoir pignon sur rue et de l’or plein un vieux bas de laine, elle n’avait pas osé envoyer son neveu à l’école des pauvres ; mais elle avait tellement chicané, pour obtenir un rabais, avec le magister chez qui le petit Wolff allait en classe, que ce mauvais pédant, vexé d’avoir un élève si mal v
tu et payant si mal, lui infligeait très souvent, et sans justice aucune, l’écriteau dans le dos et le bonnet d’ne, et excitait mme contre lui ses camarades, tous fils de bourgeois cossus, qui faisaient de l’orphelin leur souffre-douleur.
Le pauvre mignon était donc malheureux comme les pierres du chemin et se cachait dans tous les coins pour pleurer, quand arrivèrent les f
tes de Nol.
La veille du grand jour, le ma
tre d’école devait conduire tous ses élèves à la messe de minuit et les ramener chez leurs parents.
Or, comme l’hiver était très rigoureux, cette année-là, et comme, depuis plusieurs jours, il était tombé une grande quantité de neige, les écoliers vinrent tous au rendez-vous chaudement empaquetés et emmitouflés, avec bonnets de fourrure enfoncés sur les oreilles, doubles et triples vestes, gants et mitaines de tricot et bonnes grosses bottines à clous et à fortes semelles. Seul, le petit Wolff se présenta grelottant sous ses habits de tous les jours et des dimanches, et n’ayant aux pieds que des chaussons de Strasbourg dans de lourds sabots.
Ses méchants camarades, devant sa triste mine et sa dégaine de paysan, firent sur son compte mille risées ; mais l’orphelin était tellement occupé à souffler sur ses doigts et souffrait tant de ses engelures, qu’il n’y prit pas garde. – Et la bande de gamins, marchant deux par deux, magister en t
te, se mit en route pour la paroisse.
Il faisait bon dans l’église, qui était toute resplendissante de cierges allumés ; et les écoliers, excités par la douce chaleur, profitèrent du tapage de l’orgue et des chants pour bavarder à demi-voix. Ils vantaient les réveillons qui les attendaient dans leurs familles. Le fils du bourgmestre avait vu, avant de partir, une oie monstrueuse, que des truffes tachetaient de points noirs comme un léopard. Chez le premier échevin, il y avait un petit sapin dans une caisse, aux branches duquel pendaient des oranges, des sucreries et des polichinelles. Et la cuisinière du tabellion avait attaché derrière son dos, avec une épingle, les deux brides de son bonnet, ce qu’elle ne faisait que dans ses jours d’inspiration, quand elle était s
re de réussir son fameux plat sucré.
Et puis, les écoliers parlaient aussi de ce que leur apporterait le petit No
l, de ce qu’il déposerait dans leurs souliers, que tous auraient soin, bien entendu, de laisser dans la cheminée avant d’aller se mettre au lit ; – et dans les yeux de ces galopins, éveillés comme une poignée de souris, étincelait par avance la joie d’apercevoir, à leur réveil, le papier rose des sacs de pralines, les soldats de plomb rangés en bataillon dans leur bote, les ménageries sentant le bois verni et les magnifiques pantins habillés de pourpre et de clinquant.
Le petit Wolff, lui, savait bien, par expérience, que sa vieille avare de tante l’enverrait se coucher sans souper ; mais, na
vement, et certain d’avoir été, toute l’année, aussi sage et aussi laborieux que possible, il espérait que le petit Nol ne l’oublierait pas, et il comptait bien, tout à l’heure, placer sa paire de sabots dans les cendres du foyer.
La messe de minuit terminée, les fidèles s’en allèrent, impatients du réveillon, et la bande des écoliers, toujours deux par deux et suivant le pédagogue, sortit de l’église.
Or, sous le porche, assis sur un banc de pierre surmonté d’une niche ogivale, un enfant était endormi, un enfant couvert d’une robe de laine blanche, et pieds nus, malgré la froidure. Ce n’était point un mendiant, car sa robe était propre et neuve, et, près de lui, sur le sol, on voyait, liés dans une serge, une équerre, une hache, une bisaigu
, et les autres outils de l’apprenti charpentier. Éclairé par la lueur des étoiles, son visage aux yeux clos avait une expression de douceur divine, et ses longs cheveux bouclés, d’un blond roux, semblaient allumer une auréole autour de son front. Mais ses pieds d’enfant, bleuis par le froid de cette nuit cruelle de décembre, faisaient mal à voir.
Les écoliers, si bien v
tus et chaussés pour l’hiver, passèrent indifférents devant l’enfant inconnu ; quelques-uns mme, fils des plus gros notables de la ville, jetèrent sur ce vagabond un regard où se lisait tout le mépris des riches pour les pauvres, des gras pour les maigres.
Mais le petit Wolff, sortant de l’église le dernier, s’arr
ta tout ému devant le bel enfant qui dormait.
– « Hélas ! se dit l’orphelin, c’est affreux ! ce pauvre petit va sans chaussures par un temps si rude... Mais, ce qui est encore pis, il n’a m
me pas, ce soir, un soulier ou un sabot à laisser devant lui, pendant son sommeil, afin que le petit Nol y dépose de quoi soulager sa misère ! »
Et, emporté par son bon coeur, Wolff retira le sabot de son pied droit, le posa devant l’enfant endormi, et, comme il put, tant
t à cloche-pied, tantt boitillant et mouillant son chausson dans la neige, il retourna chez sa tante.
– « Voyez le vaurien ! s’écria la vieille, pleine de fureur au retour du déchaussé. Qu’as-tu fait de ton sabot, petit misérable ? »
Le petit Wolff ne savait pas mentir, et bien qu’il grelott
t de terreur en voyant se hérisser les poils gris sur le nez de la mégère, il essaya, tout en balbutiant, de conter son aventure.
Mais la vieille avare partit d’un effrayant éclat de rire.
– « Ah ! monsieur se déchausse pour les mendiants ! Ah ! monsieur dépareille sa paire de sabots pour un va-nu-pieds !... Voilà du nouveau, par exemple !... Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais laisser dans la cheminée le sabot qui te reste, et le petit No
l y mettra cette nuit, je t’en réponds, de quoi te fouetter à ton réveil... Et tu passeras la journée de demain à l’eau et au pain sec... Et nous verrons bien si, la prochaine fois, tu donnes encore tes chaussures au premier vagabond venu ! »
Et la méchante femme, après avoir donné au pauvre petit une paire de soufflets, le fit grimper dans la soupente où se trouvait son galetas. Désespéré, l’enfant se coucha dans l’obscurité et s’endormit bient
t sur son oreiller trempé de larmes.
Mais, le lendemain matin, quand la vieille, réveillée par le froid et secouée par son catarrhe, descendit dans sa salle basse, –
merveille ! – elle vit la grande cheminée pleine de jouets étincelants, de sacs de bonbons magnifiques, de richesses de toutes sortes ; et, devant ce trésor, le sabot droit, que son neveu avait donné au petit vagabond, se trouvait à cté du sabot gauche, qu’elle avait mis là, cette nuit mme, et où elle se disposait à planter une poignée de verges.
Et, comme le petit Wolff, accouru aux cris de sa tante, s’extasiait ingénument devant les splendides présents de No
l, voilà que de grands rires éclatèrent au dehors. La femme et l’enfant sortirent pour savoir ce que cela signifiait, et virent toutes les commères réunies autour de la fontaine publique. Que se passait-il donc ? Oh ! une chose bien plaisante et bien extraordinaire ! Les enfants de tous les richards de la ville, ceux que leurs parents voulaient surprendre par les plus beaux cadeaux, n’avaient trouvé que des verges dans leurs souliers.
Alors, l’orphelin et la vieille femme, songeant à toutes les richesses qui étaient dans leur cheminée, se sentirent pleins d’épouvante. Mais, tout à coup, on vit arriver M. le curé, la figure bouleversée. Au-dessus du banc placé près de la porte de l’église, à l’endroit m
me où, la veille, un enfant, vtu d’une robe blanche et pieds nus, malgré le grand froid, avait posé sa tte ensommeillée, le prtre venait de voir un cercle d’or, incrusté dans les vieilles pierres.
Et tous se signèrent dévotement, comprenant que ce bel enfant endormi, qui avait auprès de lui des outils de charpentier, était Jésus de Nazareth en personne, redevenu pour une heure tel qu’il était quand il travaillait dans la maison de ses parents, et ils s’inclinèrent devant ce miracle que le bon Dieu avait voulu faire pour récompenser la confiance et la charité d’un enfant.

Charles Dickens Un conte de Noël

Un soir de Noël, Scrooge, vieil homme d'affaires avare et cupide, a une hallucination en rentrant chez lui : il voit le fantôme de Jacob Marley, son associé décédé des années auparavant, dans le marteau de la porte. Sans s'inquiéter outre mesure de cette «sottise», Scrooge s'apprête à se mettre au lit lorsque la sonnette qui servait autrefois à appeler les domestiques se met à tinter. Or, cette sonnette aboutit à une pièce condamnée depuis bien longtemps, et personne n'a donc pu en tirer la ficelle...

Voici le conte de Noël le plus connu de l'auteur, une belle histoire à lire au coin du feu, chaque année, juste avant Noël...

https://www.ebooksgratuits.com/pdf/dickens_cantique_de_noel.pdf

Guy de Maupassant Conte de Noël

Guy de Maupassant, Conte de Noël

L e docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à
mi-voix : « Un souvenir de Noël ?… Un souvenir de Noël ? … »

Et tout à coup, il s’écria :

— Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’est une histoire fantastique.
J’ai vu un miracle ! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de Noël.
Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à rien. Et
pourtant, j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce
qui s’appelle vu.

En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je ne crois point à vos croyances, je
crois à la foi, et je sais qu’elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien
des exemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi à amoindrir
l’effet de mon histoire.

Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas été convaincu et converti par ce que
j’ai vu, j’ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de vous dire la chose
naïvement, comme si j’avais une crédulité d’Auvergnat.

J’étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine
Normandie.

L’hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges
arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages
venir du nord ; et la blanche descente des flocons commença.

En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands
arbres poudrés de frimas, semblaient s’endormir sous l’accumulation de cette
mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par
bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie
inutilement, s’abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la
neige de leurs grands becs.

On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière
gelée tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arrêta. La terre avait sur le dos
un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu le jour,
et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on aurait crues de givre, tant le vaste espace
était rigoureux, s’étendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le
froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus : seules les cheminées des
chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les minces filets
de fumée qui montaient droit dans l’air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres
de bois se fussent brisés sous l’écorce ; et, parfois, une grosse branche se
détachait et tombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaient éloignées de cent
lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, j’essayais d’aller
voir mes clients les plus proches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans
quelque creux.

Je m’aperçus bientôt qu’une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un tel
fléau, pensait-on, n’était point naturel. On prétendit qu’on entendait des voix la
nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux émigrants
qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez
donc faire entendre raison à des gens affolés. Une épouvante envahissait les
esprits et on s’attendait à un événement extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d’Épivent, sur la
grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens manquaient
de pain, le forgeron résolut d’aller jusqu’au village. Il resta quelques heures à
causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des
nouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.

Et il se remit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf sur la neige ; oui, un
œuf, déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se pencha, c’était un
œuf en effet. D’où venait-il ? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir
pondre en cet endroit ? Le forgeron s’étonna, ne comprit pas ; mais il ramassa
l’œuf et le porta à sa femme.

— Tiens, la maîtresse, v’là un œuf que j’ai trouvé sur la route !
La femme hocha la tête : — Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soûl,
bien sûr ?

— Mais non, la maîtresse, même qu’il était au pied d’une haie, et encore
chaud, pas gelé. Le v’là, j’me l’ai mis sur l’estomac pour qui n’refroidisse pas.
Tu le mangeras pour ton dîner.
L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se mit à
raconter ce qu’on disait par la contrée.

La femme écoutait, toute pâle.

— Pour sûr, que j’en ai entendu, des sifflets, l’autre nuit, même qu’ils
semblaient v’nir de la cheminée.
On se mit à table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant que le mari
étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf et l’examina d’un œil
méfiant.

— Si y avait qué que chose dans c’t’oeuf ?
— Qué que tu veux qu’y ait ?
— J’sais ti, mé ?
— Allons, mange-le, et fais pas la bête.
Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bien frais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le
mari disait :

— Eh bien ! qué goût qu’il a, c’t’oeuf ?
Elle ne répondait pas, et elle acheva de l’avaler ; puis, soudain elle planta sur
son homme des yeux fixes, hagards, affolés ; leva les bras, les tordit et,
convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de
tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le forgeron,
impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.

Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable :

— J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps !
Je fus appelé le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le
moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l’obstacle des hautes neiges, la
nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme : « La femme au
forgeron qu’est possédée ! » Et on venait de partout, sans oser pénétrer dans
la maison ; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte
qu’on ne les aurait pas crus d’une créature humaine.

Le curé du village fut prévenu. C’était un vieux prêtre naïf. Il accourut en
surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en étendant les
mains, les formules d’exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient
sur un lit la femme écumante et tordue.

Mais l’esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver :

— J’ai envie, dit-il, de faire assister à l’office de cette nuit cette malheureuse.
Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l’heure même où il naquit
d’une femme.
Je répondis au curé :

— Je vous approuve absolument, Monsieur l’abbé. Si elle a l’esprit frappé par la cérémonie sacrée (et rien n’est plus propice à l’émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède.

Le vieux prêtre murmura :

— Vous n’êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-ce pas ? Vous vous
chargez de l’amener ?
Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’église se mit à sonner, jetant sa voix
plaintive à travers l’espace morne, sur l’étendue blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d’airain du
clocher. La pleine lune éclairait d’une lueur vive et blafarde tout l’horizon,
rendait plus visible la pâle désolation des champs.

J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.

La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit proprement
malgré sa résistance éperdue, et on l’emporta.

L’église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide ; les chantres
poussaient leurs notes monotones ; le serpent ronflait ; la petite sonnette de
l’enfant de chœur tintait, réglant les mouvements des fidèles.

J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et j’attendis
le moment que je croyais favorable.

Je choisis l’instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes et
femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait
pendant que le prêtre achevait le mystère divin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la folle.

Dès qu’elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur en feu et le
tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur qu’elle faillit nous échapper,
et elle poussa des clameurs si aiguës qu’un frisson d’épouvante passa dans
l’église ; toutes les têtes se relevèrent ; des gens s’enfuirent.

Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispée et tordue en nos mains, le
visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu’aux marches du chœur et puis on la tint fortement accroupie à terre.
Le prêtre s’était levé ; il attendait. Dès qu’il la vit arrêtée, il prit en ses mains
l’ostensoir ceint de rayons d’or, avec l’hostie blanche au milieu, et, s’avançant de quelques pas, il l’éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la Démoniaque.
Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objet rayonnant.
Et le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait pris pour une statue.
Et cela dura longtemps, longtemps.
La femme semblait saisie de peur, fascinée ; elle contemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, et criant toujours, mais d’une voix moins déchirante.

Et cela dura encore longtemps.
On eût dit qu’elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu’ils étaient rivés sur l’hostie ; et elle ne faisait plus que gémir ; et son corps roidi s’amollissait, s’affaissait.


Toute la foule était prosternée le front par terre.
La Possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puis les relevait
aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de son Dieu. Elle s’était tue.
Et puis soudain, je m’aperçus que ses yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation
persistante de l’ostensoir aux rayons d’or, terrassée par le Christ victorieux.
On l’emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l’autel.
L’assistance bouleversée entonna un Te Deum d’actions de grâces.
Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.
Voilà, Mesdames, le miracle que j’ai vu.

Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d’une voix contrariée :

— Je n’ai pu refuser de l’attester par écrit.

Hans Christian Andersen La petite fille aux allumettes

Hans Christian Andersen, La petite fille aux allumettes


Il faisait effroyablement froid ; il neigeait depuis le matin ; il faisait déjà sombre ; le soir approchait, le soir du dernier jour de l'année. Au milieu des rafales, par ce froid glacial, une pauvre petite fille marchait dans la rue : elle n'avait rien sur la tête, elle était pieds nus. Lorsqu'elle était sortie de chez elle le matin, elle avait eu de vieilles pantoufles beaucoup trop grandes pour elle. Aussi les perdit-elle lorsqu'elle eut à se sauver devant une file de voitures ; les voitures passées, elle chercha après ses chaussures ; un méchant gamin s'enfuyait emportant en riant l'une des pantoufles ; l'autre avait été entièrement écrasée.


Voilà la malheureuse enfant n'ayant plus rien pour abriter ses pauvres petits petons. Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes : elle en tenait à la main un paquet. Mais, ce jour, la veille du nouvel an, tout le monde était affairé ; par cet affreux temps, personne ne s'arrêtait pour considérer l'air suppliant de la petite qui faisait pitié. La journée finissait, et elle n'avait pas encore vendu un seul paquet d'allumettes. Tremblante de froid et de faim, elle se traînait de rue en rue.


Des flocons de neige couvraient sa longue chevelure blonde. De toutes les fenêtres brillaient des lumières : de presque toutes les maisons sortait une délicieuse odeur, celle de l'oie, qu'on rôtissait pour le festin du soir : c'était la Saint-Sylvestre. Cela, oui, cela lui faisait arrêter ses pas errants.


Enfin, après avoir une dernière fois offert en vain son paquet d'allumettes, l'enfant aperçoit une encoignure entre deux maisons, dont l'une dépassait un peu l'autre. Harassée, elle s'y assied et s'y blottit, tirant à elle ses petits pieds : mais elle grelotte et frissonne encore plus qu'avant et cependant elle n'ose rentrer chez elle. Elle n'y rapporterait pas la plus petite monnaie, et son père la battrait.


L'enfant avait ses petites menottes toutes transies.»Si je prenais une allumette, se dit-elle, une seule pour réchauffer mes doigts ?» C'est ce qu'elle fit. Quelle flamme merveilleuse c'était ! Il sembla tout à coup à la petite fille qu'elle se trouvait devant un grand poêle en fonte, décoré d'ornements en cuivre. La petite allait étendre ses pieds pour les réchauffer, lorsque la petite flamme s'éteignit brusquement : le poêle disparut, et l'enfant restait là, tenant en main un petit morceau de bois à moitié brûlé.


Elle frotta une seconde allumette : la lueur se projetait sur la muraille qui devint transparente. Derrière, la table était mise : elle était couverte d'une belle nappe blanche, sur laquelle brillait une superbe vaisselle de porcelaine. Au milieu, s'étalait une magnifique oie rôtie, entourée de compote de pommes : et voilà que la bête se met en mouvement et, avec un couteau et une fourchette fixés dans sa poitrine, vient se présenter devant la pauvre petite. Et puis plus rien : la flamme s'éteint.


L'enfant prend une troisième allumette, et elle se voit transportée près d'un arbre de Noël, splendide. Sur ses branches vertes, brillaient mille bougies de couleurs : de tous côtés, pendait une foule de merveilles. La petite étendit la main pour saisir la moins belle : l'allumette s'éteint. L'arbre semble monter vers le ciel et ses bougies deviennent des étoiles : il y en a une qui se détache et qui redescend vers la terre, laissant une traînée de feu.


«Voilà quelqu'un qui va mourir» se dit la petite. Sa vieille grand-mère, le seul être qui l'avait aimée et chérie, et qui était morte il n'y avait pas longtemps, lui avait dit que lorsqu'on voit une étoile qui file, d'un autre côté une âme monte vers le paradis. Elle frotta encore une allumette : une grande clarté se répandit et, devant l'enfant, se tenait la vieille grand-mère.


- Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère, emmène-moi. Oh ! tu vas me quitter quand l'allumette sera éteinte : tu t'évanouiras comme le poêle si chaud, le superbe rôti d'oie, le splendide arbre de Noël. Reste, je te prie, ou emporte-moi.


Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une autre, et enfin tout le paquet, pour voir la bonne grand-mère le plus longtemps possible. La grand-mère prit la petite dans ses bras et elle la porta bien haut, en un lieu où il n'y avait plus ni de froid, ni de faim, ni de chagrin : c'était devant le trône de Dieu.



Le lendemain matin, cependant, les passants trouvèrent dans l'encoignure le corps de la petite ; ses joues étaient rouges, elle semblait sourire ; elle était morte de froid, pendant la nuit qui avait apporté à tant d'autres des joies et des plaisirs. Elle tenait dans sa petite main, toute raidie, les restes brûlés d'un paquet d'allumettes.


- Quelle sottise ! dit un sans-coeur. Comment a-t-elle pu croire que cela la réchaufferait ? D'autres versèrent des larmes sur l'enfant ; c'est qu'ils ne savaient pas toutes les belles choses qu'elle avait vues pendant la nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elle avait bien souffert, elle goûtait maintenant dans les bras de sa grand-mère la plus douce félicité.

Hans Christian Andersen Le Bonhomme de neige

Le Bonhomme de neige

Quel beau froid il fait aujourd’hui ! dit le Bonhomme de neige. Tout mon corps en craque de plaisir. Et ce vent cinglant, comme il vous fouette
agréablement ! Puis, de l’autre côté, ce globe de feu qui me regarde tout béat !
Il voulait parler du soleil qui disparaissait à ce moment.

- Oh ! il a beau faire, il ne m’éblouira pas ! Je ne lâcherai pas encore mes deux escarboucles.

Il avait, en effet, au lieu d’yeux, deux gros morceaux de charbon de terre brillant et sa bouche était faite d’un vieux râteau, de telle façon qu’on voyait toutes ses dents. Le bonhomme de neige était né au milieu des cris de joie des enfants.

Le soleil se coucha, la pleine lune monta dans le ciel ; ronde, et grosse, claire et belle, elle brillait au noir firmament.

- Ah ! le voici qui réapparaît de l’autre côté, dit le Bonhomme de neige.

Il pensait que c’était le soleil qui se montrait de nouveau.

- Maintenant, je lui ai fait atténuer son éclat. Il peut rester suspendu là-haut et paraître brillant ; du moins, je peux me voir moi-même. Si seulement je savais ce qu’il faut faire pour bouger de place ! J’aurais tant de plaisir à me remuer un peu ! Si je le pouvais, j’irais tout de suite me promener sur la glace et faire des glissades, comme j’ai vu faire aux enfants. Mais je ne peux pas courir.

- Ouah ! ouah ! aboya le chien de garde.

Il ne pouvait plus aboyer juste et était toujours enroué, depuis qu’il n’était plus chien de salon et n’avait plus sa place sous le poêle.

- Le soleil t’apprendra bientôt à courir. Je l’ai bien vu pour ton prédécesseur, pendant le dernier hiver. Ouah ! ouah !

- Je ne te comprends pas, dit le Bonhomme de neige. C’est cette boule, là-haut (il voulait dire la lune), qui m’apprendra à courir ? C’est moi plutôt qui l’ai fait filer en la regardant fixement, et maintenant elle ne nous revient que timidement par un autre côté.

- Tu ne sais rien de rien, dit le chien ; il est vrai aussi que l’on t’a construit depuis peu. Ce que tu vois là, c’est la lune ; et celui qui a disparu, c’est le soleil. Il reviendra demain et, tu peux m’en croire, il saura t’apprendre à courir dans le fossé. Nous allons avoir un changement de temps. Je sens cela à ma patte gauche de derrière. J’y ai des élancements et des picotements très forts.

- Je ne le comprends pas du tout, se dit à lui-même le Bonhomme de neige, mais j’ai le pressentiment qu’il m’annonce quelque chose de désagréable. Et
puis, cette boule qui m’a regardé si fixement avant de disparaître, et qu’il appelle le soleil, je sens bien qu’elle aussi n’est pas mon amie.

- Ouah ! ouah ! aboya le chien en tournant trois fois sur lui-même.

Le temps changea en effet. Vers le matin, un brouillard épais et humide se répandit sur tout le pays, et, un peu avant le lever du soleil, un vent glacé se leva, qui fit redoubler la gelée. Quel magnifique coup d’oeil, quand le soleil parut ! Arbres et bosquets étaient couverts de givre et toute la contrée ressemblait à une forêt de blanc corail. C’était comme si tous les rameaux étaient couverts de blanches fleurs brillantes.

Les ramifications les plus fines, et que l’on ne peut remarquer en été, apparaissaient maintenant très distinctement. On eût dit que chaque branche jetait un éclat particulier,c’était d’un effet éblouissant. Les bouleaux s’inclinaient mollement au souffle du vent ; il y avait en eux de la vie comme les arbres en ont en plein été. Quand le soleil vint à briller au milieu de cette splendeur incomparable, il sembla que des éclairs partaient de toutes parts, et que le vaste manteau de neige qui couvrait la terre ruisselait de diamants étincelants.

-Quel spectacle magnifique ! s’écria une jeune fille qui se promenait dans le jardin avec un jeune homme. Ils s’arrêtèrent près du Bonhomme de neige et regardèrent les arbres qui étincelaient. Même en été, on ne voit rien de plus beau !

- Surtout on ne peut pas rencontrer un pareil gaillard ! répondit le jeune homme en désignant le Bonhomme de neige. Il est parfait !

- Qui était-ce ? demanda le Bonhomme de neige au chien de garde. Toi qui es depuis si longtemps dans la cour, tu dois certainement les connaître ?

- Naturellement ! dit le chien. Elle m’a si souvent caressé, et lui m’a donné tant d’os à ronger. Pas de danger que je les morde !

- Mais qui sont-ils donc ?

- Des fiancés, répondit le chien. Ils veulent vivre tous les deux dans la même niche et y ronger des os ensemble. Ouah! ouah !

- Est-ce que ce sont des gens comme toi et moi ?

- Ah ! mais non ! dit le chien. Ils appartiennent à la famille des maîtres ! Je connais tout ici dans cette cour ! Oui, il y a un temps où je n’étais pas dans la cour, au froid et à l’attache pendant que souffle le vent glacé. Ouah ! ouah !

- Moi, j’adore le froid ! dit le Bonhomme de neige. Je t’en prie, raconte. Mais tu pourrais bien faire moins de bruit avec ta chaîne. Cela m’écorche les oreilles.

- Ouah ! ouah ! aboya le chien. J’ai été jeune chien, gentil et mignon, comme on me le disait alors. J’avais ma place sur un fauteuil de velours dans le château, parfois même sur le giron des maîtres. On m’embrassait sur le museau, et on m’époussetait les pattes avec un mouchoir brodé. On m’appelait « Chéri ». Mais je devins grand, et l’on me donna à la femme de ménage.

J’allai demeurer dans le cellier ; tiens ! d’où tu es, tu peux en voir l’intérieur.

Dans cette chambre, je devins le maître ; oui, je fus le maître chez la femme de ménage. C’était moins luxueux que dans les appartements du dessus, mais ce n’en était que plus agréable. Les enfants ne venaient pas constamment me tirailler et me tarabuster comme là-haut. Puis j’avais un coussin spécial, et je me chauffais à un bon poêle, la plus belle invention de notre siècle, tu peux m’en croire. Je me glissais dessous et l’on ne me voyait plus. Tiens ! j’en rêve encore.

- Est-ce donc quelque chose de si beau qu’un poêle ? reprit le Bonhomme de neige après un instant de réflexion.

- Non, non, tout au contraire ! C’est tout noir, avec un long cou et un cercle en cuivre. Il mange du bois au point que le feu lui en sort par la bouche. Il faut se mettre au-dessus ou au-dessous, ou à côté, et alors, rien de plus agréable. Du reste, regarde par la fenêtre, tu l’apercevras.

Le Bonhomme de neige regarda et aperçut en effet un objet noir, reluisant, avec un cercle en cuivre, et par-dessous lequel le feu brillait. Cette vue fit sur lui une impression étrange, qu’il n’avait encore jamais éprouvée, mais que tous les hommes connaissent bien.

- Pourquoi es-tu parti de chez elle ? demanda le Bonhomme de neige.

Il disait : elle, car, pour lui, un être si aimable devait être du sexe féminin.

- Comment as-tu pu quitter ce lieu de délices ?

- Il le fallait bon gré mal gré, dit le chien. On me jeta dehors et on me mit à l’attache, parce qu’un jour je mordis à la jambe le plus jeune des fils de la maison qui venait de me prendre un os. Les maîtres furent très irrités, et l’on m’envoya ici à l’attache. Tu vois, avec le temps, j’y ai perdu ma voix. J’aboie très mal.

Le chien se tut. Mais le Bonhomme de neige n’écoutait déjà plus ce qu’il lui disait. Il continuait à regarder chez la femme de ménage, où le poêle était
posé.

- Tout mon être en craque d’envie, disait-il. Si je pouvais entrer ! Souhait bien innocent, tout de même ! Entrer, entrer, c’est mon voeu le plus cher ; il faut que je m’appuie contre le poêle, dussé-je passer par la fenêtre !

- Tu n’entreras pas, dit le chien, et si tu entrais, c’en serait fait de toi.

- C’en est déjà fait de moi, dit le Bonhomme de neige ; l’envie me détruit.

Toute la journée il regarda par la fenêtre. Du poêle sortait une flamme douce et caressante ; un poêle seul, quand il a quelque chose à brûler, peut produire
une telle lueur ; car le soleil ou la lune, ce ne serait pas la même lumière.

Chaque fois qu’on ouvrait la porte, la flamme s’échappait par-dessous. La blanche poitrine du Bonhomme de neige en recevait des reflets rouges.

-Je n’y puis plus tenir ! C’est si bon lorsque la langue lui sort de la bouche !

La nuit fut longue, mais elle ne parut pas telle au Bonhomme de neige. Il était plongé dans les idées les plus riantes. Au matin, la fenêtre du cellier était
couverte de givre, formant les plus jolies arabesques qu’un Bonhomme de neige pût souhaiter ; seulement, elles cachaient le poêle. La neige craquait plus que jamais ; un beau froid sec, un vrai plaisir pour un Bonhomme de neige.

Un coq chantait en regardant le froid soleil d’hiver. Au loin dans la campagne, on entendait résonner la terre gelée sous les pas des chevaux s’en allant au
labour, pendant que le conducteur faisait gaiement claquer son fouet en chantant quelque ronde campagnarde que répétait après lui l’écho de la colline
voisine.

Et pourtant le Bonhomme de neige n’était pas gai. Il aurait dû l’être, mais il ne l’était pas.

Aussi, quand tout concourt à réaliser nos souhaits, nous cherchons dans l’impossible et l’inattendu ce qui pourrait arriver pour troubler notre repos ; il
semble que le bonheur n’est pas dans ce que l’on a la satisfaction de posséder, mais tout au contraire dans l’imprévu d’où peut souvent sortir notre malheur.

C’est pour cela que le Bonhomme de neige ne pouvait se défendre d’un ardent désir de voir le poêle, lui l’homme du froid auquel la chaleur pouvait être si
désastreuse. Et ses deux gros yeux de charbon de terre restaient fixés immuablement sur le poêle qui continue à brûler sans se douter de l’attention
attendrie dont il était l’objet.

- Mauvaise maladie pour un Bonhomme de neige ! pensait le chien. Ouah ! ouah ! Nous allons encore avoir un changement de temps !

Et cela arriva en effet : ce fut un dégel. Et plus le dégel grandissait, plus le Bonhomme de neige diminuait. Il ne disait rien ; il ne se plaignait pas ; c’était mauvais signe. Un matin, il tomba en morceaux, et il ne resta de lui qu’une espèce de manche à balai. Les enfants l’avaient planté en terre, et avaient construit autour leur Bonhomme de neige.

- Je comprends maintenant son envie, dit le chien. C’est ce qu’il avait dans le corps qui le tourmentait ainsi ! Ouah ouah !

Bientôt après, l’hiver disparut à son tour.

- Ouah ! ouah ! aboyait le chien ; et une petite fille chantait dans la cour :

Ohé ! voici l’hiver parti
Et voici février fini !
Chantons : Coucou !
Chantons ! Cui… uitte !
Et toi, bon soleil, viens vite !

Personne ne pensait plus au Bonhomme de neige.

- Je comprends maintenant son envie, dit le chien. C’est ce qu’il avait dans le corps qui le tourmentait ainsi ! Ouah ouah !

Bientôt après, l’hiver disparut à son tour.

-Ouah ! ouah ! aboyait le chien ; et une petite fille chantait dans la cour :

Ohé ! voici l’hiver parti
Et voici février fini !
Chantons : Coucou !
Chantons ! Cui… uitte !
Et toi, bon soleil, viens vite !

Personne ne pensait plus au Bonhomme de neige.

Hans Christian Andersen (1805-1875)

Alphonse Allais Conte de Noël

Alphonse Allais, Conte de Noël

Ce matin-là, il n’y eut qu’un cri dans tout le Paradis :

— Le bon Dieu est mal luné aujourd’hui. Malheur à celui qui contrarierait ses desseins !
L’impression générale était juste : le Créateur n’était pas à prendre avec des pincettes.

À l’archange qui vint se mettre à sa disposition pour le service de la journée, Il répondit sèchement :

— Zut ! fichez-moi la paix !
Puis, Il passa nerveusement Sa main dans Sa barbe blanche, s’affaissa — plutôt qu’il ne s’assit — sur Son trône d’or, frappa la nue d’un pied rageur et s’écria :

— Ah ! j’en ai assez de tous ces humains ridicules et de leur sempiternel Noël, et de leurs sales gosses avec leurs sales godillots dans la cheminée. Cette année, ils auront… la peau !
Il fallait que le Père Éternel fût fort en colère pour employer cette triviale expression, Lui d’ordinaire si bien élevé.

— Envoyez-moi le bonhomme Noël, tout de suite ! ajouta-t-Il.
Et comme personne ne bougeait :
— Eh bien ! vous autres, ajouta Dieu, qu’est-ce que vous attendez ? Vous, Paddy, vieux poivrot, allez me quérir le bonhomme Noël !
(Celui que le Tout-Puissant appelle familièrement Paddy n’est autre que saint Patrick, le patron des Irlandais.)

Et l’on entendit à la cantonade :

— Allo ! Santa Claus ! Come along, old chappie !
Le bon Dieu redoubla de fureur :
— Ce pochard de Paddy se croit encore à Dublin, sans doute ! Il ne doit cependant pas ignorer que j’ai interdit l’usage de la langue anglaise dans tout le séjour des Bienheureux !
Le bonhomme Noël se présenta :

— Ah ! te voilà, toi !
— Mais oui, Seigneur !
— Eh bien ! tu me feras le plaisir, cette nuit, de ne pas bouger du ciel…
— Cette nuit, Seigneur ? Mais Notre-Seigneur n’y pense pas ! C’est cette nuit…
Noël !
— Précisément ! précisément ! fit Dieu en imitant, à s’y méprendre, l’accent de Raoul Ponchon.
— Et moi qui ai fait toutes mes petites provisions !…
— Le royaume des Cieux est assez riche pour n’être point à la merci même de ses plus vieux clients. Et puis… pour ce que ça nous rapporte !
— Le fait est !
— Ces gens-là n’ont même pas la reconnaissance du polichinelle… Je fais un pari qu’il y aura plus de monde, cette nuit, au Chat Noir qu’à Notre-Dame de Lorette. Veux-tu parier ?
— Mon Dieu, vous ne m’en voudrez pas, mais parier avec vous, la Source de tous les Tuyaux, serait faire métier de dupe.
— Tu as raison, sourit le Seigneur.
— Alors, c’est sérieux ? insista le bonhomme Noël.
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Tu feras porter tes provisions de joujoux aux enfants des Limbes. En voilà qui sont autrement intéressants que les fils des Hommes. Pauvres gosses !
Un visible mécontentement se peignait sur la physionomie des anges, des saints et autres habitants du céleste séjour.

Dieu s’en aperçut.

— Ah ! on se permet de ronchonner ! Eh bien ! mon petit père Noël, je vais corser mon programme ! Tu vas descendre sur terre cette nuit, et non seulement tu ne leur ficheras rien dans leurs ripatons, mais encore tu leur barboteras lesdits ripatons, et je me gaudis d’avance au spectacle de tous ces imbéciles contemplant demain matin leurs âtres veufs de chaussures.
— Mais… les pauvres ?… Les pauvres aussi ? Il me faudra enlever les pauvres petits souliers des pauvres petits pauvres ?
— Ah ! ne pleurniche pas, toi ! Les pauvres petits pauvres ! Ah ! ils sont chouettes, les pauvres petits pauvres ! Voulez-vous savoir mon avis sur les victimes de l’Humanité Terrestre ? Eh bien ! ils me dégoûtent encore plus que les riches !… Quoi ! voilà des milliers et des milliers de robustes prolétaires qui, depuis des siècles, se laissent exploiter docilement par une minorité de fripouilles féodales, capitalistes ou pioupioutesques ! Et c’est à moi qu’ils s’en prennent de leurs détresses ! Je vais vous le dire franchement : Si j’avais été le petit Henry, ce n’est pas au café Terminus que j’aurais jeté ma bombe, mais
chez un mastroquet du faubourg Antoine !
Dans un coin, saint Louis et sainte Élisabeth de Hongrie se regardaient, atterrés de ces propos :
— Et penser, remarqua saint Louis, qu’il n’y a pas deux mille ans, il disait : Obéissez aux Rois de la terre ! Où allons-nous, grand Dieu ! où allons-nous ? Le voilà qui tourne à l’anarchie !
Le Grand Architecte de l’Univers avait parlé d’un ton si sec que le bonhomme Noël se le tint pour dit.

Dans la nuit qui suivit, il visita toutes les cheminées du globe et recueillit soigneusement les petites chaussures qui les garnissaient.

Vous pensez bien qu’il ne songea même pas à remonter au ciel cette vertigineuse collection. Il la céda, pour une petite somme destinée à grossir le denier de Saint-Pierre, à des messieurs fort aimables, et voilà comment a pu s’ouvrir, hier, à des prix qui défient toute concurrence, 739, rue du Temple, la splendide maison :

AU BONHOMME NOËL
Spécialité de chaussures d’occasion en tous genres
pour bébés, garçonnets et fillettes.

Nous engageons vivement nos lecteurs à visiter ces vastes magasins, dont les intelligents directeurs, MM. Meyer et Lévy, ont su faire une des attractions de Paris.


Léon Tolstoï Là où est l’amour, là est Dieu

Là où est l’amour, là est Dieu


Il y avait dans une ville un savetier appelé Martin Avdiéitch. Il occupait dans un sous-sol une pièce éclairée d’une fenêtre. La fenêtre donnait sur la rue ;
on voyait passer le monde, et, bien qu’il n’aperçût que leurs pieds, Martin
reconnaissait les gens à leurs bottes.

Il vivait là depuis longtemps, et connaissait beaucoup de monde. Il était rare
qu’une paire de bottes ne lui passât pas une fois ou deux entre les mains. Il
ressemelait les unes, rapiéçait les autres ; parfois il renouvelait les empeignes.
Et souvent il voyait à travers la fenêtre l’oeuvre de ses doigts.

Avdiéitch avait beaucoup d’ouvrage, car il travaillait proprement, fournissait de
la bonne marchandise, ne surfaisait personne et livrait au jour dit. Et tous
l’appréciaient et la besogne ne chômait jamais.

De tout temps, Avdiéitch s’était montré un brave garçon. Mais, en prenant de
l’âge, il se mit à songer davantage à son âme et à se rapprocher de Dieu. Alors
qu’il travaillait encore chez son patron, sa femme était morte, lui laissant un
petit garçon de trois ans.

Ses enfants ne vivaient pas. Les aînés, il les avait tous perdus. Il voulut
d’abord envoyer son fils à la campagne, chez sa soeur ; puis il eut pitié et
pensa :
– Il lui serait trop dur, à mon Kapitochka, de vivre dans une famille
étrangère. Je veux le garder avec moi.

Et Avdiéitch quitta son patron et s’établit à son compte avec son fils. Mais Dieu
ne bénit pas Martin dans ses enfants. Comme il commençait à grandir et à
aider son père, Kapitochka tomba malade : il dépérit pendant une semaine et
mourut.

Avdiéitch ensevelit son enfant et désespéra de tout. Il était si désolé qu’il se prit à murmurer contre Dieu. Il se sentait si malheureux, Martin, qu’il
demandait souvent la mort au Seigneur, lui reprochant de ne pas l’avoir pris,
lui, un vieillard, à la place de son fils unique et adoré. Il cessa même de
fréquenter l’église.

Voici qu’un jour, vers la Pentecôte, arriva chez Avdiéitch un de ses pays, un
pèlerin toujours en marche depuis huit ans. Ils causèrent, et Martin se plaignit
amèrement de ses malheurs.

– Je n’ai plus même envie de vivre, homme de Dieu, disait-il. Je ne demande
qu’à mourir. C’est tout ce que j’implore de Dieu. Je n’ai maintenant plus
d’espérance.

Et le petit vieux lui répondit :
– Ce n’est pas bien de parler ainsi, Martin. Il ne nous appartient pas de juger
ce que Dieu a fait, c’est au-dessus de notre intelligence. Dieu seul est juge de
ce qu’il fait. Il a décidé que ton fils mourrait, et que toi tu vivrais : c’est que
cela vaut mieux ainsi. Et ton désespoir vient de ce que tu veux vivre pour toi,
pour ton propre bonheur.

– Et pourquoi vit-on ? demanda Avdiéitch.

Et le vieux dit :
– C’est pour Dieu qu’il faut vivre. C’est lui qui te donne la vie, c’est pour lui
que tu dois vivre. Quand tu commenceras à vivre pour lui, tu n’auras plus de
chagrin, et tu supporteras tout facilement.

Martin garda un moment le silence. Puis il reprit :
– Et comment vivre pour Dieu ?

Et le vieux répondit :
– Comment vivre pour Dieu ? C’est ce que le Christ a révélé. Sais-tu lire ?
Achète l’Évangile et lis. Là, tu apprendras comment il faut vivre pour Dieu. Là,
tu trouveras réponse à tout ce que tu demandes.

Ces paroles allèrent au coeur d’Avdiéitch. Il s’en alla le jour même acheter un
Nouveau Testament en gros caractères et se mit à lire.

Il voulait lire seulement pendant les fêtes ; mais, une fois qu’il eut commencé,
il se sentit dans l’âme un tel apaisement qu’il prit l’habitude de parcourir tous
les jours quelques pages. Parfois, il s’oubliait si bien dans sa lecture, que tout
le pétrole de sa lampe était consumé, sans qu’il pût s’arracher au livre saint.

Il lisait ainsi chaque soir. Et plus il lisait, plus il comprenait clairement ce que
Dieu lui voulait, et comment il faut vivre pour Dieu ; de plus en plus la joie
pénétrait dans son coeur.

Naguère, avant de se coucher, il lui arrivait de soupirer, de gémir en évoquant
le souvenir de Kapitochka. Maintenant, il se contentait de dire :

– Gloire à Toi ! Gloire à Toi ! Seigneur. C’est Ta volonté.

Depuis ce temps, la vie d’Avdiéitch changea du tout au tout. Il lui arrivait
auparavant, les jours de fêtes, d’entrer au traktir boire du thé ; et il ne se
refusait pas non plus un verre de vodka. Il se laissait aller à boire avec un ami,
parfois, et sorti du traktir, non pas ivre, mais un peu gai, à dire des folies, à
héler et injurier les passants.

Mais tout cela était loin. Sa vie s’écoulait maintenant paisible et heureuse. Il se
mettait à l’ouvrage dès l’aube, accomplissait sa tâche, décrochait sa lampe, la
posait sur la table, retirait son livre du rayon, l’ouvrait et lisait. Et plus il lisait,
plus il comprenait, et plus sereine était son âme.

Il lui arriva une fois de lire plus tard que de coutume. Il en était alors à
l’Évangile selon saint Luc. Il lut, au chapitre VI, les versets suivants :

« À celui qui te frappe à une joue, présente-lui aussitôt l’autre ; et si quelqu’un
t’ôte ton manteau, ne l’empêche point de prendre aussi l’habit de dessous.
« Donne à tout homme qui te demande, et si quelqu’un t’ôte ce qui est à toi,
ne le redemande pas.
« Et ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi de
même. »

Il lut ensuite les autres versets où le Seigneur dit :

« Mais pourquoi m’appelez-vous : Seigneur, Seigneur, tandis que vous ne faites
pas ce que je dis ?
« Je vous montrerai à qui ressemble tout homme qui vient à moi, et qui écoute
mes paroles, et qui les met en pratique ;
« Il est semblable à un homme qui bâtit une maison, et qui, ayant enfoui et
creusé profondément, en a posé le fondement sur le roc ; et quand il est
survenu un débordement d’eaux, le torrent a donné avec violence contre cette
maison, mais il ne l’a pu ébranler parce qu’elle était fondée sur le roc.
« Mais celui qui écoute mes paroles, et qui ne les met pas en pratique, est
semblable à un homme qui a bâti sa maison sur la terre sans fondement,
contre laquelle le torrent a donné avec violence, et aussitôt elle est tombée, et
la ruine de cette maison-là a été grande. »


Avdiéitch lut ces paroles, et son coeur fut pénétré de joie. Il ôta ses lunettes,
les posa sur le livre, s’accouda sur la table et demeura pensif. Et il compara ses
propres actes avec ces paroles, et il se dit :


– Ma maison est-elle fondée sur le roc ou sur le sable ? C’est bien si c’est sur le
roc. On se sent si léger, lorsqu’on se trouve seul et que l’on a agi comme Dieu
l’ordonne ! Tandis que si l’on se laisse distraire de Dieu, on peut retomber dans
le péché. Je vais tout de même poursuivre ; ceci est très bon. Que Dieu m’assiste !

Après avoir ainsi pensé, il voulut se coucher. Mais cela le peinait trop de
s’arracher à son livre. Et il se mit encore à lire le septième chapitre. Il lut
l’histoire du centenier et du fils de la veuve ; il lut la réponse de Jésus aux
disciples de saint Jean. Il arriva au passage où le riche Pharisien convia chez
lui le Seigneur ; il lut comment la pécheresse lui oignit les pieds et les lava
avec ses larmes, et comment il lui remit ses péchés. Puis il en vint au verset
44, et il lut :

« Alors, se tournant vers la femme, il dit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je
suis entré dans ta maison, et tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds ;
mais elle a arrosé mes pieds de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux.
« Tu ne m’as point donné de baiser ; mais elle, depuis qu’elle est entrée, n’a
cessé de me baiser les pieds.
« Tu n’as point oint ma tête d’huile ; mais elle a oint mes pieds d’huile
odoriférante. »

Il lut ce verset et pensa :

« Tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds, tu ne m’as point donné de
baiser, tu n’as point oint ma tête d’huile. »

Et Avdiéitch ôta de nouveau ses lunettes, posa son livre et se reprit à réfléchir.

« Sans doute il était comme moi, ce Pharisien. Moi aussi, j’ai songé
uniquement à moi : pourvu que je busse du thé, que j’eusse chaud, que je ne
manquasse de rien, je ne pensais guère au convié. C’est à moi seul que je
songeais, et du convié nul souci. Et le convié, quel est-il ? Le Seigneur lui-
même !… S’il était venu chez moi, aurais-je donc agi de la sorte ? »

Et Avdiéitch, s’accoudant sur ses deux mains, s’endormit sans s’en apercevoir.

– Martin ! fit tout à coup une voix à son oreille.
Martin se réveilla en sursaut de son assoupissement.
– Qui est là ?
Il se retourna, regarda vers la porte : personne.
Il se rendormit.

Soudain, il entendit bien distinctement ces paroles :
– Martin ! Eh ! Martin ! Regarde demain dans la rue. Je viendrai te voir.
Avdiéitch revint à lui, se leva de sa chaise et se frotta les yeux. Et il ne savait
pas lui-même si c’était en rêve ou en réalité qu’il avait ouï ces paroles.
Il éteignit sa lampe et se coucha.

Le lendemain, avant l’aurore, il se leva, fit sa prière à Dieu, alluma son poêle,
y mit à cuire du stchi , de la choucroute, du kacha , fit bouillir son samovar,
passa son tablier et s’assit près de la fenêtre pour travailler.

Et tout en travaillant, il songeait à ce qui lui était arrivé la veille ; et il ne savait
que penser. Il lui semblait, tantôt qu’il avait été le jouet d’une illusion, tantôt
qu’on avait réellement parlé.

– Ce sont des choses qui arrivent, se dit-il.
Martin restait ainsi à travailler et à regarder par la fenêtre, et, quand passait
quelqu’un dans des bottes qu’il ne connaissait pas, il se courbait pour voir, à
travers la fenêtre, non seulement les pieds, mais encore le visage.

Un dvornik passa, dans des valenki neuves, puis le porteur d’eau, puis un
vieux soldat du temps de Nikolaï, chaussé de vieilles valenki déjà ressemelées
et armé d’une longue pelle.

Il s’appelait Stépanitch, et il vivait chez un marchand du voisinage qui l’avait
recueilli par charité. Il était chargé d’aider les dvorniks.
Le vieux soldat se mit à déblayer la neige devant la fenêtre d’Avdiéitch. Celui-ci
le regarda et reprit sa besogne.

– Je suis, sans doute, bien sot de guetter ainsi, pensait Avdiéitch en se raillant
lui-même. C’est Stépanitch qui déblaye la neige, et moi je crois que c’est le
Christ qui vient me voir. Je divague, vieille cruche que je suis.

Pourtant, après dix autres aiguillées, il regarda de nouveau par la fenêtre ; et il
vit Stépanitch qui, ayant appuyé sa pelle contre le mur, se reposait et se
réchauffait.

– Il est vieux, ce bonhomme-là, se disait Avdiéitch. On voit qu’il n’a même plus
la force de déblayer la neige ; il faudrait peut-être lui donner du thé, j’ai
justement mon samovar qui va s’éteindre.

Il piqua son alêne dans l’établi, se leva, posa le samovar sur la table, versa de
l’eau dans la théière et frappa à la fenêtre. Stépanitch se retourna et
s’approcha. Le savetier lui fit signe et alla ouvrir la porte.

– Viens donc te réchauffer, dit-il, tu dois avoir froid.
– Que le Christ nous sauve ! Oui, c’est vrai, les os me font mal, répondit
Stépanitch.

Le vieux entra, secoua la neige de ses pieds, les essuya de peur de salir le
parquet et vacilla sur ses jambes.

– Ne te donne pas la peine d’essuyer tes pieds, je nettoierai cela ; cela ne fait
rien, viens donc t’asseoir, dit Avdiéitch, prends donc un peu de thé.

Il remplit deux verres, et en poussa un vers son hôte ; lui-même il versa le
sien dans sa soucoupe et se mit à souffler dessus.

Stépanitch but, retourna son verre, posa dessus le restant de sucre et
remercia. Mais on voyait qu’il en désirait encore.
– Prends-en encore, dit Martin.
Et de nouveau il emplit les deux verres.
Tout en buvant, Avdiéitch regardait à tout moment dans la rue.

– Attends-tu quelqu’un ? interrogea l’hôte.
– Si j’attends quelqu’un ? J’ai honte de dire qui j’attends. Je ne sais si j’ai ou
non raison d’attendre, mais il y a une parole qui m’est allée au coeur… Était-ce
un rêve, ou je ne sais quoi ?…Vois-tu, mon frère, je lisais hier l’Évangile de
notre petit Père le Christ, combien Il souffrit, comment Il marchait sur la terre.
Tu en as entendu parler, n’est-ce pas ?
– Oui, j’en ai entendu parler, répondit Stépanitch. Mais nous autres, gens
ignorants, nous ne savons pas lire.
– Eh bien ! je lisais donc comment Il marchait sur la terre… J’ai lu, sais-tu,
comment il est venu chez le Pharisien et comment l’autre n’est point allé au-
devant de Lui… Je lisais donc, mon frère, hier, justement cela, et je pensais :
« Comment pouvait-on ne pas honorer de son mieux notre petit Père le
Christ ? Si, par exemple, me disais-je, pareille chose m’arrivait, à moi, comme
à un autre, je ne saurais même pas comment L’honorer assez. Et lui, le
Pharisien, il ne L’a pas bien accueilli ! » Voilà ce que je pensais. Et je
m’assoupis. Et quand je fus assoupi, mon frère, je m’entendis appeler par mon
nom. Je me lève, et la voix me semble murmurer :
– « Attends-moi, qu’on dit,
je viendrai demain. » Et ainsi deux fois de suite… Eh bien ! me croiras-tu ? cela
m’est resté à la tête. J’ai beau me gronder moi-même, je L’attends toujours,
Lui, notre petit Père !

Stépanitch hocha la tête sans répondre. Il acheva son verre, le coucha sur la
soucoupe ; mais Avdiéitch le releva de nouveau et reversa du thé :
– Prends donc pour ta santé ! Je songe que Lui, notre petit Père, quand Il
marchait sur la terre, Il ne rebutait personne, et Il recherchait surtout les
humbles. Il venait toujours chez les humbles ; ses disciples, Il les prenait
parmi nous autres, des pêcheurs, des artisans comme nous. « Celui qui s’élève
sera abaissé, disait-il ; celui qui s’abaisse sera élevé… » Vous m’appelez
Seigneur, qu’il dit, et moi, je vous lave les pieds ; celui qui veut être le premier
doit être le serviteur des autres… Car, disait-il, « heureux les pauvres d’esprit ;
le royaume des cieux leur est ouvert ».

Stépanitch avait oublié son thé. C’était un homme vieux et sensible. Il
écoutait, et les larmes coulaient le long de ses joues.

– Eh bien ! prends-en encore, lui dit Avdiéitch.
Mais Stépanitch fit le signe de croix, remercia, repoussa le verre et se leva.
– Je te remercie, dit-il, Martin Avdiéitch, de m’avoir traité de la sorte, et de
m’avoir satisfait l’âme avec le corps.
– À ton service. À une autre fois. Je suis toujours content qu’on vienne me
voir, dit Avdiéitch.
Stépanitch partit. Martin se versa ce qui restait de thé, le but, enleva la
vaisselle et vint se rasseoir auprès de la fenêtre à travailler.

Il coud, et, tout en cousant, il regarde par la fenêtre et attend le Christ. Et il ne
fait que penser à Lui, et il repasse dans son esprit ce qu’Il a fait, ce qu’Il a dit.
Deux soldats passèrent, l’un dans des bottes d’ordonnance, l’autre dans des
bottes à lui, puis un barine en galoches vernies, puis un boulanger avec sa
corbeille.

Voici qu’en face de la fenêtre apparut une femme en bas de laine, en souliers
de paysanne. Elle dépassa la fenêtre et s’arrêta tout contre le mur. Avdiéitch,
se penchant, regarde à travers la vitre. Il voit une femme étrangère, avec un
enfant dans les bras, appuyée au mur, et tournant le dos au vent. Elle essayait
d’abriter son nourrisson, mais sans y parvenir, car elle n’avait rien pour
l’envelopper. Cette femme portait des vêtements d’été en fort mauvais état.

Et Avdiéitch, de derrière sa fenêtre, entendit l’enfant crier et sa mère le
consoler, mais sans succès.
Il se leva, ouvrit sa porte, sortit et cria dans l’escalier :

– Bonne femme ! Eh ! bonne femme !
L’étrangère l’entendit et se tourna vers lui :
– Pourquoi donc rester au froid avec ton enfant ? Viens donc dans ma
chambre, tu seras mieux pour le soigner… Par ici ! Par ici !
La femme, toute surprise, voit un vieillard en tablier et en lunettes qui lui fait
signe de venir. Elle le suit.
Elle descend l’escalier et pénètre dans la chambre.
– Ici, viens donc ici, lui dit le vieillard. Assieds-toi plus près du poêle. Chauffe-
toi et fais téter le petit.
– C’est que je n’ai plus de lait, répondit-elle. Depuis ce matin, je n’ai moi-
même rien mangé.
Et elle donna cependant le sein à son nourrisson.
Avdiéitch hocha la tête. Il s’approcha de la table, prit du pain, un bol, ouvrit le
poêle où cuisait le stchi , sortit un pot de kacha ; mais comme la kacha n’avait
pas eu le temps de bouillir, il versa seulement du stchi dans le bol et le posa
sur la table. Il coupa du pain, décrocha une serviette et mit le couvert.

– Assieds-toi, qu’il dit ; mange, bonne femme ! Moi je garderai un peu ton
enfant. J’ai eu aussi des enfants, moi, et je sais les soigner.

La femme fit le signe de la croix, se mit à table et mangea, tandis que Martin,
s’étant assis sur le lit avec l’enfant, lui envoyait des baisers pour le consoler.
Comme l’enfant pleurait toujours, Avdiéitch imagina de le menacer avec son
doigt, qu’il approchait et éloignait alternativement de ses lèvres, mais sans le
lui mettre dans la bouche car ce doigt était noir de poix. Et le petit, regardant
fixement le doigt, cessa de crier et se mit même à rire, à la grande joie
d’Avdiéitch.
Tout en mangeant, l’étrangère racontait qui elle était, d’où elle venait :
– Moi, qu’elle dit, je suis la femme d’un soldat. Mon mari, on l’a fait partir, voilà
déjà huit mois, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Je vivais de mon emploi de
cuisinière, lorsque j’accouchai ; avec un enfant, on n’a plus voulu me garder, et
voilà trois mois que je suis sans place. J’ai mangé tout ce que j’avais ; j’ai
voulu me proposer comme nourrice ; on m’a rebutée : « Trop maigre ! » me
dit-on. Alors je me suis rendue chez une marchande où se trouve placée notre
petite baba : là, on promit de me prendre. Je pensais que la chose allait se
faire tout de suite, mais on m’a dit de revenir l’autre semaine ; et elle demeure
bien loin… Je suis exténuée, et j’ai fatigué aussi mon pauvre petit.
Heureusement que ma patronne a pitié de nous, et nous laisse, au nom du
Christ, dormir chez elle. Autrement je ne saurais que devenir.

Avdiéitch soupira et dit :
– Et tu n’as pas de vêtements chauds ?
– Non. J’ai engagé hier, pour vingt kopecks, mon dernier châle.
La femme s’approcha du lit et prit l’enfant. Avdiéitch se leva, se dirigea vers le
mur, chercha, et apporta une vieille poddiovka .

– Prends, qu’il dit : c’est mauvais, mais cela te servira toujours pour
envelopper.
L’étrangère regarda la poddiovka, regarda le vieillard, prit la poddiovka et
fondit en larmes. Avdiéitch se détourna, non moins ému ; puis il alla vers son
lit, retira le petit coffre, l’ouvrit, chercha et vint se rasseoir en face de la
femme.
Et la femme dit :
– Que le Christ te sauve, petit grand-père ! C’est Lui sans doute qui m’a
conduite devant ta fenêtre. Sans cela, l’enfant aurait pris froid. Quand je suis
partie, il faisait chaud, et maintenant, quel froid ! La bonne idée qu’Il t’a
inspirée, Lui, notre petit Père, de regarder par la fenêtre et d’avoir pitié de
moi !

Avdiéitch sourit :
– C’est Lui, en effet, qui m’a inspiré cette idée, dit-il. Ce n’était point par
hasard que je regardais par la fenêtre.
Et il raconta son rêve à la femme, comment il avait ouï une voix, et comment
le Seigneur lui avait promis de venir chez lui ce jour même.
– Tout peut arriver, repartit la femme, qui se leva, prit la poddiovka, enveloppa
l’enfant, s’inclina et remercia Avdiéitch.

– Prends, au nom du Christ, dit Avdiéitch en lui glissant dans la main une pièce
de vingt kopecks, prends ceci pour dégager le châle.

La femme se signa, Martin se signa aussi, puis il la reconduisit.
Et l’étrangère s’en alla. Après avoir mangé du stchi, Avdiéitch se remit à la
besogne. Tout en tirant l’alêne, il ne perdait pas la fenêtre de vue ; et chaque
fois qu’une ombre se profilait, il levait les yeux pour examiner le passant. Il en
passait qu’il connaissait, d’autres qu’il ne connaissait point ; mais ceux-ci
n’avaient rien de remarquable.

Voilà qu’il vit s’arrêter, juste en face de sa fenêtre, une vieille femme, une
marchande ambulante, qui tenait à la main un petit panier de pommes ; il n’en
restait plus beaucoup, elle avait sans doute vendu les autres. Elle portait sur
son dos un sac de menu bois, qu’elle avait dû ramasser dans quelque chantier,
et s’en retournait chez elle. Comme le sac lui faisait mal, apparemment, elle
voulut le changer d’épaule : elle le posa donc à terre, mit le panier de pommes
sur une poutre, et se prit à tasser le bois. Pendant qu’elle était ainsi occupée,
un gamin, venu on ne sait d’où, avec une casquette déchirée, déroba une
pomme dans le panier et voulut se sauver.

Mais la vieille s’en aperçut. Elle se retourna et saisit le petit par la manche.
L’enfant se débattit, mais elle le maintint avec ses deux mains, lui arracha sa
casquette et lui tira les cheveux.

Le gamin hurle, la vieille tempête ; Avdiéitch, sans prendre le temps de piquer
son alêne, la jette par terre et court à la porte. Même il trébucha dans
l’escalier et laissa tomber ses lunettes. Il se précipita dans la rue ; la vieille
tirait toujours les cheveux au petit, le tançait d’importance et le menaçait du
gorodovoï .
L’enfant se débattait, niait :

– Je n’ai rien pris, disait-il, pourquoi me battre ? Laissez-moi !
Avdiéitch voulut les séparer. Il prit le gamin par la main et dit :
– Laisse-le, babouchka. Pardonne-lui, au nom du Christ.
– Je vais lui pardonner de telle sorte qu’il s’en souviendra jusqu’à la prochaine
correction. Je vais le conduire au poste, le vaurien.

Martin supplia la vieille.
– Laisse-le, qu’il dit, babouchka, il ne le fera plus. Laisse-le donc, au nom du
Christ.
La vieille lâcha prise ; le gamin allait se sauver, mais Avdiéitch le retint.
– Demande à présent pardon à la babouchka, et ne recommence plus à
l’avenir : car je t’ai vu prendre la pomme.
Le petit se mit à pleurer et demanda pardon.
– Voilà qui est bien, et maintenant voici une pomme !
Et Martin prit dans le panier une pomme qu’il tendit à l’enfant.
– Je vais te la payer, babouchka, continua-t-il en s’adressant à la vieille.
– Tu le gâteras, ce mauvais garnement, fit la vieille. Il fallait le récompenser de
telle façon qu’il y pensât toute la semaine.
– Eh ! babouchka ! babouchka ! nous en jugeons ainsi, mais Dieu n’en juge
pas ainsi : s’il faut le fouetter pour une pomme, à nous, pour nos péchés, que

faudrait-il nous faire ?
La vieille garda le silence.
Et Martin raconta à la vieille la parabole du créancier qui remit sa dette à son
débiteur, et du débiteur qui vint pour tuer son bienfaiteur.
La vieille écoutait, le gamin écoutait aussi.


– Dieu nous commande de pardonner, dit Avdiéitch, car autrement il ne nous
sera point pardonné à nous-mêmes… de pardonner à tous, et surtout à ceux
qui ne savent ce qu’ils font.
La vieille hocha la tête et soupira :
– Je ne dis pas non, fit-elle. Seulement, les enfants ne sont déjà que trop
portés à faire le mal.
– Alors c’est à nous, les vieux, de leur montrer le bien.
– C’est ce que je dis aussi, répliqua la vieille. Moi-même, j’avais sept enfants ;
il ne me reste qu’une fille…
Et la vieille se mit à raconter comme elle vivait chez sa fille, et combien elle
avait de petits-enfants.
– Tu vois, dit-elle, ma faiblesse ? Et pourtant je travaille. Mes petits-enfants…
j’ai pitié d’eux, ils sont si gentils, si empressés à courir à ma rencontre ! Et
Aksioutka ! En voilà une qui n’irait avec personne autre que moi !
« Babouchka, qu’elle dit, chère babouchka !… »
Et la vieille s’attendrit tout à fait.
– Certainement, ce n’est qu’un enfantillage ; que Dieu le garde ! fit la vieille en
se tournant vers le gamin.
Mais comme elle allait pour recharger le sac sur ses épaules, le petit accourut
en disant :
– Donne, babouchka, je vais te le porter ; c’est sur mon chemin.
La vieille hocha la tête et lui donna le sac.
Et ils s’en allèrent tous deux côte à côte ; la vieille avait même oublié de
réclamer à Avdiéitch le prix de la pomme. Et Martin, resté seul, les regardait et
les écoutait marcher et causer.
Il les suivit des yeux, puis il rentra chez lui, retrouva ses lunettes intactes dans
l’escalier, ramassa son alêne et se remit à l’ouvrage. Il travailla un moment ;
mais il n’y voyait déjà plus assez pour passer son fil ; et il aperçut l’allumeur
qui s’en allait allumer les réverbères.
– Il faut que j’éclaire ma lampe, se dit-il.
Il apprêta sa petite lampe, la suspendit et reprit sa besogne. Il termina une
botte et l’examina : c’était bien. Il ramassa ses outils, balaya les rognures,
décrocha la lampe, qu’il posa sur la table, et prit l’Évangile sur le rayon.
Il voulut ouvrir le volume à la page où il en était resté la veille, mais il tomba
sur une autre page.

Comme il ouvrait l’Évangile, il se rappela le songe de la veille ; et aussitôt il
crut entendre remuer derrière lui.
Avdiéitch se retourna et vit, lui semblait-il, des gens dans le coin… C’étaient
des gens en effet, mais il ne pouvait les distinguer. Et une voix lui murmura à
l’oreille :
– Martin ! Eh ! Martin ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ?
– Qui es-tu ? fit Avdiéitch.
– Mais c’est Moi ! fit la voix ; c’est Moi !
Et c’était Stépanitch, qui, surgissant du coin obscur, lui sourit, se dissipa
comme un nuage et s’évanouit.
– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.
Et du coin obscur surgit la femme avec l’enfant ; la femme sourit, l’enfant
sourit, et tous deux s’évanouirent.
– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.
Et la vieille surgit avec l’enfant qui tenait une pomme : tous deux sourirent, et
ils s’évanouirent.
Et Avdiéitch se sentit la joie au coeur. Il fit le signe de la croix, mit ses lunettes
et lut l’Évangile à la page où il s’était ouvert.
Et dans le haut de la page, il lut : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à
manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous
m’avez accueilli. »
Et au bas de la page : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait. » (S. Matthieu, XXV)
Et Avdiéitch comprit que le songe ne l’avait pas trompé, qu’en effet le Sauveur
était venu chez lui ce jour-là, et que c’était Lui qu’il avait accueilli.
Voir aussiVoir aussi
Comme il ouvrait l’Évangile, il se rappela le songe de la veille ; et aussitôt il
crut entendre remuer derrière lui.
Avdiéitch se retourna et vit, lui semblait-il, des gens dans le coin… C’étaient
des gens en effet, mais il ne pouvait les distinguer. Et une voix lui murmura à
l’oreille :
– Martin ! Eh ! Martin ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ?
– Qui es-tu ? fit Avdiéitch.
– Mais c’est Moi ! fit la voix ; c’est Moi !
Et c’était Stépanitch, qui, surgissant du coin obscur, lui sourit, se dissipa
comme un nuage et s’évanouit.
– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.
Et du coin obscur surgit la femme avec l’enfant ; la femme sourit, l’enfant
sourit, et tous deux s’évanouirent.
– Et c’est aussi Moi ! fit une autre voix.
Et la vieille surgit avec l’enfant qui tenait une pomme : tous deux sourirent, et
ils s’évanouirent.
Et Avdiéitch se sentit la joie au coeur. Il fit le signe de la croix, mit ses lunettes
et lut l’Évangile à la page où il s’était ouvert.
Et dans le haut de la page, il lut : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à
manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous
m’avez accueilli. »
Et au bas de la page : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait. » (S. Matthieu, XXV)
Et Avdiéitch comprit que le songe ne l’avait pas trompé, qu’en effet le Sauveur
était venu chez lui ce jour-là, et que c’était Lui qu’il avait accueilli.
Léon Tolstoï. Traduit du russe par Ely
Halpérine-Kaminsky

Patrick Chamoiseau Les santons d'Anastasie

Un Noël comme ceux des autres
 
 
Dans un temps inconnu du négrillon, Anastasie la Baronne, la plus grande des deux sœurs, avait souffert de l’absence de crèche. Man Ninotte et le Papa ne disposaient pas d’un assez au porte monnaie pour dresser comme tout le monde, au mitan du salon, la caverne illuminée du Sauveur. Anastasie réclamait donc sa crèche à grandes larmes. Man Ninotte attendrie releva cette tristesse. Elle apprit à l’enfant le modelage du caca-bougies. Anastasie s’y lança avec un art et une patience dont la nécessité seule détient secret du germe. Elle se modela, dans la bougie fondue, son âne, son bœuf, sa Marievierge, son Joseph, ses bergers, ses Rois mages, son étoile et, bien sûr, son bébé Sauveur. Elle leur dessina au pinceau charbonneux des yeux et des oreilles, des sourires et des sentiments, des styles et des façons. Elle plaça le tout sur une herbe sèche, et froissa autour la hiéroglyphique caverne d’un papier de journal. Elle possédait sa crèche. Pour l’achever, elle y ajouta deux bougies allumées du plus bel effet mais de la plus désastreuse conséquence. Les bergers se mirent à couler. L’âne et le bœuf se répandirent. Marievierge se mêla à Joseph, lui-même avalé par les Rois mages. Très vite, la crèche fut catastrophée en une fondue grisâtre sur laquelle Anastasie répandit la plus épouvantable des détresses enfantines. Celle-ci lui fut par la suite tellement évoquée que l’homme d’aujourd’hui en conserve une douleur rémanente. Alors Man Ninotte, le cœur descendu, réussit l’impossible. Elle se trouva un arrière-sou dans quelque coin de prévoyance et lui acheta deux santons. Chaque année, ou chaque jour ou chaque semaine, en tout cas au rythme des embellies de son porte-monnaie, elle lui acheta désormais des santons. Anastasie, dès son premier centime d’institutrice, s’en paya tout un lot. Dans l’attente de la Nativité, les personnages enveloppés chacun dans du papier journal allèrent s’entasser dans une boîte de pommes de terre. Si bien qu’à chaque Noël, le négrillon fut convié à l’ouverture de ce sanctuaire.
 
Anastasie dépoussiérait la boîte avec une lenteur calculée, l’œil soi-disant sévère vrillé sur la ronde établie autour d’elle, les plus petits devant, les plus grands par-derrière. […] La boîte ouverte, la prêtresse descellait une à une les boules informes de son trésor. Chaque personnage disparaissait sous sa botte de papier. Il était impossible à quiconque de deviner lequel Anastasie extrayait de sa gangue. Et l’apparition de chaque personnage était un ravissement, celui d’une naissance, d’une renaissance, répercutée au fil des ans, avec la même régularité, la même saisie du cœur, le même bonheur. Il y en avait tant qu’une fois les personnages officiels apparus, advenait alors un peuple d’anonymes bergers ou d’indéfinissables personnes qu’il nous fallait nommer et faire exister. Dans la crèche d’Anastasie se déploya donc une populace que le curé de la cathédrale aurait eu quelque angoisse à bénir : des philomène-gros-pieds, des zizines-voleurs-poules, des koulis-coulirous, des chinois-graines-de-riz, des marchandes-poissons-frits, des planteurs-de-dachines, des coupeurs-de-graines-bœuf, des dorlis, des kalazaza, des chabins à-poil-sûr, des diablesses à talons, des suceurs-de-souskay, des doussineurs, des bougres bouffis à tête de manicou, des maquereaux maigres à yeux ronds de bourrique, des bonda matés sur jambes à tout-petit pilon, des gens à pians et à chiques en paquets, et d’autres cliques pour l’énoncé desquelles mon imagination n’a plus assez d’audace.
 
Patrick Chamoiseau,
Une enfance créole, I, Antan d’enfance, Hatier 1990, Gallimard 1993 et 1996 (Folio)
 
Patrick Chamoiseau est né en 1953 à Fort de-France, en Martinique. Il a publié du théâtre, des romans Chronique des sept misères, Solibo Magnifique, des récits Antan d’enfance, Chemin d’école, ainsi que des essais littéraires Éloge de la créolité, Lettres créoles. Il a obtenu le prix Goncourt en 1992 pour son roman Texaco.
 

Stefen Leacock Les 13 dîners de Noël

Une nouvelle nourriture

[…] La famille souriante était assemblée autour de la table. La chère abondante se présentait sous la forme d’une assiette à soupe devant chacun des enfants rayonnants, une bouilloire remplie d’eau bouillante devant la maman radieuse et, tout au bout, le dîner de Noël de ce foyer heureux, chaudement recouvert d’un dé à coudre et reposant sur un jeton de poker. Les chuchotements d’impatience des petits s’apaisèrent quand le père de famille se leva de sa chaise, souleva le dé à coudre pour découvrir la petite pilule d’aliments concentrés sur le jeton devant lui. La dinde de Noël, la sauce aux airelles, le plum-pudding, le mince pie ; tout y était, le tout concentré en cette pilule minuscule et n’attendant que de grossir. Puis, avec le plus grand respect, le père, son œil voyageant de l’aliment concentré au ciel, éleva la voix pour prononcer le bénédicité. À ce moment, cri d’angoisse de la mère :
— Oh ! Henry, vite ! Bébé a attrapé la pilule !…
Ce n’était que trop vrai. Le cher petit Gustavus-Adolphus, le cher petit enfançon blond, avait saisi le dîner entier sur le jeton de poker, l’avait avalé tout entier. Trois cent cinquante livres de ravitaillement concentré descendaient dans l’œsophage du petit imprévoyant.
— Tape-lui dans le dos ! cria la mère aux abois. Donne-lui à boire !
Idée fatale.
Tombant sur la pilule, l’eau fit se dilater cette dernière. Il y eut un grondement sourd, suivi d’une terrible détonation. Gustavus-Adolphus éclata en morceaux.
Et quand on rassembla le petit corps, les lèvres du bébé s’éclairaient d’un sourire de bonheur que ne pouvaient refléter que les traits d’un enfant ayant avalé treize dîners de Noël.

Stefen Leacock,
Histoires humoristiques, trad. de M. Chrestien, Ed. Robert Laffont.

Théophile Gautier Noël

Noël

Le ciel est noir, la terre est blanche ;
- Cloches, carillonnez gaîment ! -
Jésus est né ; - la Vierge penche
Sur lui son visage charmant.

Pas de courtines festonnées
Pour préserver l’enfant du froid ;
Rien que les toiles d’araignées
Qui pendent des poutres du toit.

Il tremble sur la paille fraîche,
Ce cher petit enfant Jésus,
Et pour l’échauffer dans sa crèche
L’âne et le boeuf soufflent dessus.

La neige au chaume coud ses franges,
Mais sur le toit s’ouvre le ciel
Et, tout en blanc, le choeur des anges
Chante aux bergers : « Noël ! Noël ! »


Théophile Gautier (1811-1872)

Guillaume Apollinaire Les Sapins

les sapins

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
À briller plus que des planètes

À briller doucement changés
En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d’automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l’hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L’été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l’ouragan
Un vieux sapin geint et se couche

Guillaume Apollinaire

Guillaume Apollinaire La Blanche Neige

La blanche neige
Les anges les anges dans le ciel
L'un est vêtu en officier
L'un est vêtu en cuisinier
Et les autres chantent

Bel officier couleur du ciel
Le doux printemps longtemps après Noël
Te médaillera d'un beau soleil
D'un beau soleil
Le cuisinier plume les oies
Ah ! tombe neige
Tombe et que n'ai-je
Ma bien-aimée entre mes bras


Alcools

Jacques Prévert Chanson pour les enfants l'hiver

Chanson pour les enfants l'hiver

Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
qalope un grand homme blanc

C'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
Poursuivi par le froid

Il arrive au village
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré

Dans une petite maison
Il entre sans frapper 
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
et pour se réchauffer
s'assoit sur le poêle rouge
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau…


© Jacques Prévert "Histoires", Editions Gallimard 1963

attention : trop de versions fautives dans l'internet ! celle-ci est celle de la collection Pléiade, tome 1, p. 856
Le texte ne comporte pas de ponctuation, sauf à la fin.

Charles Péguy Sous le regard de l’âne et le regard du boeuf

Chaque poutre du toit était comme un vousseau.
Les ombres de la nuit baignaient la tête ronde.
Tout était juste alors et le maître du monde
Était un jeune enfant sous un maigre cerceau.


Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire
Tomber comme une ardente et tragique rosée
N’était dans cette heureuse et paisible misère
Qu’un filet transparent sous la lèvre rosée. […]


Sous le regard de l’âne et le regard du boeuf
Cet enfant reposait dans la pure lumière.
Et dans le jour doré de la vieille chaumière
S’éclairait son regard incroyablement neuf. […]


Et ces laborieux et ces deux gros fidèles
Possédaient cet enfant que nous n’avons pas eu.
Et ces industrieux et ces deux haridelles
Gardaient ce fils de Dieu que nous avons vendu. […]


Et les pauvres moutons eussent donné leur laine
Avant que nous n’eussions donné notre tunique.
Et ces deux gros pandours donnaient vraiment leur peine.
Et nous qu’avons-nous mis aux pieds du fils unique ? […]


Ainsi l’enfant dormait sous ce double museau,
Comme un prince du sang gardé par des nourrices.
Et ces amusements et ses jeunes caprices
Reposaient dans le creux de ce pauvre berceau.


L’âne ne savait pas par quel chemin de palmes
Un jour il porterait jusqu’en Jérusalem
Dans la foule à genoux et dans les matins calmes
L’enfant alors éclos aux murs de Bethléem…


Charles Péguy (1873-1914), Ève(1913)

Marie Noël Berceuse de la Mère-Dieu

Berceuse de la Mère-Dieu

Mon Dieu qui dormez faible entre mes bras,
Mon enfant tout chaud sur mon coeur qui bat
J’adore en mes mains et berce étonnée
La merveille, ô Dieu, que m’avez donnée


De fils, ô mon Dieu, je n’en avais pas
Vierge que je suis, en cet humble état
Quelle joie en fleur de moi serait née ?
Mais Vous, Tout-Puissant, me l’avez donnée.


Que rendrai-je à Vous, moi sur qui tomba
Votre grâce ? Ô Dieu, je souris tout bas
Car j’avais aussi, petite et bornée,
J’avais une grâce et Vous l’ai donnée.


De bouche, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour parler aux gens perdus d’ici-bas…
Ta Bouche de lait vers mon sein tournée
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.


De main, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour guérir du doigt leurs pauvres corps las…
Ta main, bouton clos, rose encor gênée
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.


De chair, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour rompre avec eux le pain du repas…
Ta chair au printemps de moi façonnée,
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.


De mort, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour sauver le monde… Ô douleur ! là-bas,
Ta mort d’homme, un soir, noire, abandonnée,
Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée.


Marie Noël,
Le Rosaire des joies

Marie Noël (1883-1967), de son vrai nom Marie Rouget, est une poétesse
française passionnée et tourmentée, déchirée entre foi et désespoir.
Elle a obtenu en 1962 le Grand Prix de poésie de l’Académie française.

Arthur Rimbaud Les Étrennes des orphelins


                                    I
La chambre est pleine d'ombre ; on entend vaguement
De deux enfants le triste et doux chuchotement.
Leur front se penche, encore alourdi par le rêve,
Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève...
— Au dehors les oiseaux se rapprochent frileux ;
Leur aile s'engourdit sous le ton gris des cieux ;
Et la nouvelle Année, à la suite brumeuse,
Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant...

                                    II

Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure.
Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure...
Ils tressaillent souvent à la claire voix d'or
Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
Son refrain métallique et son globe de verre...
— Puis, la chambre est glacée... on voit traîner à terre,
Épars autour des lits, des vêtements de deuil :
L'âpre bise d'hiver qui se lamente au seuil
Souffle dans le logis son haleine morose !
On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose...
— Il n'est donc point de mère à ces petits enfants,
De mère au frais sourire, aux regards triomphants ?
Elle a donc oublié, le soir, seule et penchée,
D'exciter une flamme à la cendre arrachée,
D'amonceler sur eux la laine de l'édredon
Avant de les quitter en leur criant : pardon.
Elle n'a point prévu la froideur matinale,
Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale ?...
— Le rêve maternel, c'est le tiède tapis,
C'est le nid cotonneux où les enfants tapis,
Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches !...
— Et là, — c'est comme un nid sans plumes, sans chaleur,
Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ;
Un nid que doit avoir glacé la bise amère...

                                     III

Votre cœur l'a compris : — ces enfants sont sans mère.
Plus de mère au logis ! — et le père est bien loin !...
— Une vieille servante, alors, en a pris soin.
Les petits sont tout seuls en la maison glacée ;
Orphelins de quatre ans, voilà qu'en leur pensée
S'éveille, par degrés, un souvenir riant...
C'est comme un chapelet qu'on égrène en priant :
— Ah ! quel beau matin, que ce matin des étrennes !
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux,
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux...
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher...
On entrait !... Puis alors les souhaits... en chemise,
Les baisers répétés, et la gaîté permise !

                                     IV

Ah ! c'était si charmant, ces mots dits tant de fois !
— Mais comme il est changé, le logis d'autrefois :
Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,
Toute la vieille chambre était illuminée ;
Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer...
— L'armoire était sans clefs !... sans clefs, la grande armoire !
On regardait souvent sa porte brune et noire...
Sans clefs !... c'était étrange !... on rêvait bien des fois
Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure
Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure...
— La chambre des parents est bien vide, aujourd'hui :
Aucun reflet vermeil sous la porte n'a lui ;
Il n'est point de parents, de foyer, de clefs prises :
Partant, point de baisers, point de douces surprises !
Oh ! que le jour de l'an sera triste pour eux !
— Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus,
Silencieusement tombe une larme amère,
Ils murmurent : "Quand donc reviendra notre mère ?"
...........................................................................

                                        V

Maintenant, les petits sommeillent tristement :
Vous diriez, à les voir, qu'ils pleurent en dormant,
Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible !
Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !
— Mais l'ange des berceaux vient essuyer leurs yeux,
Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
Souriante, semblait murmurer quelque chose...
— Ils rêvent que, penchés sur leur petit bras rond,
Doux geste du réveil, ils avancent le front,
Et leur vague regard tout autour d'eux se pose...
Ils se croient endormis dans un paradis rose...
Au foyer plein d'éclairs chante gaiement le feu...
Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu ;
La nature s'éveille et de rayons s'enivre...
La terre, demi-nue, heureuse de revivre,
A des frissons de joie aux baisers du soleil...
Et dans le vieux logis tout est tiède et vermeil :
Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
La bise sous le seuil a fini par se taire...
On dirait qu'une fée a passé dans cela !...
— Les enfants, tout joyeux, ont jeté deux cris... Là,
Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose...
Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
De la nacre et du jais aux reflets scintillants ;
Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
Ayant trois mots gravés en or : "À NOTRE MÈRE !"
......................................................................

Arthur Rimbaud

Publié dans
La Revue pour tous du 2 janvier 1870. Pas de manuscrit connu.
Les Étrennes des orphelins

René Guy Cadou Noël

Noël

Douce étable de la terre
Pas plus grande qu’appentis
On y met pelles et pioches
On y rentre les brebis.

Dans l’auberge haute et large
À l’enseigne des rieurs
On se dispute on se goberge
De volaille et de liqueurs.

Des draps blancs de quoi en somme
« T’en payer toute la nuit
« Tu rigoles mon bonhomme
« Pourquoi pas poulet au riz ».

Le Joseph, le malhabile
Sa casquette entre les doigts
« Donnez-nous ce soir asile
« Ma femme ne va pas bien ».

Cependant la neige tombe
Et par l’huis entrebâillé
Des étoiles d’argent nimbent
le front blanc de sa moitié.

« Pour la nuit ou bien pour l’heure
« Nous n’avons place pour toi
« Couchez-vous si ça vous chante
« Dans l’étable qui est là ».

Et du doigt désignant l’ombre
Il referme à double tour
Le battant de son auberge
Et la porte de son cœur.

Mais la nuit, malgré les rires
On entend bien des clameurs.
Nom de Dieu ! dit l’aubergiste
Y a le feu dans ma demeure.

Il bouscule la servante
Et s’acharne sur la clef.
Dans la nuit la neige bouge
Comme feuilles de lauriers.

Rassuré il se rapproche
De l’étable des rôdeurs.
Il voit double, il se raccroche
Aux piquets de la clôture.

Un enfant sur de la paille
Tout autour illuminé
Et les gens du voisinage
Debout près du monde entier.


René Guy Cadou,
Hélène ou le règne végétal

José-Maria de Heredia Épiphanie

  • Épiphanie

Donc, Balthazar, Melchior et Gaspar, les Rois Mages,

Chargés de nefs d'argent, de vermeil et d'émaux

Et suivis d'un très long cortège de chameaux,

S'avancent, tels qu'ils sont dans les vieilles images.



De l'Orient lointain, ils portent leurs hommages

Aux pieds du fils de Dieu, né pour guérir les maux

Que souffrent ici-bas l'homme et les animaux ;

Un page noir soutient leurs robes à ramages.



Sur le seuil de l'étable où veille saint Joseph,

Ils ôtent humblement la couronne du chef

Pour saluer l'Enfant qui rit et les admire.



C'est ainsi qu'autrefois, sous Augustus Caesar,

Sont venus, présentant l'or, l'encens et la myrrhe,

Les Rois Mages Gaspar, Melchior et Balthazar.


José Maria de Heredia (1842-1905)
Les Trophées

Jules Supervielle Le Boeuf et l'âne de la crèche


Dans le recueil de nouvelles « L’Enfant de la haute mer »
Attention: téléchargement non autorisé dans certains pays. Lire la note sur le droit d'auteur. Auteur décédé en 1960.


Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Casse-Noisette (version courte)

C'est le soir de Noël, chez Franz et Marie. Ils attendent la visite de leur oncle Drosselmeyer. Il est horloger et leur apporte souvent de bien étranges jouets qu'il fabrique lui-même. Il raconte aussi de fabuleuses histoires.
Le voilà qui arrive ce soir là avec trois nouveaux incroyables petits automates, et il sort de sa poche une sorte de poupée en bois, droite comme un petit soldat, avec une grande bouche qui sert de casse-noisette, tout simple. Les enfants regardent ces nouveautés et Marie prend le casse-noisette pour voir de près comment il fonctionne. Franz veut à son tour s'en emparer. Il tire dessus, Marie ne le lâche pas et, ce qui devait arriver arriva, le casse-noisette se casse !
Marie commence à pleurer mais oncle Drosselmeyer s'empare vite du jouet et avec son mouchoir lui fabrique un pansement qui lui remet la mâchoire en place. Marie le remercie mais la maman de Marie en a assez de tout ce bruit et elle les envoie vite au lit.
— Allez hop Franz ! Hop Marie ! Allez vite vous coucher. Vous êtes trop énervés ce soir.
Marie part sagement dans son lit et laisse sa nouvelle poupée blessée dans un petit lit de poupée au pied du sapin.
L'oncle Drosselmeyer vient lui souhaiter bonne nuit et lui raconte une bien curieuse histoire.
— Tu sais Marie, ce casse-noisette n'est pas une poupée ordinaire, c'est un jeune homme qui se cache à l'intérieur. Voilà sa véritable histoire :
Il y a longtemps un roi et une reine eurent une fille, la princesse Pirlipat, qui était devenue très laide à cause d'un mauvais sort lancé par le roi des souris. Les souris du château avaient cependant promis que si un jour un homme voulait délivrer la princesse de sa laideur il le pourrait. Il lui faudrait pour cela casser avec les dents une noix très dure et en donner son fruit à manger à la princesse.
Bien des jeunes gens étaient venus pour tenter de délivrer la princesse de ce mauvais coup du sort, mais, jusqu'à présent, ils s'y étaient tous cassé les dents.
Or, un jour, mon neveu, qui avait eu vent de cette histoire, se présenta au château. On lui apporta la fameuse noix très dure et, d'un coup de dent, d'un seul coup de mâchoire, il l'ouvrit et en offrit le fruit à la princesse. Elle croqua cette noix et, comme par enchantement, se transforma en une magnifique jeune fille.
Mon neveu, ébloui par tant de beauté, recula de trois pas pour saluer la princesse, comme il se doit. Faisant cela il marcha malencontreusement sur la queue d'une souris venue assister à à la scène. Le roi des souris, furieux de cet incident, lui jeta un sort et le transforma en casse-noisette en bois !
Bien sûr la princesse ne voulut pas d'un casse-noisette comme mari, alors on le chassa du château.
Voilà la triste histoire de mon neveu le casse-noisette.
Allez Marie, dors bien et fais de beaux rêves !
L'oncle Drosselmeyer éteignit la lumière, sortit et ferma doucement la porte. Marie commençait à peine à s'endormir. Elle n'arrivait pas à trouver le sommeil aussi décida-t-elle d'aller chercher son casse-noisette.
Elle se dirigeait vers le salon lorsqu'elle constata qu'il se passait des choses un peu bizarres. Elle ne savait pas exactement ce que c'était, si c'était elle qui rapetissait ou si tout se mettait à grandir autour d'elle.
Toujours est-il que bientôt toute une armée de souris, qui semblait descendre du sapin de noël, vint encercler Casse-Noisette. Le petit bonhomme se leva, appela à l'aide les soldats de bois de Franz et tous les autres jouets qui l'entouraient. Ils se mirent en route tous ensemble contre les souris.
Le roi des souris arriva et fonça directement sur Casse-Noisette. Voyant cela Marie attrapa son chausson, visa rapidement le roi et lança violemment sa pantoufle sur lui. Il tomba à terre, mort ou assommé. Les souris l'emportèrent et se retirèrent toutes du champ de bataille.
Casse-Noisette vint vers Marie pour la remercier.
— Tu m'as sauvé la vie ! Je ne sais comment te remercier !
En disant cela il prenait vie et peu à peu se transformait en un magnifique jeune homme. Marie n'en croyait pas ses yeux.
— Viens avec moi, lui dit-il, je vais t'offrir une belle promenade là où tu n'es encore jamais allée.
Et, comme par magie, les voilà emportés dans un tourbillon de flocons de neige.
Dans leur valse folle ils voyagèrent dans les airs et se retrouvèrent devant la fée Dragée qui leur dit de sa douce voix :
Ah ! vous voilà enfin ! Je vous attendais pour le goûter. Venez vite jusqu'au royaume des gourmandises, au fabuleux pays des friandises.
Le paysage était féérique : les chemins étaient en caramel, les fontaines prodiguaient des jets de grenadine, il y avait des maisons en nougat, des escaliers en biscuit, jusqu'au palais de la fée tout en choux à la crème, se dressant comme une immense pièce montée.
— Comme je suis contente de vous voir, continuait la fée Dragée. Votre voyage s'est bien passé ?
— Oui, répondit Casse-Noisette, mais auparavant nous avons dû affronter l'armée des souris et, sans Marie, je crois bien que je serais mort à l'heure qu'il est.
Marie sourit, fière, d'avoir pu aider ce vaillant et beau garçon qui lui tenait la main.
— Allez, installez-vous, poursuivit la fée Dragée. Vous allez goûter en assistant au plus beau spectacle que je puisse vous offrir.
La belle fée conduisit alors les deux enfants vers une table magnifique où se dressait un gigantesque goûter. Elle leur offrit de délicieux et succulents gâteaux accompagnés de boissons fraîches et chaudes dans une vaisselle étincelante.
Puis d'un coup de baguette magique, elle appela les artistes qui apparaissaient devant les yeux ébahis de Marie.
Le premier numéro était celui du Prince Chocolat qui exécuta une danse espagnole endiablée durant laquelle il frappait des pieds pour mieux en souligner le rythme ensorcelant.
Vint ensuite le café d'Arabie qui semblait flotter au dessus du sol comme un doux arôme qui faisait frémir les narines des enfants. Ce fut alors le moment du thé de Chine. Il bouillonnait en tournant comme un manège saluant à chacun de ses tours les enfants en joie.
S'élancèrent alors les courageux et intrépides petits bonbons russes à la menthe qui avaient préparé d'incroyables cascades et culbutes, puis un groupe de quelques danseuses en massepain qui apportèrent une touche légère et gracieuse à cette folle débandade.
Marie et Casse-Noisette applaudissaient de tout leur coeur.
Madame Gingembre vint prendre place sur scène avec une flopée d'enfants tous plus mignons les uns que les autres. Ils se lancèrent dans une époustouflante série de galipettes entrecoupées de rires qui fusaient de toute part.
Dans le calme qui suivit leur départ, une cascade de fleurs en sucre déferla dans la pièce. Elles ouvraient leurs pétales dorés en vagues successives, traversaient la pièce avec grâce et élaboraient d'élégantes compositions avant de se rejoindre toutes ensemble dans un magnifique bouquet final.
Après cette valse de fleurs, la fée Dragée refit son apparition, escortée d'un tout jeune homme. L'élégance et la grâce de leurs silhouettes donnaient à leur danse l'allure d'un tendre tête-à-tête.
 — Voilà comment je voudrais être quand je serai grande, se dit Marie en son for intérieur. Et je voudrais que toutes les fêtes soient aussi joyeuses et belles que celle-ci ».
Marie descendit de son trône, embrassa la fée Dragée et remercia tous les danseurs. Puis elle prit la main de son prince et tous deux s'éloignèrent vers le futur.
Lorsque Marie ouvrit les yeux, elle était dans son lit. Casse-Noisette, son petit bonhomme en bois, était là, à ses côtés, le mouchoir autour de la tête. Marie ne savait plus trop quoi penser. Elle le regarda, dénoua le mouchoir et constata que la mâchoire s'était, comme par miracle, réparée. Elle ne savait vraiment plus du tout quoi penser.
On frappa alors à la porte.
— Entrez ! claironna Marie.
Apparurent alors dans l'embrasure de la porte l'oncle Drosselmeyer et son neveu ! Son neveu en chair et en os, en tout point identique au jeune homme du rêve de Marie.
D'un pas lent et solennel il se dirigea vers Marie et lui donna la main afin qu'elle descende de son lit.
Décidément à Noël tout est vraiment possible
 
D'après Ernest Theodor Wilhelm Amadeus Hoffmann
(1776-1822)
et Pyotr Illyich Tchaïkovsky

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Comment le sapin devint un arbre de Noël

Comment le sapin devint un arbre de Noël
Tradition orale
Pas de Noël sans sapin ! Qu’il soit naturel et répande dans la pièce une bonne odeur de résine ou artificiel ; qu’il soit grand ou petit ; vert ou blanc ; garni de boules ou de guirlandes électriques, de bougies ; de bonbons ou de cadeaux, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi c’est cet arbre-là et non un autre qui a été choisi pour faire un arbre de Noël ?
Lorsqu’il trône au centre de la pièce, tout paré du bas au faîte d’étoiles, de cheveux d’anges, de lumières, il semble tellement majestueux, qu’il est bien difficile de deviner qu’il est en vérité le plus modeste de tous les arbres. Et c’est justement à cause de sa modestie qu’il a été choisi pour apporter la joie de Noël aux petits et aux grands.
Lorsque l’Enfant Jésus naquit, il eut dans le monde, une grande effervescence. Toutes les choses animées en eurent une joie immense. Chaque jour, des gens venaient de partout pour voir le petit enfant, et lui apporter d’humbles présents. À proximité de l’étable où il était né, se trouvaient trois arbres : un palmier, un olivier et un sapin. En voyant passer tous ces gens sous leurs branches, l’envie leur prit de donner, eux aussi, quelque chose à l’Enfant Jésus.
— Je vais prendre ma plus grande palme, dit le palmier, et je la mettrai près de la crèche, pour éventer doucement le Petit Enfant. — Moi, je presserai mes olives pour oindre ses petits pieds, dit l’olivier. — Mais moi, que puis-je donner à l’Enfant ? demanda le sapin. — Toi ? dirent les deux autres. Mais tu n’as rien à offrir. Tes aiguilles pointues piqueraient le Bébé, et tes larmes sont résineuses, elles sentent et collent bien trop fort.
Le pauvre sapin se sentit très malheureux, et il dit avec tristesse :
— Vous avez raison. Je n’ai rien d’assez bon pour être offert au Petit Enfant.
Un ange qui se tenait là tout près, immobile, entendit ce qui se passait. Il eut pitié du sapin, tellement humble et dépourvu d’envie, et il résolut de l’aider.
Dans le ciel, l’une après l’autre, les étoiles s’allumaient et commençaient à briller sous la voûte. L’ange alla demander à quelques-unes d’entre elles de descendre et de se poser sur les branches du sapin. Elles le firent volontiers et l’arbre se trouva tout illuminé. De l’endroit où il était couché, le Petit Jésus pouvait voir l’arbre et ses yeux se mirent à briller devant les belles lumières. Le sapin s’en trouva tout réjoui.
Bien longtemps plus tard, les gens, qui ne connaissaient pas cette histoire, prirent l’habitude de faire briller dans chaque maison, la veille de Noël, un sapin tout garni de bougies allumées, tout pareil à celui qui avait brillé devant la crèche.
Et c’est ainsi que le sapin fut récompensé de son humilité. Il n’existe certainement aucun autre arbre qui éclaire autant de visages heureux !

Hans-Trapp conte de tradition orale

Hans-Trapp
Tradition orale
Autrefois, il y a de cela plusieurs siècles, au cœur de l’Alsace du nord vivait Jean de Trapp, un seigneur riche et puissant, en son château de Berwartstein. Débauché, assoiffé de pouvoir, violent, on le disait avoir pactisé avec Satan. Il n’avait de cesse que de s’en prendre à la ville de Wissembourg et à son abbaye, dont il avait réussi à s’emparer des richesses. L’impie fut sur le champ excommunié par le pape de l’époque. La population entière du pays le rejeta. Repoussé de toute part, et exclu du pays, il s’isola alors au sommet du Geisberg, aux portes de Wissembourg, trouvant gîte près de quelque étable ou grange ou dans les grottes des Vosges voisines.

Sa rancœur fut immense et, ruminant de terribles vengeances, il se jeta encore avec plus d’ardeur dans le satanisme, au point de rêver de chair fraîche… Il lui vint peu à peu une incontrôlable obsession de mordre à pleines dents dans un bras, une jambe, un dos ou une cuisse humaine !….!À quelque temps de là il aperçut, non loin de la grotte où il séjournait alors, un jeune berger d’une dizaine d’années. L’horrible bonhomme se mit à baver à la vue de cette chair tendre et délicieuse. Il s’approcha sans bruit du pâtre, le transperça de sa rapière et le traîna sa dépouille jusqu’à son gîte sous un orage apocalyptique. Il le découpa en morceaux et se mit à les faire rôtir.

Mais Dieu lui-même, qui ne pouvait rester insensible devant cette abomination, foudroya d’un geste d’un éclair vengeur le monstre cannibale et le transforma en épouvantail qui désormais hanterait nuitamment les forêts sombres et profondes des Vosges du nord à la recherche de quelque proie humaines dont l’âme ne serait pas tout à fait immaculée et qui ourdirait à la tombée de la nuit quelque mauvais coup…

Prenez garde à vous, manants et chenapans, qui ourdissez quelque complot ou larcin, de ne pas tomber au détour d’un chemin creux, la nuit sur l’épouvantable épouvantail… Vous ne vous en sortiriez pas vivant ! Mais attentions à vous aussi, innocents et purs ! Ne vous promenez jamais seuls, la nuit, dans les monts alentours, car le légendaire Hans-Trapp adore la chair fraîche et tendre !

Anatole Le Braz La Noël de Marthe

La Noël de Marthe
Anatole Le Braz (1859-1926)
La neige tombait doucement à flocons mais, comme une ouate silencieuse assourdissant le bruit des cloches qui, dans la basse ville, tintait Noël.
La chambre était une chambre d’enfant, minuscule, avec une fenêtre unique drapée de rideaux de lampas blancs hermétiquement clos...
Ils étaient assis tous deux de chaque côté de la cheminée où flambait un feu vif : lui, cinquante ans au moins, la barbe rare et grisonnante, la physionomie très lasse ; elle, jeune encore, dans la savoureuse maturité de la trentaine, mais les yeux battus comme par ces veilles récentes : tristes, l’un et l’autre, d’une tristesse qu’on sentait planer lourde dans l’appartement étroit.
Elle, renversée dans la causeuse, les pieds croisés, la tête pendante en arrière, gardait les mains jointes, dans une attitude abandonnée, au bout de ses cils, baissés à demi, une larme tremblait par instants, puis s’égouttait ; lui, avait le buste penché en avant, les coudes aux genoux et maniait d’un geste machinal les pincettes.
Tous se taisaient.
On n’entendait dans le silence que le fusement léger des bûches, parfois un pétard soudain qui secouait les étincelles, et, très loin dans la nuit, le carillon monotone saluant la venue de l’Enfant Dieu.
Si ! L’on entendait encore, mais à peine perceptible, une respiration oppressée qui tantôt semblait près de s’éteindre, et tantôt, devenait stridente comme le râle d’un soufflet crevé.
Cela partait d’un petit lit de bambou, chaudement rencogné dans un angle de la chambre, à droite de la cheminée qui le séparait de la fenêtre, de longues mousselines descendant du plafond l’enveloppaient tout entier.
Voici treize jours, – treize jours et treize nuits –, qu’elle gisait là, presque moribonde, la pauvre chère Marthe Daunoy, la seule enfant que M. le président du tribunal civil eût eue de sa femme, née d’Escoublas. Elle avait toujours été chétive et grêle, avec des épaules trop rapprochées qui se refusaient à laisser entrer la vie. La première fois qu’elle avait ouvert en ce monde ses yeux d’un gris pâle, on y avait pu lire la nostalgie vague d’un autre pays quitté à regret, et ils n’avaient plus perdu cette expression désolée. On l’avait suspendue au sein, puissant et gonflé comme un pis, d’une nourrice normande ; mais ses lèvres n’avaient jamais voulu s’ouvrir à ce lait trop robuste. On l’avait promenée le long des plages, dans la fine et pénétrante lumière des horizons méditerranéens, on l’en rapporta vidée, transparente comme si le soleil qui devait lui refaire une substance en eût absorbé le peu qu’elle avait. Maintenant elle achevait de mourir à neuf ans, dans la vieille maison penchée haut sur son dos de colline où s’éparpillait, face à la mer, un calme faubourg de petite ville bretonne, elle achevait de mourir, tandis que naissait Jésus, le Dieu de l’enfance, aux joues roses, aux boucles blondes, qu’on l’avait menée voir à la cathédrale, une nuit précédente, et qui lui avait souri si mignonnement de sa couchette de paille, sous les branches de sapin qui figuraient le toit de la crèche.
– Mère ! murmura une voix si faible qu’on eût dit un souffle.
Madame Daunoy, dressée en sursaut, se penchait déjà sur le lit ; le président s’était levé derrière elle avec précaution...
– Je suis là, Marton chérie ! – Les cloches qu’on entend, c’est pour Noël, n’est-ce pas ? – Oui, ma mie : elles t’ont réveillée, les vilaines cloches ! – Oh ! J’en suis bien contente... Arrange mes oreillers, dis, que je les entende mieux...
Comme pour répondre à l’appel de la pauvre malade, le carillon précipitait ses notes, les envoyait plus vibrantes à travers l’espace.
– Mère, qu’est-ce qu’elles disent ainsi, les cloches ? – Elles disent qu’il faut dormir bien sagement, quand on est souffrante, fit le président qui s’était glissé jusqu’au chevet du lit.
Marthe leva vers lui ses yeux agrandis par la fièvre.
À ce moment, de la route qui longeait la grille du jardin, un chant monta, une de ces plaintives mélopées en langue bretonne que les petits gueux du pays vont bramant de porte en porte, la nuit de la Nativité.
Quelle est celle qui vient là-bas, si lentement ? C’est la Mère de Dieu qui fit le firmament ; C’est la Mère de Dieu qui fit la terre douce, Et la fleur qui fleurit, et le blé vert qui pousse ! Avec sa robe blanche, avec son manteau bleu, Elle vient lentement, car elle porte un Dieu...
En ces vers naïfs, d’un accent presque biblique, se déroulait ainsi peu à peu toute la gracieuse histoire de l’étable galiléenne.
Puis, transformé soudain en une sorte de lamento, de supplication dolente, l’hymne concluait :
C’est pour les pauvres gens que Jésus est venu... Nous n’avons pas de pain et notre corps est nu. À tous qui sont ici présents, salut et joie ! C’est le Dieu de pitié qui vers vous nous envoie. D’entre ceux qui mourront nul ne sera damné, S’il fait l’aumône à ceux pour qui Jésus est né.
On venait de frapper discrètement.
– Entrez !
C’était Guillemette, l’une des bonnes, la préférée de Marthe, et qui la veillait depuis plusieurs nuits.
– Monsieur donne-t-il quelque chose ?... Ce sont les petits mendiants qui font cuignawa (qui demandent leurs étrennes). – Voilà, et qu’ils aillent piailler assez loin pour qu’on ne les entende plus ! grommela le président, en tirant de son gousset une pièce blanche et en la déposant dans la main tendue de la servante. – Non ! Je ne veux pas ! gémit la petite malade... Guillemette !
La bonne se rapprocha, d’un pas étouffé.
– Guillemette, continua l’enfant, tu emmèneras l’un d’eux jusqu’ici ; c’est moi qui remettrai la cuignawa.
Le président avait haussé les épaules, d’un air résigné, en regardant sa femme. Et tous deux échangèrent cette réflexion muette : « Caprice de Marthe, chose sacrée ! »
– Père, tu vas, s’il te plaît, m’apporter ma bourse : elle est là, dans ce meuble.
Du doigt, de son grêle doigt maigre, Marthe désignait sur une console une corbeille emplie de jouets d’enfant.
M. Daunoy les sortit l’un après l’autre, et finit par exhiber un petit porte-monnaie d’ivoire.
– C’est ça ? – Oui ! Donne..
On frappait à nouveau. Sur le seuil de la chambre un bambin apparut que Guillemette bousculait par-derrière, pour le contraindre à avancer. Il pétrissait dans ses mains une loque vague qui avait dû être un béret et il marchait d’un pied hésitant, n’appuyant que sur son orteil, ayant quitté ses sabots au bas de l’escalier. Sa figure, très fine, était comme embroussaillée de grandes mèches blondes, à travers lesquelles ses yeux luisaient, limpides, ainsi que deux sources d’eau vive où se mirent des branches enchevêtrées de saules rouillés par l’automne ; presque immédiatement au-dessous ses lèvres rouges éclataient comme une fleur de sang.
Sitôt qu’il eut aperçu, entre la dame accoudée au pied du lit et le monsieur debout au chevet, la menue tête de cire qui s’agitait faiblement pour l’encourager, il s’achemina droit vers elle, de son allure de somnambule inquiet.
– Comment t’appelles-tu ? interrogea Marthe. – Jean ! – Jean qui ? – On ne m’appelle que Jean. – Combien êtes-vous dehors ? – Il y a Pierre et Madeleine et Jacques, et Joseph, et Nicodème... – Et toi, interrompit la malade, en souriant, voyant qu’il avait parcouru ses cinq doigts sur lesquels il comptait les noms et qu’il s’arrêtait comme embarrassé, avant de poursuivre l’énumération. – Oui, moi, et mon frère aîné qui aurait dû être avec nous, mais qui est mort. – Ah !... y a-t-il longtemps qu’il est mort ? – Je ne sais pas.
Il y eut un silence. La petite malade avait clos ses paupières et semblait réfléchir. Brusquement elle les rouvrit et s’efforça de rassembler en un faisceau la lumière éparse de ses yeux, pour fixer le mendiant.
– Prends ceci, fit-elle, en lui présentant le minuscule porte-monnaie d’ivoire. Tu distribueras ce qu’il contient à tes compagnons, en souvenir de moi et de ton frère aîné qui est mort.
Ni le président, ni sa femme ne s’interposèrent : « Caprice de Marthe, chose sacrée ! »
Guillemette poussait déjà le bambin par l’épaule et disparut avec lui, après avoir refermé la porte doucement.
– Ils vont être bien contents, n’est-ce pas, père ? – Je le crois : ils n’auront jamais été à pareille fête. C’est une Noël dont ils se souviendront.
Une immense clameur de joie s’éleva dans la rue. S’ils étaient contents, les pauvres petits Bretons dépenaillés !... Ils le témoignaient à leur façon, par cette espèce de hurrah sauvage, par ce trugaré (merci), retentissant, qui fit trembler les vitres de la chambrette et se prolongea très loin, rejeté par de mystérieux échos, dans la solennité de la nuit.
Marthe eut dans ses yeux pâles une flamme, reflet de cette allégresse enfantine qui éclatait au-dehors ; une vibration parcourut sa petite chair moribonde affaissée sous les couvertures.
Le président et sa femme ne lui avaient jamais vu cette expression de béatitude. Pour la première fois dans sa figure mate, si lasse, si rongée d’ennui, transparaissait une joie d’être. Ils ne bougeaient, ils ne parlaient, ni l’un ni l’autre, craignant de faire envoler d’un geste, d’un mot, d’un souffle, ce semblant de vie, de chaleur frémissante qui se prenait à pénétrer le corps de l’enfant.
Marthe elle-même, comme pour mieux retenir en elle cette ivresse inconnue, avait abaissé ses paupières et ne respirait qu’avec une précaution discrète, étonnée d’être si « aise » de se sentir comme baignée par une atmosphère subtile, qui l’envahissait toute, délicieusement. Elle qui n’avait jamais aimé à rien voir ni à se souvenir de rien, s’apercevait soudain que les neuf années qu’elle avait traversées, d’une allure si indifférente, comme un voyageur rompu de fatigue avant de se mettre en marche et qui va parce qu’il faut qu’il aille, et qui ne sait où on le mène et qui n’a même pas le coeur de s’en inquiéter, oui, elle s’apercevait que ces étapes douloureusement monotones avaient déposé en elle à mesure d’ineffables enchantements. Voici qu’elle la refaisait à rebours, la route parcourue ; et elle découvrait, aux deux bords, des fleurs qu’elle n’avait pas soupçonnées, combien doux s’exhalaient leurs parfums ! Des paysages, des choses jadis sans forme et sans couleur se révélaient à elle tout d’un coup, montaient, s’étageaient dans une buée de rêve, dans une sorte de vapeur finement bleutée qui les enveloppait d’une lumière idéale. Ce qu’elle avait gravi comme un calvaire, geignante sous le poids d’une croix qu’elle portait sans savoir comment elle l’avait pu mériter, se déroulait maintenant devant elle comme un paisible et suave horizon. Ah ! que c’était bon et comme elle se sentait bien.
Ainsi, tandis qu’il neigeait, à flocons mous, sur les petits Bretons qui vont chantant Noël, de porte en porte, sur elle aussi une neige tombait, mais de pétales odorants qui lentement s’entassaient, se gonflaient sous la chère Marthe, et très loin de son corps souffreteux, berçait son âme dans un songe de vie joyeuse à vivre. N’est- ce pas la Méditerranée la « grande bleue », qui bruit là-bas, toute criblée de flèches d’or ? Et cette chanson qui passe, assoupissante ? Quoi ! c’est celle-là même que la nourrice normande fredonnait ? Pourquoi donc est-ce seulement aujourd’hui que le charme de ces choses lui amollit si délicieusement le coeur ?...
De ses paupières abaissées deux larmes avaient coulé sur les joues de l’enfant.
– Tu pleures, Marton ? As-tu plus mal ? interrogea anxieusement madame Daunoy. – Oh ! non, mère, je suis heureuse, bien heureuse, bien heureuse ! murmura l’enfant, sans rouvrir les yeux. Si vous étiez gentils, père et toi, vous feriez monter Guillemette, et vous iriez vous coucher tous les deux. Moi, je vais dormir aussi : je suis si bien, si bien ! »
Elle disait cela de sa voix faible de malade, mais avec un accent qu’elle n’avait jamais eu, et qui sonnait presque gaiement.
Le président fit à sa femme un signe de tête qui voulait dire : « Obéissons ! Allons-nous-en. »
Il mit un baiser sur le front de la fillette, se dirigea vers la porte et appela la servante qui parut aussitôt.
– Marthe désire que nous la laissions ; vous la veillerez. Dès qu’elle se sera endormie, vous viendrez nous prévenir.
Madame Daunoy, après avoir soigneusement bordé le lit, embrassait à son tour la malade.
– Quelque chose me dit que demain tu seras guérie, ma mignonne. – J’en suis sûre, aussi, articula l’enfant. Bonne nuit, mère !
Un grand silence figeait de nouveau la chambre. De nouveau l’on n’entendait plus que le fusement léger des bûches dans la cheminée dont Guillemette avait alimenté la flamme, et, dans la basse ville, le tintement continu, mais plus assourdi, des cloches.
Reprise par son rêve dont la trame s’était renouée d’elle-même, après cette courte interruption, Marthe était retombée en extase.
Il lui semblait que, de son passé, montaient des musiques lointaines qui l’appelaient doucement. À ces musiques des voix se mêlaient, et, dans le chœur des voix, une, surtout, flattait son oreille, caressait tout son être. Elle cherchait à distinguer d’où elle pouvait bien venir, et soudain, d’un emmêlement confus de visages, parmi lesquels elle reconnaissait vaguement ceux de son père et de sa mère, il s’en détachait un, celui qu’elle avait vu tantôt, là, près d’elle, la jolie tête blonde aux traits fins, embroussaillée de cheveux couleur d’automne, avec les yeux clairs, ainsi que deux sources d’eau vive, qui miroitaient au travers, avec les lèvres rouges qui, au-dessous, éclataient comme une fleur de sang.
Et les lèvres susurraient une étrange mélopée, une modulation sans notes, infiniment triste et pourtant d’un charme non moins infini.
Et les yeux versaient sur elle une lumière dans laquelle elle se sentait fondre.
Comment donc avait-il dit qu’il se nommait ? Jean, ah ! oui Jean ! rien que Jean.
– Est-ce que vous le connaissez, Guillemette ?
La bonne, qui sommeillait à demi devant le feu, avait sursauté.
– Qui cela, mademoiselle ? – Le petit qui est venu tout à l’heure. – Ma fé ! non, on ne sait jamais d’où ils arrivent, ces petits. On en voit qui passent comme cela, par bandes, en chantant, durant les nuits de Noël ; on dirait qu’ils sortent d’entre les pavés ; on entend claquer leurs sabots, quand ils approchent ; ils vous chantent un hymne et puis s’en vont. Voilà tout. – Ah !
Une idée qui n’avait fait que traverser l’imagination de Marthe, pendant que le gamin était demeuré à côté d’elle, lui revenait maintenant, et s’imposait irrésistible.
– Est-ce que tu ne m’as pas souvent dit, Guillemette, que Jésus cheminait par les routes en ce pays-ci, le soir de la Nativité ? – Non ! pas lui, mademoiselle ; il reste dans les églises pour recevoir ceux qui s’empressent autour de sa crèche. Mais on prétend, en effet, qu’il envoie ses amis d’enfance ou ses apôtres dans toutes les directions, avec mission de rassembler les fidèles, d’accompagner les valides jusqu’au porche et d’annoncer sa présence à ceux que la maladie retient chez eux. Des gens qui se rendaient à la messe de minuit ont vu ainsi des étoiles descendre du ciel, et marcher devant eux sous la forme d’anges. D’autres, cloués au lit par des fièvres, ont entendu des voix leur promettre la guérison et se sont senti frôler par des ailes qui les rafraîchissaient. Les bêtes elles-mêmes sont prévenues de la naissance du Sauveur. Elles peuvent exprimer, ce soir-là, en langage humain, toutes les peines que, l’année durant, elles ont gardées sur le coeur, et se soulager, en se les contant entre elles.
L’excellente Guillemette n’eût point tari sur ce chapitre qui constituait pour elle une série d’articles de foi.
Mais, d’une voix haletante, Marthe coupa court au verbiage naïf de sa bonne :
– Là... sur la console... près de la corbeille... le livre bleu à filets d’or... Vite !
Guillemette se précipita.
Le livre qu’elle rapporta était une gracieuse chose d’étrennes, un Nouveau Testament en gros caractères, à l’usage de l’enfance, avec de belles illustrations coloriées, où luisaient, nimbés d’auréoles éclatantes, tous les personnages de la divine épopée.
Les pages, un peu fatiguées, disaient qu’on avait dû les feuilleter souvent.
Marthe saisit le volume avec une hâte fébrile.
Elle avait redressé son petit torse exténué et se tenait droite sur son séant, comme si le ressort cassé de son pauvre organisme se fût enfin tenu en elle. Guillemette n’en revenait pas, et considérait la malade silencieusement, avec une sorte de stupéfaction. Si c’était pourtant vrai ce qu’avait dit Madame, si Marthe allait guérir, cette nuit, par la volonté de Jésus, en l’honneur de la Noël ! Après tout, en sa qualité de Bretonne, rien ne lui semblait plus naturel qu’un miracle, et, pour qu’il se réalisât, plus vite, elle se plongea dans la causeuse, sortit un chapelet de la poche de son tablier et se mit à rouler les grains entre ses doigts, la tête penchée, les yeux clos, les lèvres à peine murmurantes.
Marthe tournait les feuillets du livre, à la lueur douce de la veilleuse, s’arrêtant pour perler les grosses lignes noires, quand elle croyait tenir le passage cherché. Il se dérobait obstinément, ce passage ; obstinément aussi elle s’acharnait à le découvrir.
Soudain, elle eut un cri de triomphe : elle avait trouvé.
– Guillemette ! fit-elle, approche ton siège... Maintenant, prends ceci, et lis à partir de là... (elle appuyait l’index à l’endroit indiqué)... Va lentement.
Elle s’était recouchée sur le dos, avait refermé les yeux et joint ses mains sur les draps.
Guillemette, obéissante, commença la lecture, débitant les versets évangéliques du ton monotone dont on lit les prières ou la Vie des Saints, le soir, dans les maisons de Basse- Bretagne.
Et le livre disait :
« Or la mère de Jésus, et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Magdeleine étaient debout, près de sa croix. « Jésus donc voit sa mère, et près d’elle Jean, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : femme, voilà votre fils !... « Or, après cela, Joseph d’Arimathie demanda à Pilate, qu’il lui permît d’enlever le corps de Jésus. Et Pilate le permit. Il vint donc, et enleva le corps de Jésus. « Et Nicodème vint aussi, portant un mélange de myrrhe et d’aloès... »
À mesure que se déroulait le texte sacré, la figure de la petite malade s’éclairait, rayonnait d’une vie céleste ; un rose délicat fleurissait aux pommettes de ses joues ; le long de ses boucles blondes un frisson lumineux courait, le reflet d’un soleil d’ailleurs.
Et, dans une sorte de parole intérieure, dont les sons expiraient au bord de ses lèvres, elle reprenait chacun des mots du récit de l’apôtre, les appliquant à sa propre mort qu’elle sentait doucement venir, s’en servant pour sa Passion à elle, pour sa touchante Passion enfantine. « Oui, Marie et Madeleine étaient là, debout dans la neige, qui chantaient, qui m’appelaient... Et Jean est entré, de la part du bon Dieu, et il m’a regardée et il m’a fait comprendre que je ne souffrirais plus... Et Joseph, Nicodème attendaient pour enlever mon corps... et ils l’ont enlevé, et je n’ai plus eu mal, plus mal du tout... Oh ! oui, petite mère, ils m’ont guérie, les amis de Jésus qui vagabondent par les chemins, la nuit de Noël !... Car, c’étaient eux ! c’étaient eux... Oh ! les jolies musiques que j’entends sonner... »
Guillemette continuait à lire, lentement comme on le lui avait recommandé, engourdie par la chaleur du feu, bercée au fredon somnolent de sa voix.
« Ils prirent donc le corps de Jésus et l’enveloppèrent de linges, avec des aromates... « Or, il y avait, au lieu où il avait été crucifié, un jardin, et dans ce jardin un sépulcre nouveau, où personne n’avait encore été mis... »
Dans le jardin de M. le président du tribunal, entre des thuyas arborescents, non loin de la grille qui donne sur la route est une tombe de marbre blanc, avec cette épitaphe :
Marthe DAUNOY 9 ans 25 décembre 188...
Quand revient la Noël, des groupes de petits Bretons passent dans la rue en chantant de vieilles hymnes. Volontiers ils stationnent devant la maison, peu engageante pourtant avec ses persiennes fermées et son air de deuil. Dès qu’ils apparaissent, la porte s’ouvre en haut du perron, une bonne en descend, très vite, et leur dit : « Ne chantez pas ! Allez plus loin ! », mais elle laisse couler dans leurs mains une énorme poignée de sous.

Camille Lemonnier La Noël du petit joueur de violon

La Noël du petit joueur de violon
Camille Lemonnier (1844-1913)

Clement Clarke Moore La nuit avant Noël

La nuit avant Noël
Clement Clarke Moore (1779-1863)

C'était la nuit de Noël, un peu avant minuit, A l'heure où tout est calme, même les souris.
On avait pendu nos bas devant la cheminée, Pour que le Père Noël les trouve dès son arrivée.
Blottis bien au chaud dans leurs petits lits, Les enfants sages s'étaient déjà endormis.
Maman et moi, dans nos chemises de nuit, Venions à peine de souffler la bougie,
Quand au dehors, un bruit de clochettes, Me fit sortir d'un coup de sous ma couette.
Filant comme une flèche vers la fenêtre, Je scrutais tout là haut le ciel étoilé.
Au dessus de la neige, la lune étincelante, Illuminait la nuit comme si c'était le jour.
Je n'en crus pas mes yeux quand apparut au loin, Un traîneau et huit rennes pas plus gros que le poing,
Dirigés par un petit personnage enjoué : C'était le Père Noël je le savais.
Ses coursiers volaient comme s'ils avaient des ailes. Et lui chantait, afin de les encourager : « Allez Tornade ! Allez Danseur ! Allez, Furie et Fringuant ! En avant Comète et Cupidon ! Allez Éclair et Tonnerre ! Tout droit vers ce porche, tout droit vers ce mur ! Au galop au galop mes amis ! au triple galop ! »
Pareils aux feuilles mortes, emportées par le vent, Qui montent vers le ciel pour franchir les obstacles, Les coursiers s'envolèrent, jusqu'au dessus de ma tête, Avec le traîneau, les jouets et même le Père Noël.
Peu après j'entendis résonner sur le toit Le piétinement fougueux de leurs petits sabots.
Une fois la fenêtre refermée, je me retournais, Juste quand le Père Noël sortait de la cheminée.
Son habit de fourrure, ses bottes et son bonnet, Étaient un peu salis par la cendre et la suie.
Jeté sur son épaule, un sac plein de jouets, Lui donnait l'air d'un bien curieux marchand.
Il avait des joues roses, des fossettes charmantes, Un nez comme une cerise et des yeux pétillants, Une petite bouche qui souriait tout le temps, Et une très grande barbe d'un blanc vraiment immaculé.
De sa pipe allumée coincée entre ses dents, Montaient en tourbillons des volutes de fumée. Il avait le visage épanoui, et son ventre tout rond Sautait quand il riait, comme un petit ballon.
Il était si dodu, si joufflu, cet espiègle lutin, Que je me mis malgré moi à rire derrière ma main.
Mais d'un clin d'oeil et d'un signe de la tête, Il me fit comprendre que je ne risquais rien.
Puis sans dire un mot, car il était pressé, Se hâta de remplir les bas, jusqu'au dernier, Et me salua d'un doigt posé sur l'aile du nez, Avant de disparaître dans la cheminée.
Je l'entendis ensuite siffler son bel équipage.
Ensemble ils s'envolèrent comme une plume au vent.
Avant de disparaître le Père Noël cria : « Joyeux Noël à tous et à tous une bonne nuit »

Charles Quinel Le pudding de Noël

Le pudding de Noël
Charles Quinel (1886-1946)

Tom Caribou, Jacques Blamont et Hugues Lamy étaient trois hommes des chantiers ; ils vivaient ensemble dans une bonne maison de bois, bien chaude, à la lisière de la forêt. Jacques et Hugues étaient des gars paisibles et travailleurs; au contraire, Tom Caribou était turbulent, entêté, frondeur et vantard, forte tête mais au fond bon cœur; à l’entendre, il n’avait peur de rien et ne respectait rien. Au demeurant, c’était un joyeux compagnon et lorsqu’il se mettait au travail, il abattait la besogne de dix hommes, tant il était fort et vigoureux ; un véritable colosse.
Seulement Tom Caribou avait un défaut, et de ce défaut découlaient tous les autres : il était ivrogne. Quand il avait bu, il devenait paresseux et querelleur, aussi ses deux associés cherchaient-ils à le guérir de son funeste penchant. Difficile entreprise ; Tom Caribou était de cette espèce d’ivrognes qui boivent seuls et en catimini. Il était même impossible à ses camarades qui partageaient son existence de savoir dans quel endroit il dissimulait le whisky dont il faisait une consommation exagérée. Au début, ils avaient réussi à découvrir la cachette où il enfouissait ses bouteilles. Maintenant, il la choisissait si bien que toutes les investigations devenaient inutiles.
Lorsqu’ils étaient tous les trois au chantier, soudain Tom disparaissait. Bientôt il revenait empestant l’alcool et la paix du trio était compromise.
Le soir du 24 décembre, Jacques et Hugues décidèrent d’aller à la messe de minuit; l’église était distante de quatre milles et un si petit trajet n’était pas pour effrayer ces gaillards.
— Tu viens avec nous, Tom?
Caribou secoua la tête :
— Je ne veux pas aller à la messe de minuit.
Les autres ne désiraient pas amorcer une dispute.
— A ton aise.
Au moment où ils allaient partir, Tom qui était dans les meilleures dispositions d’esprit, leur dit :
— Je veux tout de même collaborer à la joie de cette nuit. Je vais vous confectionner un pudding au miel et au whisky que vous trouverez au retour et dont nous nous lècherons les babines à les user.
Jacques et Hugues s’en allèrent. En route, ils plaisantaient :
— Faut-il que notre Tom soit de bonne humeur pour nous faire participer à son whisky!
Demeuré seul, Caribou prépara soir gâteau au miel et le plaça sur la table ; il n’y avait plus qu’à l’arroser généreusement d’alcool.
Cet alcool n’était pas, vous le pensez bien, dans la maison, où aucune cachette n’eût été sûre. L’habitation des trois garçons se composait d’une seule pièce ; dans un coin il y avait un poêle ; au milieu, la table avec quelques escabeaux ; contre les murs, les trois couchettes des occupants. Le meuble important, gloire et orgueil des propriétaires, était une vaste armoire, plus haute qu’un homme, que les trois garçons avaient fabriquée de leurs mains et qui contenait tous leurs biens, à savoir leurs habits de rechange, un peu — très peu — de linge, leurs bibelots personnels et leurs outils. Dans tout cela où eût-on dissimulé une seule bouteille de whisky?
Tom ouvrit la porte et s’en alla dans la forêt.
La nuit était splendide, claire, comme le sont les belles nuits d’hiver au Canada. Un épais tapis de neige couvrait le sol; la neige habillait les arbres, faisant pendre à leurs branches défeuillées des franges qui brillaient sous les blancs rayons de la lune. La forêt était enveloppée dans un grand silence glacial. Les bêtes, habitantes de ces solitudes, dormaient dans leurs abris.
En homme qui sait où il va, Caribou se dirigea vers un merisier tordu et fourchu qui dressait sa silhouette tourmentée et noire à la lisière d’une petite clairière. Avec la plus grande facilité, car les nœuds de l’arbre formaient une véritable échelle, Tom se hissa jusqu’à la fourche du merisier. Là, il y avait une excavation, le bois étant pourri. Caribou, du revers de sa main, écarta la neige et saisit une petite bonbonne enveloppée de paille qui reposait dans la cavité comme dans un nid. II prit le récipient, le déboucha, le huma. L’odeur de l’alcool éveilla en lui des sensations gourmandes; il porta le goulot à ses lèvres et but à longs traits.
Il faisait très froid, avons-nous dit ; Tom était ganté de ses moufles de fourrure qui le rendaient un peu maladroit, de sorte qu’il versa un filet du précieux liquide à côté de sa bouche. Cela le fit rire. Il referma la bonbonne, la serra amoureusement sous son bras, redescendit à terre et reprit le chemin du logis.
Au pied du merisier, entre ses noueuses racines, un ours s’était creusé un trou dans la neige. Il dormait, ce brave plantigrade, et il comptait bien prolonger son somme durant tout le reste de l’hiver. Telle est la coutume des ours ; bien avant les hommes, ils ont appliqué l’axiome que « qui dort dîne » et, comme, en hiver, ils ont de la peine à se procurer leur dîner, par suite de la retraite de leur gibier ordinaire, ils dorment paisiblement sous la neige.
Notre ours donc, tandis qu’il rêvait béatement aux choses auxquelles rêvent les ours, sentit tout à coup une brûlure à l’œil gauche ; il souleva sa paupière ; la brûlure devint plus intense. En même temps, un filet de liquide descendait le long de sa joue et atteignait sa bouche; il tira la langue, goûta ce liquide.
Jamais il n’avait tâté d’une boisson pareille ; ce n’était pas de la neige fondue dont il connaissait surabondamment le manque de saveur, c’était piquant, amer, fort. L’ours éternua. Ayant éternué, il se pourlécha à nouveau. Décidément ce liquide inconnu était mauvais. Une troisième, fois, il passa sa langue sur ses babines et son opinion changea. Elle changea si bien qu’il fut pris du désir de tâter plus abondamment de la liqueur mystérieuse.
Avec prudence, il émergea de son trou, secoua la neige qui saupoudrait sa fourrure et il huma l’air de la nuit. Le flair de l’ours est fin, il renifla l’odeur du whisky — car nous savons qu’il s’agissait d’un peu de cet alcool que Tom avait laissé tomber du merisier — et cette odeur s’éloignait. L’ours, sans hésiter, la suivit à la piste.
Tout guilleret, mis en joie par la rasade d’alcool dont il s’était gratifié dans l’arbre, Caribou rentra dans la maison. Il se débarrassa de sa fourrure, de ses moufles, se chauffa un instant près du poêle qu’il chargea de quelques rondins et, revenant à la table, il versa sur le pudding de miel une bonne partie de la bonbonne de whisky. « Le reste nous le boirons après » murmura-t-il en riant tout seul de la surprise qu’allaient éprouver ses compagnons.
Avec une cuiller de bois, Tom se mit en devoir de brasser ensemble le miel et le whisky afin d’obtenir une pâte bien compacte.
Il était absorbé dans cette occupation au point qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir d’une poussée — le loquet n’avait jamais été solide — et un bel ours brun faire dignement son entrée. Ce ne fut que lorsque l’ours annonça sa présence par un grognement de bienvenue que Tom se retourna. En premier lieu, il crut à une farce d’un de ses camarades et il cria jovialement :
— Allô, Hugues! ce n’est pas moi qu’on prend avec ces mascarades.
L’ours secouait la tête de droite à gauche, ce qui fit que Tom reprit :
— Ce n’est pas Hugues, alors Jacques. Débarrasse-toi de ta pelure et viens manger le pudding.
L’ours grogna une deuxième fois. Caribou reconnut qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, mais il se figura que c’était un tour que lui jouait le whisky. « Je n’aurais jamais cru que l’odeur seule du whisky pût vous griser à ce point. » Il oubliait ce qu’il avait ingurgité dans la forêt.
Le plantigrade avant fini d’inspecter la pièce et s’étant saturé de son agréable chaleur, fit quelques pas en avant. Tom ne douta plus de la réalité matérielle de la vision. Il fut saisi d’une terreur d’autant plus violente qu’elle était à retardement.
Fuir ! Comment L’ours était devant la porte. Sortir par la fenêtre ? Entreprise difficile ; la fenêtre était haute, bien barricadée et Caribou n’aurait pas le temps de l’ouvrir avant que l’ours l’eût atteint.
Le fauve fit un mouvement. Instinctivement Caribou se précipita dans un angle de la chambre. En se dandinant — on n’a pas idée comme un ours qui se dandine est rapide — l’ours le rejoignit. Tom s’esquiva dans un autre angle, l’ours y était en même temps que lui. On aurait pu croire que l’homme et la bête jouaient ensemble aux quatre coins.
Tom espérait qu’en passant près de la porte, au cours de cette poursuite autour de la chambre, il pourrait sortir. L’animal avait certainement prévu cette tactique, car il manœuvrait toujours de façon à empêcher Tom d’approcher de la sortie.
Une idée traversa l’esprit de Caribou, il s’en voulut de n’y avoir pas pensé plus tôt : l’armoire! D’un coup de poing il poussa un escabeau auprès du meuble. Il sauta sur cet escabeau, le fit basculer du pied tandis que, par un rétablissement hardi, il se perchait sur l’armoire.
Le plantigrade partit désappointé, il chercha par où il pourrait suivre l’homme; il gratta un peu de ses fortes griffes la porte de l’armoire mais n’insista pas. Il venait de sentir l’odeur du whisky, cette agréable odeur qui, après l’avoir tiré du sommeil, l’avait poussé à ce dérangement.
Sur la table il vit le pudding, il s’en approcha. Ô joie! du miel! précisément ce qu’il aimait le plus au monde et ce que la nature défend contre la convoitise des ours par de stupides bestioles qui vous piquent le museau !
Là, le miel était tout ramassé, pas d’abeilles à craindre, pas de cire qui vous colle au dents. L’ours goûta à ce mets délectable et il s’aperçut qu’il était rendu meilleur encore par la liqueur inconnue dans laquelle il baignait.
Savourer lentement la nourriture est le fait des hommes ; un ours ne s’y astreint pas. En quatre coups de langue, le plat était nettoyé ; plus de miel, plus de whisky.
« Pourvu qu’il ne considère pas le whisky comme un apéritif et qu’il ne me convoite pas comme rôti ! » pensait, sur le haut de son armoire, le pauvre Caribou en voyant disparaître son pudding.
L’ours n’avait point de ces appétits carnivores ; le whisky faisait courir un chaud bien-être à travers ses membres ; il avait l’estomac lourd et cette lourdeur ne tarda pas à lui monter à la tête. Il bâilla deux ou trois fois, regarda autour de lui d’un air paresseux, s’étendit sans façon par terre à côté de la table et s’endormit.
Avant constaté le sommeil de l’ours. Tom Caribou se sentit rasséréné. En d’autres temps, il serait certainement descendu de son perchoir, aurait pris une hache et il aurait été fendre la tête du fauve. Ce soir, il n’y songea pas. Il était très las. Sa frayeur passée, il éprouvait une incroyable pesanteur dans le cerveau. Le whisky le paralysait, il n’y résista pas et bientôt — à son tour il s’endormit.
Tard dans la nuit, Jacques et Hugues rentrèrent de la messe.
— Tiens! La porte n’est pas fermée ! remarqua Hugues. — Tom sera sorti pour chercher de la neige à faire fondre, suggéra Jacques. — A moins qu’il ne nous prépare une farce. — Entrons avec précaution et méfions-nous.
Les deux amis s’avancèrent dans la pièce. Un singulier concert les accueillit.
— Que signifie cela? s’étonna Hugues. On dirait que Tom ronfle. — Il ronflerait rudement fort, répliqua Jacques, et puis il n’est pas sur sa couchette.
Simultanément, les deux camarades poussèrent deux exclamations. L’un, en levant les veux, avait aperçu Tom endormi sur l’armoire, l’autre, en les baissant, avait vu l’ours cuvant béatement son whisky.
Ce qu’il advint de l’ours, vous le devinez. Quant à Caribou, il fut guéri de son ivrognerie car ses camarades lui disaient en plaisantant :
— Tu vois comme les ours aiment l’alcool, un jour que tu seras bien imbibé, l’un d’eux te mangera, pensant que le Caribou au whisky, vaut bien le pudding au whisky.
Nous pensons que, depuis lors, ils ont toujours bien vécu, mais nous n’en savons rien, comme nous n’avons pas été les voir.


Hans Christian Andersen Le sapin

Charles Émile Souvestre Les pierres de Plouhinec

Les pierres de Plouhinec
Charles Émile Souvestre (1806-1854)

1.
Mais si les gens du pays manquent de blé et de bestiaux, ils ont plus de cailloux qu’il n’en faudrait pour rebâtir Lorient, et l’on trouve au- delà du bourg une grande bruyère dans laquelle les korigans ont planté deux rangées de longues pierres qu’on pourrait prendre pour une avenue si elles conduisaient quelque part.
C’était près de là, vers le bord de la rivière d’Intel, que demeurait autrefois un homme appelé Marzinn : il était riche pour le canton, c’est-à-dire qu’il pouvait faire saler un petit porc tous les ans, manger du pain noir à discrétion et acheter une paire de sabots le dimanche du laurier
2.
Aussi, passait-il pour fier dans le pays et avait- il refusé sa sœur Rozenn à beaucoup de jeunes garçons qui vivaient de leur sueur de chaque jour.
Parmi eux, se trouvait Bernèz, brave travailleur et digne chrétien, mais qui n’avait apporté pour légitime, en venant dans le monde, que la bonne volonté. Bernèz avait connu Rozenn toute petite, quand il était arrivé de Pont-Scorff-Bidré pour travailler dans la paroisse, et elle l’avait souvent poursuivi avec la chanson que les enfants répètent à ceux de son pays :
Pont-Scorff-Bridé, Chair de chèvre, Béé
 !
Cela leur avait fait faire connaissance, et, petit à petit, à mesure que Rozenn grandissait, l’attachement de Bernèz avait également grandi, si bien qu’un jour il s’était trouvé amoureux comme les Anglais sont damnés, je veux dire sans rémission.
Vous comprenez que le refus de Marzinn fut pour lui un grand crève-cœur ; cependant il ne perdit pas courage, car Rozenn continuait à le bien recevoir et à lui chanter, en riant, le refrain composé pour ceux de Pont-Scorff.
Or, on était arrivé à la nuit de Noël, et comme l’orage avait empêché de se rendre à l’office, tous les gens de la ferme se trouvaient réunis, et, avec eux, plusieurs garçons du voisinage, parmi lesquels était Bernèz. Le maître de la maison, qui voulait montrer son grand cœur, avait fait préparer un souper de boudins et de bouillie de froment au miel ; aussi tous les yeux étaient tournés vers le foyer, sauf ceux de Bernèz qui regardait sa chère Rozennik.
Mais voilà qu’au moment où les bancs étaient près de la table et les cuillers de bois plantées en rond dans la bassine, un vieil homme poussa brusquement la porte et souhaita bon appétit à tout le monde.
C’était un mendiant de Pluvigner qui n’entrait jamais dans les églises, et dont les honnêtes gens avaient peur. On l’accusait de jeter des sorts sur les bestiaux, de faire noircir le blé dans l’épi et de vendre aux lutteurs les herbes magiques. Il y en avait même qui le soupçonnaient de devenir gobelinn à volonté.
Cependant, comme il portait l’habit des pauvres, le fermier lui permit de s’approcher du foyer ; il lui fit même donner un escabeau à trois pieds et une portion d’invité.
Quand le sorcier eut fini de manger, il demanda à se coucher, et Bernèz alla lui ouvrir l’étable où il n’y avait qu’un vieil âne pelé et un bœuf maigre. Le mendiant se coucha entre eux pour avoir chaud, en appuyant sa tête sur un sac de lande pilée.
Mais, comme il allait tomber dans le sommeil, minuit sonna. Le vieil âne secoua alors ses longues oreilles et se tourna vers le bœuf maigre.
– Eh bien, mon cousin, comment cela va-t-il depuis la Noël dernière que je ne vous ai parlé ? demanda-t-il d’un ton amical.
Au lieu de répondre, l’animal cornu jeta un regard de côté au mendiant.
– C’était bien la peine que la Trinité nous accordât la parole à la nuit de Noël, dit-il d’un ton bourru, et qu’elle nous récompensât ainsi de ce que nos ancêtres avaient assisté à la naissance de Jésus, si nous devions avoir pour auditeur un vaurien comme ce mendiant. – Vous êtes bien fier, monsieur de Ker-Meuglant, reprit l’âne avec gaieté ; j’aurais plutôt droit de me plaindre, moi dont le chef de famille porta autrefois le Christ à Jérusalem, comme le prouve la croix qui nous a été imprimée depuis entre les deux épaules ; mais je sais me contenter de ce que les trois personnes veulent bien m’accorder. Ne voyez-vous point, d’ailleurs, que le sorcier est endormi ? – Tous ses sortilèges n’ont pu encore l’enrichir, reprit le bœuf, et il se damne pour bien peu. Le diable ne l’a même pas averti de la bonne chance qu’il y aura ici près, dans quelques jours. – Quelle bonne chance ? demanda l’âne. – Comment, reprit le bœuf, ne savez-vous donc pas que, tous les cent ans, les pierres de la bruyère de Plouhinec vont boire à la rivière d’Intel et que, pendant ce temps, les trésors qu’elles cachent restent à découvert ? – Ah ! je me rappelle maintenant, interrompit l’âne ; mais les pierres reviennent si vite à leur place, qu’il est impossible de les éviter et qu’elles vous écrasent si vous n’avez point, pour vous en préserver, une branche de l’herbe de la croix entourée de trèfle à cinq feuilles. – Et encore, ajouta le bœuf, les trésors que vous avez emportés tombent-ils en poussière si vous ne donnez en retour une âme baptisée ; il faut la mort d’un chrétien pour que le démon vous laisse jouir en repos des richesses de Plouhinec.
Le mendiant avait écouté toute cette conversation sans oser respirer.
– Ah ! chers animaux, mes petits cœurs, pensait-il en lui-même ; vous venez de me faire plus riche que tous les bourgeois de Vannes et de Lorient ; soyez tranquilles, le sorcier de Pluvigner ne se damnera pas désormais pour rien.
Il s’endormit ensuite, et le lendemain, au point du jour, il était dans la campagne cherchant l’herbe de la croix et le trèfle à cinq feuilles.
Il lui fallut chercher longtemps et s’enfoncer dans le pays, là où l’air est plus chaud et où les plantes restent toujours vertes. Enfin, la veille du jour de l’an, il reparut à Plouhinec avec la figure d’une belette qui a trouvé le chemin du colombier.
Comme il passait sur la lande, il aperçut Bernèz occupé à frapper avec un marteau pointu contre la plus haute des pierres.
– Que Dieu me sauve ! s’écria le sorcier en riant; avez-vous envie de vous creuser une maison dans ce gros pilier ? – Non, dit Bernèz tranquillement ; mais comme je suis sans ouvrage pour le moment, j’ai pensé que si je traçais une croix sur une des pierres maudites, je ferais une chose agréable à Dieu, qui me le revaudra tôt ou tard. –Vous avez donc quelque chose à lui demander ? fit observer le vieil homme. – Tous les chrétiens ont à lui demander le salut de leur âme, répliqua le jeune gars. – Et n’avez-vous point aussi quelque chose à lui dire de Rozenn ? ajouta plus bas le mendiant.
Bernèz le regarda.
– Ah ! vous savez cela, reprit-il ; après tout, il n’y a ni honte ni péché, et si je recherche la jeune fille, c’est pour la conduire devant le curé. Malheureusement Marzinn veut un beau-frère qui puisse compter plus de réales que je ne possède de blancs marqués. – Et si je te faisais avoir plus de louis d’or que Marzinn ne possède de réales  ? dit le sorcier à demi-voix. – Vous ! s’écria Bernèz. – Moi ! – Que me demanderiez-vous pour cela ? – Rien qu’un souvenir dans tes prières. – Ainsi, il n’y aurait pas besoin de compromettre mon salut ? – Il n’y aurait besoin que de courage. – Alors, dites-moi ce qu’il faut faire ! s’écria Bernèz, en laissant tomber son marteau ; quand on devrait s’exposer à trente morts, je suis prêt, car j’ai moins de goût à vivre qu’à me marier.
Quand le mendiant vit qu’il était si bien disposé, il lui raconta comment, la nuit prochaine, les trésors de la lande seraient tous à découvert, mais sans lui apprendre en même temps le moyen d’éviter les pierres au moment de leur retour. Le jeune garçon crut qu’il ne fallait que de la hardiesse et de la promptitude, aussi dit-il :
– Vrai comme il y a trois personnes en Dieu, je profiterai de l’occasion, vieil homme, et j’aurai toujours une pinte de mon sang à votre service pour l’avertissement que vous venez de me donner. Laissez-moi seulement finir la croix que j’ai commencé à creuser sur cette pierre ; quand il sera temps, j’irai vous rejoindre près du petit bois de sapin.
Bernèz tint parole et arriva au lieu convenu une heure avant minuit. Il trouva le mendiant qui portait un bissac de chaque main et un autre suspendu au cou.
– Allons, dit-il au jeune homme, asseyez-vous là et pensez à ce que vous ferez quand vous aurez à discrétion l’argent, l’or et les pierreries.
Le jeune homme s’assit à terre et répondit :
– Quand j’aurai l’argent à discrétion, je donnerai à ma douce Rozennik tout ce qu’elle souhaite et tout ce qu’elle a souhaité, depuis la toile jusqu’à la soie, depuis le pain jusqu’aux oranges. – Et quand vous aurez l’or à volonté ? ajouta le sorcier. – Quand j’aurai l’or à volonté, reprit le garçon, je ferai riches tous les parents de Rozennik et tous les amis de ses parents jusqu’aux dernières limites de la paroisse. – Et quand vous aurez enfin les pierreries à foison ? acheva le vieil homme. – Alors, s’écria Bernèz, je ferai tous les hommes de la terre riches et heureux, et je leur dirai que c’est Rozennik qui l’a voulu.
Pendant qu’ils causaient ainsi, l’heure passait et minuit arriva. À l’instant même, il se fit un grand bruit sur la lande et l’on vit, à la clarté des étoiles, toutes les grandes pierres quitter leurs places et s’élancer vers la rivière d’Intel. Elles descendaient le long du coteau en froissant la terre et en se heurtant comme une troupe de géants qui auraient trop bu ; elles passèrent ainsi pêle-mêle à côté des deux hommes, et disparurent dans la nuit.
Alors le mendiant se précipita vers la bruyère suivi de Bernèz, et, aux places où s’élevaient un peu auparavant les grandes pierres, ils aperçurent des puits remplis d’or, d’argent et de pierreries qui montaient jusqu’au bord.
Bernèz poussa un cri d’admiration et fit le signe de la croix ; mais le sorcier se mit aussitôt à remplir ses bissacs, en prêtant l’oreille du côté de la rivière.
Il finissait de charger le troisième, tandis que le jeune homme remplissait les poches de sa veste de toile, lorsqu’un murmure sourd comme celui d’un orage qui arrive se fit entendre au loin. Les pierres avaient fini de boire et revenaient prendre leurs places.
Elles s’élançaient, penchées en avant comme des coureurs, et brisaient tout devant elles. Quand le jeune homme les aperçut, il se redressa en s’écriant :
– Ah ! Vierge Marie, nous sommes perdus ! – Non pas moi, dit le sorcier, qui prit à la main l’herbe de la croix et le trèfle à cinq feuilles, car j’ai ici mon salut ; mais il fallait qu’un chrétien perdît la vie pour m’assurer ces richesses, et ton mauvais ange t’a mis sur mon chemin ; renonce donc à Rozenn et pense à mourir.
Pendant qu’il parlait ainsi, l’armée de pierres était arrivée; mais il présenta son bouquet magique et elle s’écarta à droite et à gauche pour se précipiter vers Bernèz !
Celui-ci, comprenant que tout était fini, se laissa tomber à genoux et allait fermer les yeux lorsque la grande pierre qui accourait en tête s’arrêta tout à coup, et, fermant le passage, se plaça devant lui, comme une barrière pour le protéger.
Bernèz, étonné, releva la tête, et reconnut la pierre sur laquelle il avait gravé la croix ! C’était désormais une pierre baptisée, qui ne pouvait nuire à un chrétien.
Elle resta immobile devant le jeune homme jusqu’à ce que toutes ses sœurs eussent repris leur place ; alors, elle s’élança comme un oiseau de mer pour reprendre aussi la sienne, et rencontra sur son chemin le mendiant que les trois bissacs chargés d’or retardaient.
En la voyant venir, celui-ci voulut présenter ses plantes magiques ; mais la pierre devenue chrétienne n’était plus soumise aux enchantements du démon, et elle passa brusquement, en écrasant le sorcier comme un insecte.
Bernèz eut, outre ce qu’il avait recueilli lui-même, les trois bissacs du mendiant, et devint ainsi assez riche pour épouser Rozenn et pour élever autant d’enfants que le laouennanik
4 a de petits dans sa couvée.

1. En Basse-Bretagne, on appelle les porcs, mab-Rohan, fils de Rohan; à Saint-Brieuc, on les traite simplement de messieurs.
2. Le dimanche des Rameaux est appelé le dimanche du laurier, sul el lauré, parce que, ce jour-là, on distribue, à l’église, du laurier bénit.
3. Les habitants de Pont-Scorff-Bidré ou Bas-Pont-Scorff élèvent un grand nombre de chèvres, ce qui a fait supposer qu’ils en mangeaient beaucoup.
4. Laouennanik, petit joyau, est le nom breton du roitelet.
Plouhinec est un pauvre bourg au-delà d’Hennebon, vers la mer. On ne voit, tout autour, que des landes ou de petits bois de sapins, et jamais la paroisse n’a eu assez d’herbe pour élever un bœuf de boucherie, ni assez de son pour engraisser un descendant des Rohan

Anatole Le Braz L’aventure du pilote

L’aventure du pilote
Anatole Le Braz (1859-1926)

1, en bordure de la mer. On devisait au coin du feu, et, comme Noël approchait, la conversation, laissant les menues nouvelles locales, tourna vers les merveilles de la nuit sainte. Chacun raconta son propos ; seul, le pilote Cloarec, venu en voisin, gardait le silence, la pipe aux dents. Sous ses épais sourcils en broussailles, son petit oeil bleu, noyé d’un vague embrun, semblait regarder le déroulement intérieur de quelque procession de souvenirs. Qui saura jamais la richesse de ces frustes mémoires bretonnes, si pleines de choses inexprimées !
« Çà, fis-je, vous, Cloarec, qui ne dites rien, gageons que vous avez en magasin des histoires étonnantes qui ne demandent qu’à sortir. »
Il hocha sa tête frisée, où les volutes de ses mèches grises floconnaient ainsi qu’une toison. Sa face, cuite et recuite par la salure du vent marin, de rouge brique qu’elle était, devint rouge feu, et ce fut d’une voix embarrassée qu’il balbutia :
« Des histoires comme celle qui me revient, il n’y a pas de quoi s’en vanter.
— Raison de plus pour la dire, insinua l’aîné des fils Menguy. Vous ferez un acte d’humilité ; ça vous gagnera des indulgences, pilote. »
Le vieux, après une courte hésitation, se décida brusquement.
« Aussi bien, déclara-t-il, mon aventure pourra vous servir de leçon à vous autres, jeunes mécréants : elle vous montrera qu’il n’est jamais bon de mépriser l’expérience des anciens. »
Il ôta sa pipe de sa bouche, en secoua religieusement la cendre sur son pouce, passa le revers de sa main sous son nez, en reniflant avec force, et commença en breton.
I
– L’expérience des anciens !... J’avais alors à peu près ton âge, Jean Menguy ; comme toi, je rentrais du service à l’État, et, comme toi encore sans doute, je pensais : « Les anciens, ça n’est que des radoteurs. » C’est ainsi que, cet hiver-là, mon père m’ayant déconseillé de partir pour la pêche au large des îles, sous prétexte que c’était veille de Noël, je lui répondis :
« Veille de Noël ou non, que vous veniez ou que vous ne veniez pas, les vents sont noroît, il fait temps béni pour le turbot; moi, j’embarque. »
Et c’est vrai que le temps était le plus favorable que l’on pût souhaiter : un ciel légèrement couvert, une brise pas trop froide et même presque tiédie, une mer grise et douce, à houles larges, sans clapotis. J’avais d’autant plus désir d’en profiter que, de toute la semaine précédente, il n’y avait pas eu moyen de mettre les filets dehors, à cause de la brume, une brume épaisse comme à Islande, qui avait fait une espèce de demi-nuit, pendant six jours consécutifs. Mon père dut confesser lui-même qu’il faudrait peut-être attendre les premiers soleils de mars avant de retrouver aubaine pareille pour la quête du poisson fin.
« C’est égal, dit-il. Tu risques de perdre ton âme : à ta place, moi, j’aimerais mieux perdre ma pêche. »
Je ripostai :
« Où donc est le commandement de Dieu ou de l’Église qui défend de gagner son pain la veille de Noël ? Est-ce qu’il ne faut pas manger ce jour-là comme les autres jours ?
— Tu fais le beau raisonneur, reprit-il. Moi, je crois ce qu’on m’a toujours dit : à savoir, que la nuit de Noël, à partir de minuit, appartient à Dieu. Et es-tu sûr qu’à minuit tu ne seras pas encore sur les lieux de pêche ? — Je serai où je pourrai. — À ton gré. Je t’ai averti. Le reste te regarde : tu as l’âge de raison... Un dernier conseil, pourtant. Si, à certain moment, tu remarques quelque chose de bizarre à bord, hale au plus vite l’ancre, dresse sa croix dans l’air au bout de tes poings, et, ayant fait agenouiller tes hommes, entonne le chant de Nédélek
2. »
Je haussai ironiquement les épaules et pris, pour me rendre au port, le chemin des Crec’h, afin de prévenir les hommes de l’équipage qu’on allait embarquer. Ils étaient cinq, tous des lascars de mon espèce, et plus préoccupés de faire bouillir la marmite quotidienne en ce monde-ci que de s’assurer leur part de paradis en l’autre. Je pourrais les appeler en témoignage, car ils sont encore vivants, à l’exception du mousse, le petit Dudored, mort il y a une vingtaine d’années, de la fièvre jaune, à Montevideo. C’étaient Pierre et René Balanec, de Roc’h-Vrân, Louis Rudono, du Cosquer, et Gonéry Mezcam, de Kerampoullou. Ils m’eurent bientôt rejoint à la cale, leurs sabots-bottes aux pieds et le suroît noué sous le menton. Dix minutes plus tard nous voguions à toutes voiles, faisant cap vers les Sept-Îles.
La brise donnait bien. C’était plaisir d’aller. Il n’y avait, du reste, que nous de sortis. Les autres bateaux dormaient sur le flanc, tirés à sec derrière le môle.
« Tas de flâneurs ! dit Pierre Balanec, en montrant du doigt des groupes de pêcheurs perchés, les bras croisés, sur le glacis de l’ancienne batterie. Ça n’a pas, peut-être, dix sous chez soi pour faire la Noël, et ça fainéante aujourd’hui pour se préparer à nocer demain.
— Oui, continua Rudono sur le même ton, et c’est à nous qu’ils demanderont de les régaler, à l’issue de la grand-messe, par-dessus le marché ! »
Je leur contai le colloque que j’avais eu avec mon père.
« Peuh ! des idées de vieilles femmes ! » s’écrièrent-ils en choeur.
Dudored, cependant, qui changeait l’écoute de foc pour la seconde bordée, risqua d’une voix timide :
« Il y a une chose qui est sûre : le mari de ma grand-mère s’est perdu par un soir pareil, entre minuit et une heure du matin.
— Le mari de ta grand-mère, c’était peut-être bien ton grand-père, farceur ! » s’écria Gonéry Mezcam en éclatant de rire.
Et l’on parla d’autre chose.
Une fois dans les eaux de l’île aux Moines, nous commençâmes à pêcher, et chacun fut à sa besogne. Mais, contre nos prévisions, le poisson remontait peu. Nous avions compté sur la douceur du temps pour l’attirer, mais il ne se pressait pas, demeurait blotti dans les fonds. Au bout d’une heure ou deux d’attente, un des hommes, je ne sais plus lequel, proposa de gagner plus au large.
« Allons ! » fis-je.
La manoeuvre était bonne : nous ne fûmes pas plus tôt au vent des îles qu’à chaque coup de filet nous ramenâmes quelque chose.
« Ça va bien ! » disaient les camarades.
Nous étions maintenant tout à la gaillarde joie du travail qui apporte avec lui son profit. Une ardeur fiévreuse nous animait : c’était comme si nous nous fussions juré de vider les entrailles de la mer. Le mousse n’avait que le temps de tirer les belles pièces pour les mettre à l’abri dans les paniers.
« Attrape ça, morveux », lui criait-on, en lui lançant dans les jambes quelque turbot tout palpitant.
Ou bien encore :
« Est-ce qu’il en pêchait de cette taille-là, le mari de ta grand-mère ? »
Et de rire, vous pensez ! Jamais nous n’avions été si gais. Les heures s’écoulaient sans que nous y prissions garde. Nous ne nous aperçûmes même pas que la lumière baissait : nous n’avions d’yeux que pour les grandes eaux couleur de vert-de-gris, qui soulevaient la barque par longues oscillations régulières et nous livraient libéralement leur provende. Seul, Dudored, dans les intervalles de moindre presse, glissait un regard vers les lointains déjà plus assombris. Il n’avait pas notre tranquillité, quoique – vous le verrez par la suite – il ne manquât pas de crânerie, le gamin ! L’approche du soir le tourmentait. Il fut d’abord sans oser en rien dire. À la fin il m’interpella :
« Je crois bien qu’il se fait tard, patron... Et ça sera dur, s’il faut rentrer avec jusant. »
Il avait raison : jusant et vent de noroît, tout serait contre nous, si nous ne nous dépêchions pas d’attraper la barre des Sept-Îles pendant que nous avions encore flot pour la franchir. Ce sont des courants terribles, vous savez, et qu’on ne passe pas comme on saute un talus. J’allais me ranger à l’avis de l’enfant et commander le départ. Mais les autres ne l’entendaient pas ainsi. Le démon du lucre était entré en eux et les possédait : plus ils avaient eu de poisson, plus ils en voulaient avoir. Ils protestèrent d’une seule voix.
« De quoi se mêle-t-il, ce veau mal sevré ! Est- ce qu’on lui demande l’heure qu’il est ?
— Non, répliquai-je, mais il faudrait peut-être l’écouter tout de même, quand il la donne. Voyez ! »
Et je leur désignai l’horizon de terre sur qui les masses d’ombre commençaient à tomber, annonçant la nuit.
« Bah ! bah ! Un dernier coup de filet, patron !... Rien qu’un. »
Ils étaient enragés, ma parole ! Et, pour dire la vérité vraie, je ne l’étais pas moins qu’eux, puisque, cependant, non seulement je ne m’opposai pas, mais donnai moi-même la main à ce coup de filet supplémentaire qui faillit être cause de notre perte... J’arrive au vilain moment de mon histoire : permettez que je rallume mon brûle-gueule, soit dit sans vous offenser.
II
Cloarec se pencha vers le foyer, y cueillit une braise dans le creux de sa main et l’appliqua sur le fourneau de sa minuscule pipe en terre. Pour aspirer les premières bouffées, ses joues s’évidèrent jusqu’à faire toucher intérieurement leurs parois. Un grillon se mit à crisser dans le silence.
— Alors, ce coup de filet ?... — Oh ! reprit le conteur, il fut tout simplement superbe. Mais c’est après... Ah ! nom d’une misère !... Enfin voici.
Nous avions fini de tout ranger à bord, les voiles étaient en haut et je venais de m’asseoir au gouvernail pour virer, lorsque, en jetant les yeux sur la misaine, je la vis faseyer doucement, comme s’il calmissait. Ça, vous concevez, c’était un ennui. Si le vent nous faussait compagnie juste au moment où le flot allait lui-même nous manquer, nous étions, comme on dit, dans de vilains draps. Il n’y avait pas de raison, en effet, pour qu’une fois pris par le courant des îles, sans une risée pour appuyer notre marche, nous ne tournions indéfiniment dans ces parages jusques ad vitam sempiternam, c’est-à-dire jusqu’à mi-marée ; encore, pour en sortir à cette minute-là, faudrait-il souquer ferme sur les avirons. Et c’était à tout le moins trois ou quatre heures à droguer au large, dans la nuit, avant de pouvoir cingler vers le port.
Du coup, je n’avais plus le coeur à rire. Et il était aisé de voir qu’il en allait pareillement de mes compagnons. Assis à leurs postes, sur les bancs, les uns face à l’avant, les autres face à l’arrière, ils regardaient vaguement dans le gris de l’obscurité tombante, sans mot dire. La journée décidément finissait mal.
Je conservais toutefois l’espoir d’atteindre la redoutable barre en temps propice. Nous n’en étions plus qu’à une demi-encablure, quand la voix de René Balanec s’éleva, roulant une bordée de jurons :
« Nom de... nom de... nom de... – Quoi ? qu’est-ce qui te prend ? » demandai-je. mer, dans la direction de l’ouest.
Il regardait par-dessus ma tête, vers la haute mer.
Je grognai, agacé :
« Parleras-tu, sagouin !
— C’est du propre ! fit-il. Voilà maintenant que ça brouillasse là-bas. — Y a pas de doute, en effet : c’est la brume », déclarèrent Mezcam et Rudono.
Je m’étais retourné, d’un mouvement subit, et je dus, hélas ! constater qu’il n’y avait pas de méprise possible. C’était bien la brume, la satanée brume qui, balayée seulement de la veille, revenait à la charge, envahissant de nouveau l’espace, tissant dans l’entre-deux du ciel et de l’eau sa trame d’étoupe molle et déjà cernant l’horizon du soir, prête à tout aveugler.
« La gueuse ! c’est elle qui a muselé le vent », bougonna Pierre Balanec.
La mer, aux flancs de la barque, commençait à frisotter : des plaques d’écume — des crachats, comme nous disons — filaient avec rapidité dans le sillage, et, sous nous, on sentait le chêne des planches vibrer. Nous étions dans le coureau des îles. Je me dressai sur mes pieds.
« Hé, mousse ! arrive à ma place, et tâche de gouverner au plus près... Nous autres, aux avirons, tous !... Hardi là ! » commandai-je en donnant le premier l’exemple.
Et maintenant, comprenez bien : je m’étais mis à la rame de tribord, avec Mezcam ; les deux frères Balanec étaient à la rame de bâbord.
« Toi, avais-je dit à Louis Rudono, veille devant, à cause des cailloux. »
Vous savez s’il y en a, dans ces parages d’enfer !... Dès lors – bien que je n’eusse pas encore passé l’examen de pilote –, je les connaissais tous, certes, comme si je les eusse plantés moi-même, ces cailloux de malheur ; et, de nuit aussi bien que de jour, à mer haute comme à mer basse, je me serais débrouillé au milieu d’eux, les mains dans les poches et les yeux fermés. Mais par temps de brume, holà !... Ça n’est ni du jour ni de la nuit, la brume !... Je n’avais guère à compter que sur l’oeil de Rudono. C’est vrai qu’il en avait un comme on n’en voit plus. Le rémouleur qui lui avait aiguisé la prunelle n’avait pas volé son argent, ah ! non.
Tout de même je n’étais pas trop rassuré.
Rappelez-vous bien, n’est-ce pas, comme nous étions distribués dans le bateau : lui, Rudono, sur l’avant ; le petit Dudored à la barre ; nous quatre, les Balanec, Mezcam et moi, deux par deux sur chaque aviron.
« Eh, ohé ! souque !... »
Nous n’épargnions pas l’huile à bras, je vous promets. Sous notre effort vigoureux, la barque vola. Le gros Pierre Balanec sortait à intervalles réguliers du fond de sa large poitrine de formidables : Ahan ! ahan ! pour marquer la cadence. Mais nous avions beau forcer de vitesse, la brume sournoise, furtivement, nous gagnait. Elle ne nous avait pas rattrapés encore : un reste de jour éclairait les eaux dans notre voisinage. Visiblement, néanmoins, nous commencions à être emprisonnés.
Le grand linceul d’ombre pâle rétrécissait peu à peu son cercle, et c’était maintenant comme un immense mur flottant derrière lequel tout se perdait, s’évanouissait peu à peu, la terre d’abord, très lointaine – puis les îles, plus proches –, et enfin les éclats mêmes des phares qui venaient d’allumer leurs feux. Seul, celui de l’île aux Moines demeura quelque temps suspendu comme un astre fantôme dans le ciel noyé ; puis il ne fut plus qu’un halo trouble ; puis ce halo, à son tour, s’effaça, et tout disparut.
« Bonsoir la camoufle ! » dit Rudono, qui était désormais notre unique phare.
Et il cria au mousse :
« Gouverne toujours tout droit, hein, petit !
— Oui, oui », répondit de l’arrière la voix grêle et un peu enrouée du gamin.
Une humidité glaciale pénétrait nos membres. L’haleine de la brume était déjà sur nous, et nous respirions son étrange odeur de roussi, si âcre qu’elle nous raclait la gorge. Nous n’avions plus à espérer de lui échapper. Si, du moins, nous réussissions à traverser les rapides, avant qu’elle nous eût liés dans ses mailles !... Après, ma foi, tant pis ! on voguerait comme on pourrait, à l’aveuglette. L’essentiel était de parer au danger le plus pressant : une fois en eaux calmes, on verrait à s’orienter.
Et nous nous cramponnions à nos rames avec une ardeur de galériens sous le fouet du garde- chiourme. De minute en minute, je demandais à Rudono :
« Quoi de neuf ? »
Il trempait sa main dans le clapotis le long de l’étrave, et répondait :
« On doit encore être dans le grand coureau, car ça frise dur... Un peu de courage, les enfants ! »
Du courage, nous en eûmes, parbleu ! jusqu’à ce qu’il nous fût démontré que ça ne servait de rien. Comme je répétais ma question pour la dixième ou quinzième fois, Rudono murmura :
« C’est singulier : on dirait que nous n’avançons plus... »
Ploc... ! Il n’avait pas fini de parler que nous sentîmes sur nos épaules comme la tombée brusque d’un manteau de ténèbres humides. En un clin d’oeil nous en fûmes tous enveloppés. Des ténèbres d’ailleurs qui n’en étaient pas ; ou plutôt il surnageait là-dedans une espèce de clarté triste, funéraire, une clarté de l’autre monde, quoi !... Si épaisse que fût la buée, elle ne nous empêchait pas de nous voir ; seulement, nous nous voyions comme si nous avions été à des milles les uns des autres. Encore ce que nous distinguions était-ce moins nos personnes que des formes de nous-mêmes, des ombres bizarres, méconnaissables, démesurément agrandies. Ainsi Gonéry Mezcam, qui était assis vis-à-vis de moi au même aviron, je dus étendre le bras vers lui pour me persuader, en touchant son tricot, qu’il n’avait pas quitté son banc et que cette silhouette gigantesque, c’était lui...
La barque, elle, avait l’air d’une chose sans bords qui eût flotté dans du vide ; la voilure... pfutt !... une brume dans la brume, comme la mer, comme le ciel, comme tout...
« Ça y est ! dit la voix d’orgue de Pierre Balanec. Nous sommes dans le pot au noir !... »
Et presque aussitôt, là-bas, à l’avant du bateau, très loin, nous entendîmes Rudono qui hurlait :
« Bon ! ce n’est pas seulement que nous n’avançons plus, les amis..., nous drivons ! »
Ah ! sacré mâtin ! quel souvenir !... Je ne sais pas ce que je n’aurais pas donné pour être chez nous... Croyez ce que je vous dis, les gars : laissez les turbots en paix et restez vous-mêmes au coin du feu, la veille de Noël.
III
Le vieux Cloarec cracha dans l’âtre, soupira, fit une pause qui nous parut longue.
— Vous ne voulez pas, au moins, nous signifier que vous êtes au bout de votre histoire ? protesta au nom de l’assistance Perrine Ourgam, la mère des Menguy. — Je n’avais plus de salive, répondit assez durement le pilote.
Et il poursuivit :
— En drive !... Que faire ?... Nous n’avions plus qu’à laisser aller nos rames, n’est-ce pas ? et à nous laisser aller nous-mêmes où il plairait au sort de nous conduire. Car de lutter davantage pour essayer de franchir la barre, il n’y fallait pas songer. Ce devait être maintenant l’heure du jusant plein : les courants étaient nos maîtres. À quoi bon les contrarier inutilement ? Je fis amener les voiles.
« Après tout, dis-je par manière de consolation, si nous drivons, c’est vers la haute mer. Et nous y serons plus en sécurité que parmi les récifs pour attendre le retour du flot. Il n’est que de patienter. »
N’empêche que c’était un bon tiers de la nuit à passer au large, et qu’à supposer qu’il ne survînt aucune complication, nous ne serions jamais rentrés au port avant les approches du matin. La perspective n’avait rien de folâtre, surtout que le brouillard épaississait toujours son linceul.
Elle nous impressionnait, malgré nous, cette atmosphère étrange où nous glissions d’une allure d’ombres, plus semblables à des spectres qu’à des êtres vivants. Roulés dans nos cirés, la visière du suroît rabattue sur les yeux et les mains dans nos manches, nous nous tenions recroquevillés et muets. Car nous n’avions même plus d’entrain à causer, d’autant qu’on ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler cette horrible fumée d’eau, qui sentait l’enfer. La brume, d’ailleurs, semblait avoir immobilisé toutes choses. Le bruit même de la mer s’était comme fondu. On eût dit que rien n’existait plus, qu’on flottait dans quelque océan de la mort.. Et c’était un silence... un silence !...
Combien de temps dérivâmes-nous ainsi, je ne saurais vous le marquer. Nous ne nous rendions pas plus compte de la durée que de quoi que ce fût au monde. La brume était en nous comme autour de nous : elle avait envahi notre esprit aussi bien que nos corps. Nous ne vivions plus qu’en songe.
Or tout à coup la voix du mousse héla, très faible :
« Patron !
— Quoi ? demandai-je en secouant à demi ma torpeur. — Je ne sais pas comment cela se fait, mais le sûr, c’est que nous sommes un de plus à bord. »
Nous nous levâmes tous en sursaut.
« Qu’est-ce que tu chantes là ? » m’écriai-je, furieux et angoissé tout ensemble.
Mezcam ricana :
« Cet imbécile a la berlue.
— Dame ! comptez vous-même », répliqua l’enfant.
Je comptai... Et maintenant, croyez-moi ou ne me croyez point, mais il n’y avait pas à dire... au lieu de six que nous étions au départ, à cette heure nous étions sept. Dudored n’avait pas menti. Les autres, à tour de rôle, se mirent à recompter après moi :
« Oui, sept ! nous sommes bien sept à bord », déclarèrent-ils tous, avec un tremblement d’épouvante dans la voix.
Quel était ce septième ? Impossible de le reconnaître. Dans cette brume, toutes les silhouettes se ressemblaient, et, de vouloir distinguer les visages, c’eût été peine perdue.
« Faites l’appel comme au service, patron », conseilla Rudono.
J’appelai donc par rang d’âge, Pierre Balanec, d’abord, puis Gonéry Mezcam, puis Louis Rudono, puis René Balanec, puis Lommik Dudored. Au fur et à mesure, ils répondaient de toute la force de leurs poumons :
« Présent ! »
L’opération finie, Rudono s’écria :
« Celui qui n’a pas répondu, c’est celui que voici ! »
Son geste désignait quelqu’un qui se tenait adossé au mât. Il se précipita pour le saisir au collet ; mais il abaissa aussi vite le poing, car la voix de basse-taille du gros Balanec prononçait :
« Erreur ! c’est dans moi que tu as croché.
— Alors, c’est à n’y rien comprendre... »
Il y eut entre nous un silence plein d’indicible terreur. Nous restions debout, frémissants, n’osant nous regarder les uns les autres, par crainte que la silhouette sur qui s’arrêterait notre regard ne fût précisément celle du mystérieux inconnu. Mais soudain le mousse héla de nouveau :
« Patron ! »
Qu’allait-il m’apprendre ?
« L’arrière du bateau s’enfonce, continua-t-il. Le bordage est déjà presque au niveau de la mer. »
La même idée nous vint à tous : c’était évidemment le poids du septième, le poids du passager surnaturel, qui nous entraînait dans l’abîme. Je commandai néanmoins, pour tenter, si possible, d’alléger l’embarcation :
« Jetez tout ! »
Les paniers de poisson, il va sans dire, défilèrent les premiers. Puis chacun lança par-dessus bord tout ce qui se trouva sous la main. Ce fut un saccage. Le bateau cependant ne « soulageait » pas. Comme je cherchais à tâtons qu’est-ce qui pouvait bien rester dont on pût se débarrasser encore, mes doigts rencontrèrent le fer de l’ancre. Brusquement, les paroles de mon père, auxquelles, dans ma stupeur, je n’avais même pas eu la présence d’esprit de songer, se réveillèrent d’elles-mêmes au fond de ma mémoire.
« Holà ! criai-je, ne jetez plus ! »
Et, dressant au-dessus de mon front la croix de l’ancre, j’entonnai l’hymne de Nédélek :
Ebars eur gêr a C’halilé
3...
Les autres me dirent plus tard qu’en cet instant ils me crurent devenu fou, chose qui leur paraissait à la vérité d’autant plus explicable qu’ils sentaient, eux aussi, leur raison les abandonner.
« Le bateau remonte ! » cria Dudored, d’un accent joyeux, comme je reprenais haleine pour passer au second verset.
Tous, cette fois, d’un mouvement spontané, unirent leur voix à la mienne, le creux de Pierre Balanec retentissant avec un fracas de grandes orgues. Et ce fut une chance singulière, vous allez voir... Durant une pause, en effet, de là-haut, du fond de la brume, un appel descend :
« Ohé ! gare à l’accostage ! Lofez en douceur ! »
Qui a parlé ? Nous levons la tête. Un éclair rouge fauche le brouillard, presque immédiatement suivi d’un éclair blanc. C’était le Triagoz.
« Je distingue la tour du phare », articula Rudono, qui avait recouvré ses yeux de voyeur.
Vous devinez le reste. Contrairement à nos calculs, les courants, au lieu de nous entraîner au large, nous avaient fait driver vers les roches du Triagoz. Sous voiles, avec la moindre brise, nous nous fussions immanquablement broyés. Mais il n’y avait, je vous l’ai dit, ni lames ni vent ; de sorte que là où nous aurions pu trouver notre perte, nous trouvâmes le salut. Prévenus, nous accostâmes sans encombre. Le gardien de guet nous attendait sûr le seuil de la porte, un fanal à la main.
« Vous avez bien fait de hurler, nous dit-il ; si je ne vous avais pas entendus à temps, vous alliez dans les remous. »
À ce moment, des échos de sonneries de cloches lointaines tremblèrent dans le brouillard.
« Tiens ! la messe de minuit à terre », reprit l’homme du phare.
Nous nous découvrîmes en nous signant.
Et le pilote conclut :
— Voilà ce qui m’est arrivé. Le lendemain, nous rentrions au port, sur le coup de six heures, à la petite aube, sans turbots. Mon père achevait de revêtir ses habits de fête. Il ne m’interrogea point, mais, à la confusion de ma mine, il se douta bien que j’étais à jamais guéri de la prétention d’en remontrer aux anciens. — Et le septième, demandai-je, quand avait-il disparu et qui pensez-vous aujourd’hui que ce pût être ?
Le bonhomme inclina sa tête crépue et haussa ses vieilles épaules :
— Je vous ai dit ce que je savais ! fit-il en renfonçant ses petits yeux bleus, pleins de rêve, sous les grands sourcils embroussaillés.

1. Hauteurs pierreuses, sur le littoral. 2. Nom breton de Noël. 3. « Dans une ville de Galilée... »
C’était dans la maison des Menguy, située là- haut, sur la croupe accidentée des Crec’h

Rikiki tradition orale

Rikiki
Tradition Orale

Les êtres surnaturels ont toujours occupé une grande place dans la vie des gens de la campagne. Les feux follets, les loups-garous semaient l’effroi sur les routes désertes. Mais les lutins, petits êtres facétieux, jouaient des tours plutôt que de faire peur. Ils se glissaient dans les écuries, s’emparaient des meilleurs chevaux et leur faisaient faire pendant la nuit des courses furibondes. Cette histoire d’un lutin fanfaron et rigolard nous vient de la vallée du Richelieu et se passe la veille de Noël.
Le terme « habitant » qui définit le héros, Jean-Mathurin Sansfaçon, est particulier au Québec. Dès 1617, on désignait ainsi celui qui se fixait à demeure en Nouvelle-France. Par contraste, les Français qui occupaient un poste d’administrateur, d ‘officier ou de missionnaire, étaient appelés des « hivernants » car ils retournaient en France après un certain séjour dans la colonie naissante.
Ce soir-là, la veille de Noël, Jean-Mathurin Sansfaçon n’avait pas le cœur à la fête. Terré près de son âtre dans lequel pétillait une maigre bourrée de hêtre, ce pauvre habitant parlait à son chien, Finaud. Il avait envoyé sa femme, Julie, et les quatre petiots se reposer là -haut en attendant la messe de minuit. Lui qui cultivait honorablement son petit lopin de terre sur les bords du Richelieu avait eu une bien mauvaise année.
Une petite récolte de pas grand-chose à cause de la grêle et des pois à moitié pourris dont un quêteux ne voudrait point. Et la boucherie d’il y a trois semaines :
— Deux pauvres gorets maigrichons qui m’ont donné du lard maigre et jaune que c’en est une vraie pitié, racontait-il à son chien.
Tandis qu’une méchante pluie froide fouettait les carreaux, Jean-Mathurin Sansfaçon, rallumant sa pipe, lança à Finaud d’un air découragé :
— Et pas une goutte de Jamaïque pour recevoir les amis ! Juste des cretons pour le réveillon ! Et puis, as-tu regardé le temps qu’il fait dehors, Finaud ? Il mouille à siaux et nous sommes dans la boue, la veille de Noël, au lieu d’être dans la belle et bonne neige du bon Dieu ! C’est pas tout, continua-t-il. Y a encore ce lutin de malheur, qu’est toujours à me faire endêver. Encore ce matin j’ai trouvé mon cheval Fend l’Air tout blanc d’écume, tremblant sur ses jambes avec la queue et la crinière tout emmêlées. Il a dû galoper toute la nuit jusqu'à Chambly, aller et retour. Ces lutins-là, vois-tu Finaud, c’est pire que tous les fifollets et les loups-garous mis ensemble. On n’arrive même pas à s’en débarrasser. Ah ! si je pouvais en tenir un, une bonne fois dans le creux de ma main, je lui tordrais le cou avec plaisir, surtout celui qui ne me lâche pas et qui est toujours à se promener sur Fend l’Air !
Jean-Mathurin s’aperçut tout à coup qu’un courant d’air froid lui coulait sur le dos. La porte arrière venait de s’ouvrir et quelque chose hors du commun s’y glissait, car Finaud était allé se blottir piteusement dans un coin, la queue entre les jambes. Jean-Mathurin n’était pas un couard et pourtant il ne pouvait pas se décider à tourner la tête. Et voici qu’il entendit une petite voix, légère comme un son de flûte, qui paraissait venir de dessous la terre et qui disait à peu près ceci :
— Bien le bonsoir et joyeux Noël à mon ami Mathurin !
Jean-Mathurin finit par se retourner et voici ce qu’il vit : un petit homme pas plus haut qu’une botte qui, juché sur un tabouret, fixait sur lui des petits yeux de furet aiguisés comme une flamme et animés d’une lueur narquoise et moqueuse. En somme, la plus drôle de petite frimousse qu’on pût imaginer. Et il faut voir comment cette personne était vêtue. Manteau de velours vert semé de fleurs de lis, justaucorps de soie rose lamé argent, veste de satin orange, culotte et bas de soie blancs avec des amours de petits escarpins vernis, rien que ça !
Jean-Mathurin en resta tout ébahi et il n’avait d’yeux que pour la coquine de petite moustache, dont les deux pointes pouvaient faire deux fois le tour de la tête du petit bonhomme.
— Eh bien ! fit l’apparition, tu as fini de me reluquer ? Tu as voulu me voir, me voici ! Et alors, tu vas me mettre dans le creux de ta main, et couic ! Comme tu disais tout à l’heure, plus de lutin et Fend l’Air pourra désormais passer ses nuits tranquille à l’écurie !
Mon Dieu ! c’était le lutin ! En oui ! cette petite merveille vêtue de velours et de satin était là devant lui. Et dire que Jean-Mathurin s’était tout le temps imaginé que ce devait être plutôt une sorte de petit griffon noir avec les pieds fourchus et une barbe de bouc ! Mais il savait bien que c’était quand même le mauvais esprit qui se dissimulait sous cet attirail plaisant.
Alors il s’élança et étendit la main avec le geste de faire « couic » au diablotin, comme il se l’était promis.
Sa main s’abattit dans le vide. Du lutin, plus la moindre trace. Pftt ! la vision avait disparu et Jean-Mathurin, promenant son regard autour de lui, ne vit plus rien que Finaud qui poussait de petits hurlements plaintifs dans le coin.
— Eh bien, voyons. C’est donc comme ça qu’on reçoit ses amis ! fit la même petite voix de flûte. Et moi qui, cette veille de Noël, pour te faire honneur, ai sorti mon costume de gala au grand complet.
C’était le lutin, de nouveau en chair et en os, plus fringant et plus moqueur que jamais. Sans attendre, il se mit à parler tandis que Jean-Mathurin restait cloué sur place par la terreur et la stupéfaction.
— Tu ne sais donc pas que je suis le prince Rikiki, fit le lutin, investi de l’autorité suprême sur tous les lutins du Richelieu et qu’alors je peux rendre visite à des personnages bien plus importants que toi. Quand je veux, je me fais invisible et plus rien ne peut m’atteindre. Les lutins, vois-tu, se glissent partout, sur terre, dans l’air et dans les eaux. Et avec le petit bâton que je tiens dans la main, je possède le don de te rendre invisible toi aussi, Mathurin, en dépit de ta grosse carapace. Tu dois être raisonnable et rentrer ta colère. Tout ça pour quelques promenades qu’il m’a pris fantaisie de faire sur le dos de ton Fend l’Air qui, entre nous, est une vieille rosse et ne fend plus rien du tout depuis longtemps. L’autre nuit, c’était moi qui étais le plus mal monté, à tel point qu’au retour je fus laissé en route. Tous les autres, chevauchant de beaux poulains pleins de feu, sont rentrés bien avant moi, le prince Rikiki auquel tout doit obéir en ces parages.
Puis il s’attendrit et continua :
— Mais c’est égal, Jean-Mathurin, je t’aime tout de même parce que tu es la meilleure pâte d’habitant que je connaisse à dix lieues à la ronde. Et sache que je te protège, sans que rien n’y paraisse. Te souviens-tu du jour où ton petit dernier, le Jules à la tignasse frisée, avait failli se faire encorner par un taureau ? En bien ! c’est moi qui ai sauté sur le cou de la bête et grâce à mes pouvoirs lui ai fait passer l’envie de se jeter sur le petit. Et ce soir même, je viens encore te prouver mon bon vouloir en t’apportant un beau présent de Noël. Regarde. Le lutin sortit de sous son manteau un sac de toile et en tira sous le regard émerveillé de Jean-Mathurin du beau boudin bien gras. — Du boudin ! s’écria Jean-Mathurin, non sans une nuance de dépit qui n’échappa pas au lutin. — Eh bien, oui, du boudin, et du beau, je m’en flatte ! Mais tu n’es pas content ? Je t’apporte un réveillon de roi et tu ne me sautes pas au cou ? — Du boudin, dit le pauvre homme ! Ce n’est pas un présent de Noël. — T’imagines-tu, reprit le lutin, que j’allais t’apporter un sac de pièces d’or ? — La richesse ne fait pas mal, répondit Jean-Mathurin, quand on sait s’en servir. Prends en exemple le seigneur de Saint-Charles qui me donne envie d’être à sa place quand je le vois passer avec ses deux beaux chevaux noirs. — Sais-tu que j’ai le goût de te prendre au mot, Jean-Mathurin, et de t’y mettre, à la place du seigneur de Saint-Charles...
Il hésita un moment puis, rejetant brusquement son manteau il continua son discours :
— Je vais faire encore mieux que ça pour te prouver que les lutins aiment à rendre service, à plus forte raison la veille de Noël. Tu peux formuler trois souhaits et tu les auras. Le premier est déjà tout trouvé puisque tu veux être à la place du seigneur de Saint-Charles, poursuivit-il en lançant un petit rire aigu. — Ça ne fait pas de mal de le souhaiter, dit Jean-Mathurin. — Bon, c’est accordé. Et le deuxième souhait ? — Eh bien, si ça ne te fait pas de différence, je voudrais de l’élixir de longue vie dont on parle dans les livres et qui fait vivre aussi longtemps que Mathusalem. — Holà ! s’écria le lutin. Pourquoi pas me demander de t’apporter la lune, tant que tu y es. Mais j’ai promis, je tiendrai parole. Va pour l’élixir. Et le troisième ? — C’est simple : je voudrais être heureux. Mais là, tu sais, heureux pour de vrai, comme qui dirait sans penser à rien, sans soucis, comme Finaud quand il a mangé tout son plein et qu’il dort auprès du feu. — Pas mal imaginé, riposta le lutin. Qui aurait jamais cru que tu voulais tout ça dans ta grosse caboche ? Me voilà bien pris, moi, qui t’ai promis mer et monde. Mais, foi de lutin, je n’en démordrai pas. Allons d’abord chez le seigneur de Saint-Charles.
Jean-Mathurin sortit avec le lutin. Le temps se mettait rapidement à la gelée et dans le ciel piqué d’étoiles, les derniers nuages noirs s’enfuyaient, chassés par un vent de tempête.
— Joli temps pour voyager, observa Rikiki. D’autant plus que le vent porte du côté de Saint-Charles et que nous y serons dans un instant. Mais je ne pense pas qu’il soit souhaitable de te transporter dans les airs, ça te tournerait les sangs. Grimpe donc sur Fend l’Air avec moi derrière et allons à Saint-Charles !
Fend l’Air pour une fois mérita son nom et détala comme une ripousse. Sur la grande route durcie par le gel, les sabots du cheval résonnaient d’un martèlement sonore et cadencé. En une petite demi-heure on était rendu et l’instant d’après on était sous les fenêtres brillamment illuminées du seigneur de Saint-Charles. Et comme Jean-Mathurin, après avoir attaché son cheval sous une remise, faisait mine de vouloir entrer, le lutin dit :
— Un instant, espère un peu, tu ne t’imagines pas qu’on entre comme ça chez le seigneur ! Et avant d’entrer, je veux d’abord te montrer si la chose en vaut la peine. Et pour cela nous allons nous rendre invisibles et entrer sans être vus.
Le lutin toucha Jean-Mathurin du bout de son bâton et subitement le brave homme se sentit évanouir en fumée. Puis, le lutin à son tour disparu, ils se trouvèrent tous les deux subitement transportés à l’étage supérieur du manoir, dans la chambre même du seigneur.
Sa Seigneurie sommeillait dans un fauteuil, l’un de ses pieds posé sur une chaise et tout enveloppé de bandages qui en faisaient une chose informe. Un domestique en livrée mettait la dernière main aux préparatifs du souper de son maître et d’en bas venaient les échos d’une jolie musique mêlée à des éclats de voix et de verres. Suivant les traditions d’antan, on célébrait là la veillée de Noël en bonne compagnie.
Les deux nouveaux arrivés se tenaient immobiles dans leur coin, invisibles à tous, et Jean-Mathurin se demandait bien quel tour lui réservait encore une fois son compagnon quand un énergique juron de Sa Seigneurie lui fit soudain dresser les oreilles.
— Enfer et damnation ! clamait le seigneur, a-t-on juré de me laisser crever de faim ! — Que Votre Seigneurie prenne patience, répondit le domestique.
Aussitôt arriva un autre domestique portant sur un plateau d’argent plusieurs petits plats couverts.
— Que m’apportes-tu ? demanda le seigneur en guignant d’un œil soupçonneux les plats fumants. — Ce soir de veille de Noël, le médecin vous permet, en plus du biscuit et du verre de lait habituel, une assiette de gruau.
Le domestique n’acheva pas ses paroles car le seigneur, oubliant son attaque de goutte, se leva d’un bond de son fauteuil et asséna un formidable coup de canne au plateau en envoyant voler les plats à tous les coins de la chambre. Le pauvre serviteur se courba pour les ramasser mais le seigneur fit pleuvoir sur son dos une grêle de coups en hurlant :
— Cornes du diable ! Corbleu ! On me donne du gruau. La peste t’étouffe avec ta tisane ! Ventre-saint-gris, c’est un salmis de canard qu’il me faut ce soir et avec du bourgogne ! Tu entends, suppôt d’enfer ? Ah ! tu m’apportes du gruau pour mon souper de Noël !
Et les coups de canne de pleuvoir avec un redoublement de fureur sur le pauvre serviteur qui tentait de se protéger du mieux qu’il pouvait avec le plateau d’argent.
Attirés par le bruit, les gens d’en bas accoururent avec, à leur tête, madame la seigneuresse elle-même et ses deux filles. Elles eurent toutes les peines du monde à coucher Sa Seigneurie dans son lit, elle dont les traits convulsés et la bouche couverte d’écume témoignaient de la violence de la crise par laquelle elle venait de passer.
— En bien, demanda Rikiki à Jean-Mathurin, t’y mets-tu, oui ou non, à sa place ? — Allons-nous-en, fit ce dernier. Je te tiens quitte. — Et d’un, observa Rikiki.
Jean-mathurin et Rikiki redevinrent visibles et enfourchèrent Fend l’Air pour retourner à Saint-Denis. Au bout d’un certain temps, Jean-Mathurin dit :
- Ah ! On peut dire qu’il jure en grand celui-là ! Quel discours ! - Un homme dans sa position ne peut se contenter d’un pauvre « batêche » comme toi. Il a des mots à sa hauteur, le seigneur de Saint-Charles. - Et moi qui voulais me mettre à sa place ! s’écria Jean-Mathurin. J’aime mieux m’occuper de l’élixir.
Fend l’Air reprit son train d’enfer et Rikiki le mena dans une sorte de chemin perdu qui avait l’air d’aller nulle part. Au bout, une pâle lumière clignotait dans une petite maison basse. Rikiki arrêta son cheval devant la maison et Jean-Mathurin s’écria :
- Mais, c’est la maison du père Corriveau ! Et mon élixir ? - Tu vas l’avoir, fit Rikiki, et tu vivras tant et tant que le ménage Corriveau te semblera de la première jeunesse. Tiens, approche de la fenêtre et regarde ces vieux-là ! Hein ? C’est beau la vie !
Jean-Mathurin mit son nez à la fenêtre. Il vit devant la cheminée un homme et une femme tous deux si courbés, si maigres et si ratatinés qu’on aurait pu croire que leurs os allaient bientôt se rejoindre et dégringoler par terre. La peau sur leurs os étaient jaune comme un vieux parchemin et sur leur crâne se dressaient quelques touffes de cheveux blancs. Les yeux avaient un regard d’une fixité effrayante. La femme était assise et l’homme debout parlait tout haut. Rikiki et son compagnon tendirent l’oreille.
- Encore un Noël, ma femme , disait le vieux, où le bon Dieu n’a pas voulu de nous. Quand donc viendra-t-il nous chercher, depuis le temps qu’on l’attend ? Nos enfants sont tous partis et maintenant, personne ne s’occupe de nous. Ah ! quel malheur. Même la mort nous oublie...
Rikiki se sentit tiré par un pan de son manteau.
- Allons-nous-en ! souffla Jean-Mathurin.
Ils quittèrent donc la maison. Rikiki ne cachait pas son enthousiasme :
- Ah ! c'est beau de vivre vieux. Te vois-tu débriscaillé comme ce vieil homme, toi qui fauches encore tes deux arpents entre les deux soleils ? Tu vas battre, avec l’élixir, les cent ans bien sonnés du père Corriveau. - Assez de l’élixir. Je te tiens quitte aussi de ce souhait-là, cria Jean-Mathurin. Je préfère aller retrouver tous mes gens au cimetière quand mon tour sera venu. Si le troisième souhait qu’il me reste n’est pas plus drôle, j’aime autant m’en retourner chez nous.
- Pas du tout ! lança le lutin. Le dernier souhait, j’y tiens. Tu en seras si heureux que tu en crieras d’aise.
Et comme le lutin faisait mine de détaler sur Fend l’Air sans l’emmener, Jean-Mathurin cria :
- Bougre de sort ! Tu ne vas pas me laisser sur le chemin sans monture ? - La marche au grand air te fera du bien, répondit Rikiki. Tu trouveras ton cheval à l’écurie. Bonne nuit !
Jean-Mathurin eut beau pester et tempêter, le lutin disparut avec son cheval dans la nuit.
Notre homme mit près d’une heure avant d’atteindre le dernier bout de la route qui menait chez lui. Il se doutait bien que l’heure était tardive et il se dépêcha car il lui fallait aller chercher Julie et ses trois petits pour les mener à la messe de minuit.
Un froid sec et piquant le talonnait et il ressentait une jolie rage contre le lutin qui lui avait fait rater deux souhaits sur trois et qui maintenant le laissait en plan sur la grande route en plein cœur de minuit.
Tout à coup il ressentit un élancement à la joue comme si on lui avait enfoncé une aiguille dans la chair. Surpris, il s’arrêta net et se tint le visage dans la paume.
« Le froid, sans doute, pensa-t-il, ou quelque rhumatisme. » Il accéléra la marche car il lui tardait d’arriver à la maison. Il n’avait pas fait trente pas qu’un second élancement le cloua sur place. Cette fois, c’était un coup d’épée qui lui transperçait la joue. Il se tint la tête à deux mains en gémissant. La douleur lui serrait la mâchoire et il ne put s’empêcher de crier :
- Aïe ! Aïe ! qu’est-ce que j’ai là !
Puis, soudain, il se souvint de sa femme qui s’était ainsi lamentée à tous les saints un soir d’hiver, aux prises avec un méchant mal de dents. Mais ce n’était pas possible : ses trente-deux dents étaient bien saines ... et pourtant l’horrible douleur le tenaillait. Tout en continuant de souffrir il se mit à imaginer que c’était peut-être encore un tour de Rikiki. À cette pensée, il redoubla de rage.
- Ah ! le galapiat ! Si je le tiens, je vais lui tordre le cou ! Il courut d’une seule traite jusqu'à sa maison dont il ouvrit la porte d’une violente poussée.
- Qu’est-ce que t’as, mon vieux ? demanda Julie qui finissait d’habiller les petits près de l’âtre. - Ce que j’ai...
Et il ne termina pas car il venait d’apercevoir, juché sur l’escabeau, cet infernal Rikiki qui riait et riait jusqu’aux pointes de ses petites moustaches et se tapait les cuisses de bonheur, rien qu’à voir la face ahurie de Jean-Mathurin.
- Ah ! mon crapoussin s’écria celui-ci, c’est ce que tu appelles me mettre à l’aise : j’en ai la bouche emportée ! - Attends pour voir...
Rikiki esquiva le coup que lui destinait Jean-Mathurin et demanda :
- Tu te sentirais donc bien heureux si tu étais débarrassé de ton mal ? - Batêche ! Finiras-tu, un jour, de faire endêver le pauvre monde ? - Mais, bougre de bêta, fit le lutin, tu oublies ton troisième souhait. Tu voulais être heureux ? En bien ! c’est fait.
Le mal de Jean-Mathurin disparut subitement et il resta là, au milieu du plancher, les yeux agrandis d’un bonheur indicible.
- N’ai-je pas tenu parole ? Pour bien apprécier ton bonheur, il te fallait d’abord passer par l’épreuve ; et cette épreuve je te l’ai donnée en te gratifiant d’un mal de dents... de cheval ! Et maintenant que te voilà redevenu gai luron comme avant, j’espère que tu feras honneur à mon réveillon ?
Le boudin ! Jean-Mathurin l’avait oublié. Il en avait maintenant l’eau à la bouche. Mais il fallait partir :
- Vite, les enfants, faut y aller ! - À l’année prochaine, fit le lutin qui s’apprêtait à prendre congé. - Si tu veux, dit Jean-Mathurin. Mais les souhaits c’est fini : Je n’en formulerai plus. Ah ! ça non, je te le promets. - À la bonne heure, dit le lutin. Vois-tu, mon cher Mathurin, pour être heureux en somme, rien ne vaut la bonne vieille recette qui consiste à être tout bonnement content de son bonhomme de sort.
Ces paroles dites, Rikiki sauta de l’escabeau et enfilant la cheminée, il disparut dans un peu de fumée.
Le Noël de Jean-Mathurin et de sa petite famille fut, bien que modeste, la plus heureuse des fêtes.

Louis Fréchette Titange

Titange
Louis Fréchette (1839-1908)
Ca, c'est un vrai conte de Noël, si y en a un ! dit le vieux Jean Bilodeau. Vous en auriez pas encore un à nous conter, Jos ? Vous avez le temps d'icitte à la messe de mênuit.
– C'est ça, encore un, père Jos ! dit Phémie Boisvert. Vous en sauriez pas un sus la chasse-galerie, c'te machine dont vous venez de parler ? - Bravo ! s'écria tout le monde à la ronde, un conte de Noël sur la chasse-galerie !
Jos Violon ne se faisait jamais prier.
– Ça y est, dit-il. Cric, crac, les enfants... Parli, parlo, parlons... Exétéra...
Et il était entré en matière :
C'était donc pour vous dire, les enfants, que, c't'année-là, j'avions pris un engagement pour aller travailler de la grand'hache, au service du vieux Dawson, qu'avait ouvert un chanquier à l'entrée de la rivière aux Rats, sus le Saint-Maurice, avec une bande de hurlots de Trois-Rivières, où c'qu'on avait mêlé tant seurement trois ou quatre chréquins de par en-bas.
Quoique les voyageurs de TroisRivières soient un set un peu roffe, comme vous verrez tout à l'heure, on passit pas encore un trop mauvais hiver, grâce à une avarie qu'arriva à un de nous autres, la veille de Noël au soir, et que je m'en vas vous raconter.
Comme pour équarrir, vous savez, y faut une grand'hache avec un piqueux, le boss m'avait accouplé avec une espèce de galvaudeux que les camarades appelaient - vous avez qu'à voir ! - jamais autrement que Titange.
Titange ! c'est pas là, vous allez me dire, un surbroquet ben commun dans les chantiers. J'sus avec vous autres; mais enfin c'était pas de ma faute, y s'appelait comme ça.
Comment c'que ce nom-là y était venu ?
Y tenait ça de sa mère... avec une paire d'oreilles, mes amis, quéraient pas manchotes, je vous le persuade. Deux vraies palettes d'avirons, sus vot' respèque !
Son père, Johnny Morissette, que j'avais connu dans le temps, était un homme de chantier un peu rare pour la solidité des fondations et, quoique d'un sang ben tranquille, un peu fier de son gabareau, comme on dit.
Imaginez la grimace que fit le pauvre homme quand, un beau printemps, en arrivant chez eux après son hivernement, sa femme vint y mettre sous le nez une espèce de coquecigrue qu'avait l'air d'un petit beignet sortant de la graisse, en disant : "Embrasse ton garçon ! "
– C'est que ça ? que fait Johnny Morissette qui manquit s'étouffer avec sa chique. - Ça, c'est un petit ange que le bon Dieu nous a envoyé tandis que t'étais dans le bois. - Un petit ange ! que reprend le père. Eh ben, vrai là, j'crairais plutôt que c'est un commencement de bonhomme pour faire peur aux oiseaux !
Enfin, y fallait ben le prendre comme il était, c'pas; et Johnny Morissette, qu'aimait à charader, voyait jamais passer un camarade dans la rue sans y crier :
– T'entres pas voir mon p'tit ange ?
Ce qui fait, pour piquer au plus court, que tout le monde avait commencé par dire le p'tit ange à Johnny Morissette, et que, quand le bijou eut grandi, on avait fini par l'appeler Titange tout court.
Quand je dis " grandi ", faudrait pas vous mettre dans les ouïes, les enfants, que le jeune homme pût rien montrer en approchant du gabarit de son père. Ah ! pour ça, non ! Il était venu au monde avorton, et il était resté avorton. C'était un homme manqué, quoi ! à l'exception des oreilles.
Et manquablement que ça le chicotait gros, parce que j'ai jamais vu dans toute ma vie de voyageur, ni sus les cages ni dans les bois, un petit tison d'homme pareil. C'était gros comme rien, et pour se reconsoler, je suppose, ça tempêtait, je vous mens pas, comme vingt-cinq chanquiers à lui tout seul.
À propos de toute comme à propos de rien, il avait toujours la hache au bout du bras et parlait rien que de tuer, d'assonuner, de massacrer, de vous arracher les boyaux et de vous ronger le nez.
Les ceusses qui le connaissaient pas le prenaient pour un démon, comme de raison, et le craignaient comme la peste; mais moi je savais ben qu'il était pas si dangereux que tout ça. Et pi, comme j'étais matché avec, c'pas, fallait ben le prendre en patience. Ce qui fait qu'on était restés assez bons amis, malgré son petit comportement.
On jasait même quèque fois sus l'ouvrage, sans perdre de temps, ben entendu.
Un bon matin - c'était justement la veille de Noël - le v'là qui s'arrête tout d'un coup de piquer et qui me fisque dret entre les deux yeux, comme quèqu'un qu'a quèque chose de ben suspèque à lâcher.
Je m'arrête étout moi, et pi j'le regarde.
– Père Jos ! qu'y me dit en reluquant autour de lui. - Quoi c'que y a, Titange ? - Êtes-vous un homme secret, vous ? - M'as-tu jamais vu bavasser ? que je réponds. - Non, mais je voudrais savoir si on peut se fier à votre indiscrétion. - Dame, c'est selon, ça. - Comment, c'est selon ? - C'est-à-dire que s'il s'agit pas de faire un mauvais coup... - Y a pas de mauvais coup là-dedans ; y s'agit tant seurement d'aller faire un petit spree à soir chez le bom' Câlice Doucet de la banlieue. - Queue banlieue ? - La banlieue de Trois-Rivières, donc. C'est un beau joueur de violon que le bom' Câlice Doucet; et pi les aveilles de Noël, comme ça, y a toujours une trâlée de créatures qui se rassemblent là pour danser. - Mais aller danser à la banlieue de Trois-Rivières à soir ! Quatre-vingts lieues au travers des bois, sans chemins ni voitures... viens-tu fou ? avons pas besoin de chemins ni de voitures. -Comment ça ? T'imagines-tu qu'on peut voyager comme des oiseaux ? - On peut voyager ben mieux que des oiseaux, père Jos. - Par-dessus les bois pi les montagnes ? - Par-dessus n'importe quoi. -J'te comprends pas ! -Père Jos, qu'y dit en regardant encore tout autour de nous autres pour voir si j'étions ben seux, vous avez donc pas entendu parler de la chasse-galerie, vous ? - Si fait. - Eh ben ? - Eh ben, t'as pas envie de courir la chasse-galerie, je suppose ! - Pourquoi pas ? qu'y dit, on est pas des enfants.
Ma grand' conscience ! en entendant ça, mes amis, j'eus une souleur. Je sentis, sus vot' resp'eque, comniu une haleine de chaleur qui m'aurait passé devant la physionomie. Je baraudais sur mes jambes et le manche de ma grand'hache me fortillait si tellement dans les mains que je manquis la ligne par deux fois de suite, c'qui m'était pas arrivé de l'automne.
– Mais, Titange, mon vieux, que je dis, t'as donc pas peur du bon Dieu ? - Peur du bon Dieu ! que dit le chéti en éclatant de rire. Il est pas par icitte, le bon Dieu. Vous savez pas qu'on l'a mis en cache à la chapelle des Forges ? Par en-bas, je dis pas; mais dans les hauts, quand on a pris ses précautions, d'abord qu'on est ben avec le Diable, on est correct. - Veux-tu te taire, réprouvé ! que j'y dis. - Voyons, faites donc pas l'habitant, père Jos, qu'y reprend. Tenez, je m'en vas vous raconter comment que ça se trime, c't'affaire-là.
Et pi, tout en piquant son plançon comme si de rien n'était, Titange se mit à me défiler tout le marmitage. Une invention du Démon, les enfants ! Que j'en frémis encore rien que de vous répéter ça.
Faut vous dire que la ville de TroisRivières, mes petits coeurs, si c'est une grosse place pour les personnes dévotieuses, c'est ben aussi la place pour les celles qui le sont pas beaucoup. Je connais Sorel dans tous ses racoins; j'ai été au moins vingt fois à Bytown, "là où c'qu'y s'ramasse ben de la crasse", comme dit la chanson; eh ben, en fait de païens et de possédés sus tous les rapports, j'ai encore jamais rien vu pour bitter le faubourg des Quat'-Bâtons à Trois-Rivières. C'est, m'a dire comme on dit, hors du commun.
C'que ces flambeux-là sont capables de faire, écoutez : quand ils partent l'automne, pour aller faire chanquier sus le Saint-Maurice, ils sont ben trop vauriens pour aller à confesse avant de partir, c'pas; eh ben comme ils ont encore un petit brin de peur du bon Dieu, ils le mettent en cache, à ce qu'y disent.
Comment c'qu'y s'y prennent pour c't'opération-là, c'est c'que je m'en vas vous espliquer, les enfants - au moins d'après c'que Titange m'a raconté.
D'abord y se procurent une bouteille de rhum qu'a été remplie à mênuit, le Jour des morts, de la main gauche, par un homme la tête en bas. Ils la cachent comme y faut dans le canot et, rendus aux Forges, y font une estation. C'est là que se manigance le gros de la cérémonie.
La chapelle des Forges a un perron de bois, c'pas; eh ben, quand y fait ben noir, y a un des vacabonds qui lève une planche pendant qu'un autre vide la bouteille dans le trou en disant :
- Gloria patri, gloria patro, gloria patrum !
Et l'autre répond en remettant la planche, à sa place :
- Ceusses qu'ont rien pris en ont pas trop d'une bouteille de rhum. - Après ça, que dit Titange, si on est correct avec Charlot, on a pas besoin d'avoir peur pour le reste de l'hivernement. Passé la Pointe-auxBaptêmes, y a pus de bon Dieu, y a pus de saints, y a pus rien ! On peut se promener en chasse-galerie tous les soirs si on veut. Le canot file comme une poussière, à des centaines de pieds au-dessus de terre; et d'abord qu'on prononce pas le nom du Christ ni de la Vierge, et qu'on prend garde de s'accrocher sus les croix des églises, on va où c'qu'on veut dans le temps de le dire. On fait des centaines de lieues en criant : Jack ! - Et pi t'as envie de partir sus train-là à soir ? que j'y dis. - Oui, qu'y me répond. - Et pis tu voudrais m'emmener ? - Exaltement. On est déjà cinq; si vous venez avec nous autres, ça fera six : juste, un à la pince, un au gouvernaü et deux rameurs de chaque côté. Ça peut pas mieux faire. J'ai pensé à vous, père Jos, parce que vous avez du bras, de l'oeil pi du spunk. Voyons, dites que oui, et j'allons avoir unfun bleu à soir. - Et le saint jour de Noël encore ! Y penses-tu ? que je dis. - Quins ! c'est rien que pour le fun; et le jour de Noël, c'est une journée de fun. La veille au soir surtout.
Comme vous devez ben le penser, les enfants, malgré que Jos Violon soye pas un servant de messe du premier limaro, rien que d'entendre parler de choses pareilles, ça me faisait grésiller la pelure comme une couenne de lard dans la poêle.
– Pourtant, faut vous dire que j'avais ben entendu parler de c't'invention de Satan qu'on appelle la chasse-galerie; que je l'avais même vue passer en plein jour commeje vous l'ai déjà dit, devant l'église de Saint-Jean-Deschaillons; et que je vous cacherai pas que j'étais un peu curieux de savoir comment c'que mes guerdins s'y prenaient pour faire manoeuvrer c'te machine infernale. Pour dire comme de vrai, j'avais prèsquement envie de voir ça de mes yeux. - Eh ben, qu'en dites-vous, père Jos ? que fait Titange. Ça y est-y ? - Ma frime, mon vieux, que je dis dit-il, je dis pas que non. T'es sûr que y a pas de danger ? - Pas plus de danger que sus la main; je réponds de toute ! - Eh ben, j'en serons, que je dis. Quand c'qu'on part ? - Aussitôt que le boss dormira, à neuf heures et demie au plus tard. - Où ça ? - Vous savez où c'qu'est le grand canot du boss ? - Oui. - Eh ben, c'est c'ty-là qu'on prend; soyez là à l'heure juste. Une demi-heure après, on sera cheux le bom' Câlice Doucet. Et pi, en avant le quick step, le double-double et les ailes de pigeon ! Vous allez voir ça, père Jos, si on en dévide une rôdeuse de messe de mênuit, nous autres, les gens de Trois-Rivières...
Et en disant ça, l'insécrable se met à danser sus son plançon un pas d'harlapatte en se faisant claquer les talons, conune s'il avait déjà été dans le milieu de la place chez le bom' Câlice Doucet à faire sauter les petites créatures de la banlieue de Trois-Rivières.
Tant qu'à moi, ben loin d'avoir envie de danser, je me sentais grémir de peur.
Mais vous comprenez ben, les enfants, que j'avais mon plan.
Aussi, comme dit monsieur le Curé, je me fis pas attendre. À neuf heures et demie sharp, j'étais rendu avant les autres et j'eus le temps de coller en cachette une petite image de l'Enfant Jésus dret sour la pince du canot.
– Ça c'est plus fort que le Diable, que je dis en moi-même; et j'allons voir c'qui va se passer. - Embarquons, embarquons vite ! que dit Titange à demi haut à demi bas, en arrivant avec quatre autres garnements et en prenant sa place au gouvernail. Père Jos, vous avez de bons yeux, mettez-vous à la pince et tenez la bosse. Les autres, aux avirons ! Personne a de scapulaire sus lui ? - Non. - Ni médailles ? - Non. - Ni rien de bénit, enfin ? - Non, non, non ! - Bon ! Vous êtes tous en place ? Attention là, à c't'heure ! et que tout le monde répète par derrière moi : " Satan, roi des Enfers, enlève-nous dans les airs ! Par la vertu de Belzébuth, menénous dret au but ! Acabris, acabras, acabram, fais-nous voyager par-dessus les montagnes !" Nagez, nagez, nagez fort... à c't'heure !
Mais j't'en fiche, on avait beau nager, le canot grouillait pas.
– Quoi c'que ça veut dire, ça, bout de crime ? que fait Titange. Vous avez mal répété : recommençons !
Mais on eut beau recommencer, le canot restait là, le nez dans la neige, comme un corps sans âme.
– Mes serpents verts ! que crie Titange en lâchant une bordée de sacres; y en a parmi vous autres qui trichent. Débarquez les uns après les autres, on voira ben.
Mais on eut beau débarquer les uns après les autres, pas d'affaires ! la machine partait pas.
– Eh ben, j'y vas tout seul, mes calvaires ! et que le gueulard du SaintMaurice fasse une fricassée de vos tripes ! " Satan roi des Enfers... " Exétéra.
Mais il eut beau crier : "Fais-moi voyager par-dessus les montagnes", bernique ! Le possédé était tant seurement pas fichu de voyager par-dessus une clôture.
Le canot était gelé raide.
Pour lorse, comme dit monsieur le curé, ce fut une tempête que les cheveux m'en redressent encore rien que d'y penser.
– Ma hache ! ma hache ! que criait Titange en s'égosillant comme un vrai nergumène. Je tue, j’ assomme, j'massacre ! Ma hache !
Par malheur, y s'en trouvait ben, une de hache, dans le fond du canot.
Le malvat l'empoigne, et dret deboute sus une des tôtes, et ses oreilles de calèche dans le vent, y la fait tourner cinq ou six fois autour de sa tête, que c'en était effrayant. Y se connaissait pus !
C'était une vraie curiosité, les enfants, de voir ce petit maigrechigne qu'avait l'air d'un maringouin pommonique et pi qui faisait un sacacoua d'enfer, qu'on aurait dit une bande de bouledogues déchâinés.
Tout le chantier r'soudit, c'pas, et fut témoin de l'affaire.
C'est au canot qu'il en voulait, à c't'heure.
– Toi, qu'y dit, mon cierge bleu ! J'ai recité les mots corrects; tu vas partir ou ben tu diras pourquoi !
Et en disant ça, y se lance avec sa hache pour démantibuler le devant du canot, là où c'qu'était ma petite image.
Bon sang de mon âme ! on n'eut que le temps de jeter un cri.
La hache s'était accrochée d'une branche, avait fait deux tours en y échappant des mains et était venue retimber dret sus le bras étendu du malfaisant que la secousse avait fait glisser les quat' fers en l'air dans le fond du canot. Le pauvre diable avait les nerfs du poignet coupés net. Ce soir-là, à mênuit, tout le chantier se mit à genoux et dit le chapelet en l'honneur de l'Enfant-Jésus.
Plusse que ça, le jour de l'an au soir, y nous arrivit un bon vieux missionnaire dans le chanquier, et on se fit pas prier pour aller à confesse tout ce que j'en étions, c'est tout c'que j'ai à vous dire; Titange le premier.
Tout piteux d'avoir si mal réussi à mettre le bon Dieu en cache, y profitit même de l'occasion pour prendre le bord de Trois-Rivières, sans viser un seul instant, j'en signerais mon papier, à aller farauder les créatures cheux le bom' Câlice Doucet de la banlieue.
Une couple d'années après ça, en passant aux Forges du Saint-Maurice, j'aperçus, accroupi sus le perron de la chapelle, un pauvre quêteux qu'avait le poignet tout crochi et qui tendait la main avec des doigts encroustillés et racotillés sans comparaison comme un croxignole de Noël.
En m'approchant pour y donner un sou, je reconnus Titange à Johnny Morissette, mon ancien piqueux.
Et cric, crac, cra ! Exétéra.