Blaise Pascal (1623-1662)


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Pascal est l'homme le plus extraordinaire que la France ait produit, un des penseurs les plus profonds qui aient honoré l'humanité. Le nombre de ses ouvrages est restreint, mais ils sont tellement remarquables, qu'ils ont suffi à lui donner une immortelle renommée.

Blaise Pascal naquit, en 1623, à Clermont-Ferrand, où son père était président à la cour des aides Dès son enfance, le jeune Pascal donna des marques d'une intelligence extraordinaire. Son père, remarquant cette précocité, résolut de l'instruire lui-même ; dans ce but, il vendit sa charge et vint s'établir à Paris. Avant de lui faire apprendre le latin, il lui donna des leçons de grammaire, et lui expliqua quelques effets extraordinaires, tel que celui de la poudre à canon, etc. Dans ces conversations, le jeune enfant voulait se rendre compte de tout, et quand on ne lui donnait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même. Un jour, quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il remarqua que le coup produisait un son prolongé, mais qu'aussitôt qu'on touchait le plat le son s'arrêtait. Il voulut en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur le son, qu'il résuma dans un traité très bien raisonné ; il n'avait que douze ans.

C'est encore à douze ans, qu'il révéla un vrai génie pour les mathématiques. Son père avait l'habitude de recevoir chez lui des savants, et dans ces réunions, on s'occupait de sciences ; l'enfant, qui y assistait avec curiosité, demanda un jour à son père ce que c'était que la géométrie dont il entendait tant parler. M. Pascal se borna à lui dire que la géométrie apprend l'art
de faire des figures exactes et de trouver les proportions qu'elles ont entre elles ; cette définition jeta l'enfant dans la rêverie la plus profonde ; son père le surprit un jour, enfermé dans sa chambre et traçant, avec un morceau de charbon, des figures sur le carreau ; il lui demanda ce qu'il faisait : « 
Je cherche, dit-il, ce que valent les trois ouvertures de cette figure. » C'était un triangle. Il cherchait en ce moment la valeur des trois angles. Pressé de questions, il raconta comment il en était arrivé là, et il remonta de proposition en proposition jusqu'à la définition de la géométrie ; ne sachant trop comment désigner les figures qu'il traçait, il leur donnait des noms ; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre. Épouvanté de la puissance de ce génie, le père court chez un de ses amis ; à peine arrivé, il demeure immobile et sans voix et laisse couler des larmes : l'ami croit à un malheur. « Je pleure de joie », lui dit M. Pascal, et il lui raconta comment avec une simple définition, son fils venait d'inventer les mathématiques. Dès ce jour, le père mit une géométrie entre les mains de son fils, ne lui permettant toutefois de l'étudier qu'à ses heures de récréation : l'enfant n'eut besoin d'aucun secours pour la comprendre. Son développement intellectuel fut si prompt, que M. Pascal lui permit de prendre part aux réunions scientifiques qui avaient lieu chez lui. Le jeune homme y tint sa place avec honneur ; il était consulté à son tour, et il lui arriva souvent de découvrir des erreurs dont les autres savants ne s'étaient pas aperçus.

À dix-neuf ans, son père l'ayant chargé de faire tous les comptes de l'intendance de Rouen, il essaya d'abréger cet aride travail et inventa une machine arithmétique, au moyen de laquelle on pouvait faire toutes sortes d'additions sans plume et avec une sûreté infaillible. Ce travail le fatigua beaucoup, non pour l'inventer, mais pour faire comprendre aux ouvriers le mécanisme de sa machine ; il mit deux ans pour la faire construire.

À vingt-trois ans, il découvrit la pesanteur de l'air et démontra que l'ascension de l'eau ou du mercure dans un tube est due à la pression de l'atmosphère. Il trouva aussi plusieurs applications nouvelles de la mécanique : il eut la première idée des omnibus ; il inventa la brouette du vinaigrier, petite voiture à bras destinée à porter une personne, et le haquet, charrette mobile sur l'essieu, pour faciliter le chargement et le déchargement des fardeaux.

Tant d'études et de travaux altérèrent la santé de Pascal dès l'âge de dix-huit ans. Il fut saisi d'une sorte de paralysie des membres inférieurs, et il ne put, pendant quelque temps, marcher qu'avec des béquilles. II ne pouvait avaler que des boissons chaudes, et goutte à goutte ; par suite de spasme ou de paralysie partielle du gosier. Ses pieds et ses jambes étaient comme frappés de mort, et il y fallait appliquer des compresses trempées dans l'eau-de-vie, pour en réchauffer un peu le marbre. Avec cela sa tête se fendait et ses entrailles brûlaient.

Un accident, qui faillit lui coûter la vie, tourna ses pensées vers les sujets religieux. Un jour (1654), il traversait le pont de Neuilly dans une voiture à quatre chevaux ; tout à coup les deux premiers prirent le mors aux dents et se précipitèrent dans la Seine.
Heureusement, les traits se rompirent et la voiture resta suspendue sur le bord du précipice. Cet événement produisit sur Pascal une impression profonde.
La pensée de la mort et de l'éternité se présenta à son esprit, et aussitôt il résolut de renoncer à l'étude des sciences pour ne s'occuper que du salut de son âme. Il tomba dans une dévotion outrée et souvent puérile, rompit toutes ses relations et, à peine âgé de trente-deux ans, se retira dans la solitude de Port-Royal où il s'imposa tant d'austérités et de privations, qu'il acheva de ruiner sa faible constitution. Il se fit un devoir de renoncer à tout plaisir et à tout superflu ; il refusait le service des domestiques, faisait son lit, et allait lui-même chercher ses repas à la cuisine. Il portait sur le corps une ceinture garnie de pointes, et lorsqu'il lui venait quelque mauvaise pensée ou qu'il goûtait quelque plaisir, il se donnait des coups de coude pour se rappeler au devoir. C'est à Port-Royal qu'il écrivit ses
Lettres Provinciales pour défendre Arnauld qui venait d'être condamné comme hérétique. Ces lettres eurent un succès prodigieux et mirent les rieurs du côté de Port-Royal.

Les quatre dernières années de la vie de Pascal se passèrent dans un état de faiblesse et de langueur qui ne lui permettait de se livrer à aucune occupation. Il se retira chez Mme Perrier, sa sœur, qui nous a donné de son frère une biographie intéressante où nous avons puisé la plupart de ces détails.

Il supporta sa dernière maladie avec beaucoup de patience et de résignation, édifiant tous ceux qui l'entouraient. Pascal avait toujours eu un grand amour pour la pauvreté. « 
J'ai remarqué, disait-il, que quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. » Il exigea qu'on transportât un malade pauvre dans sa chambre, pour y être soigné comme lui ; comme on ne pouvait accéder à sa demande, il voulut être transporté à l'hôpital des incurables, désirant mourir dans la compagnie des pauvres. Mais les médecins ne le permirent pas. À minuit, il fut saisi de convulsions violentes ; on crut qu'il était mort. II se remit assez pour prendre le dernier sacrement. « Voici celui que vous avez tant désiré », lui dit le curé en entrant dans sa chambre ; puis il l'interrogea sur les mystères de la religion. L'illustre malade répondit : « Oui, Monsieur, je crois tout cela. » Quand il eut reçu les derniers sacrements et que le prêtre se fut éloigné : « Que Dieu ne m'abandonne pas ! » s'écria-t-il ; ce furent ses dernières paroles. Les convulsions le reprirent et il expira dans les bras de sa sœur. Il n'avait que trente-neuf ans. On trouva cousu dans ses vêtements, un petit papier sur lequel on lisait : « Certitude, certitude, joie, pleurs de joie ! Renonciation totale et douce. »

Il l'avait écrit dans la nuit du 23 novembre 1654 où il avait pris la résolution de se donner tout entier à Dieu.

Chefs-d'œuvre de Pascal

Les Provinciales (1656-1657)
Rappelons à quelle occasion furent écrites les Provinciales. Un ouvrage, intitulé l’Augustinus, publié par Jansénius, évêque d'Ypres, sur la question de la Grâce, renfermait certaines propositions qui n'étaient pas conformes à la doctrine établie. L'ouvrage fut condamné par le Pape.
Les religieux de Port Royal, et à leur tête le grand Arnauld, tenaient pour l'opinion de Jansénius. Les Jésuites, alors tout puissants à la cour de France, voulurent faire condamner Arnauld par la Sorbonne : ils espéraient par là ruiner les écoles de Port-Royal qui leur faisaient une rude concurrence. Arnauld écrivit mémoires sur mémoires. C'est alors que Pascal intervint et lança sa première lettre dans laquelle il dévoilait les manœuvres des Jésuites qui, selon lui, n'ayant plus d'arguments à faire valoir, avaient fait pénétrer en Sorbonne et asseoir parmi les juges tous les moines qu'ils avaient pu racoler. Le mot piquant « plus de moines que de raisons », éveilla la curiosité publique.
Quel était l'auteur de cette vive attaque ? On cherchait ; on supposait ; la police se mettait en mouvement. Tout à coup une seconde, une troisième lettre paraissent, sont répandues à profusion, lues avec avidité. Les magistrats en trouvent des exemplaires dans leur carrosse, sous leur serviette, partout. Impossible de découvrir d'où sort ce pamphlet alerte et insaisissable. Les trois premières lettres, bien que fort goûtées du public, n'étaient guère que de l'esprit sur la question de la grâce. Tout à coup la scène change.
Dès la quatrième lettre, l'auteur anonyme transporte habilement la lutte sur un autre terrain ; il laisse là le débat de la Sorbonne et d'Arnauld et se tourne contre les Jésuites dont il attaque la morale relâchée. Il suppose un jeune homme, Louis de Montalte, venu de province à Paris ; sous prétexte de s'instruire, il s'adresse à un Jésuite et le consulte sur quelques cas de conscience. Le bon Père lui dévoile tous les secrets de la morale de sa Compagnie pour s'accommoder à la faiblesse des hommes. Ce sont autant de recettes imaginées pour conduire des pécheurs au ciel par un chemin facile. Il y en a pour toutes sortes de personnes : pour les religieux, pour les domestiques, pour les gentilshommes, pour les riches, pour les marchands, pour les banquiers, pour les usuriers, pour les sorciers, pour les voleurs, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas. « Les hommes aujourd'hui, dit le bon Père, sont tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux ; autrement, ils nous quitteraient ; le dessein capital que notre société a pris pour le bien de notre religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer tout le monde » ; et il enseigne à son jeune interlocuteur la doctrine de la probabilité,
en vertu de laquelle toute opinion peut être suivie lorsqu'elle est soutenue par un docteur grave ; — celle de l’interprétation, qui permet à un homme de tuer son semblable sans être assassin ; — celle de la direction d'intention, au moyen de laquelle il est permis de satisfaire toutes les passions pourvu que l'on ait bien soin de ne pas faire le mal pour le mal lui-même, mais pour l'avantage qu'on en retirera ; — celle des équivoques, par laquelle il est permis d'employer des termes ambigus en les faisant entendre dans un autre sens qu'on ne les entend soi-même ; — celle de la restriction mentale, d'après laquelle on peut jurer qu'on n'a pas fait une chose, bien qu'on l'ait fait effectivement, en sous-entendant en soi-même qu'on ne l'a pas faite avant qu'on ne fût né. Toutes ces belles choses sont débitées avec le plus grand sang-froid et assaisonnées d'anecdotes. Le jeune provincial met un art infini à faire parler le bon Père, qui trahit sa société sans le savoir et dont la candeur ajoute à l'énormité des principes qu'il professe. La vivacité du dialogue entre les deux interlocuteurs, l'un si malin, l'autre si sottement naïf, fait de ces lettres une comédie digne de Molière.

À la fin de la dixième, le ton change. Le Jésuite ayant cité une maxime qui dispense d'aimer Dieu,
Pascal passe de la raillerie à l'attaque ouverte. Il prend la société des Jésuites corps à corps, passe en revue les griefs dont il a montré le ridicule, en fait voir tout l'odieux et dans les dernières lettres, s'élève aux mouvements de la plus haute éloquence.

Jugement
« La brièveté, la clarté, une élégance continue, une plaisanterie mordante et naturelle, des mots que l'on retient, rendirent le succès des Provinciales populaire Je les admirerais moins si elles n'étaient pas écrites avant Molière. Pascal a deviné la bonne comédie. Il introduit sur la scène plusieurs acteurs, un indifférent qui reçoit toutes les confidences de la colère et de la passion, des hommes de parti sincères, de faux hommes de parti plus ardents que les autres, des conciliateurs de bonne foi partout repoussés, des hypocrites partout accueillis : c'est une véritable comédie de mœurs. » (Villemain).
« Les meilleures comédies de Molière n'ont pas plus de sol que les premières Lettres provinciales : Bossuet n'a rien de plus sublime que les dernières (Voltaire). »

Pensées de Pascal
Après la mort de Pascal, ses héritiers trouvèrent parmi ses papiers, des notes nombreuses écrites à la hâte et qui étaient destinées à l'aider à composer un jour un ouvrage pour la défense de la religion. Les solitaires de Port-Royal, chargés de déchiffrer ces feuilles volantes, les trouvèrent d'abord illisibles ; mais quand ils furent parvenus à les lire, ils reconnurent qu'elles ne formaient rien de complet, et qu'elles étaient entassées sans aucune espèce d'ordre. Après les avoir fait recopier, ils eurent un instant l'idée de les compléter, mais ils se décidèrent heureusement à les publier sans changement. Seulement, ils les classèrent dans l'ordre qui leur parut le plus convenable et se permirent un grand nombre de suppressions. Ils expliquèrent ces suppressions par la nature inintelligible ou tronquée des fragments supprimés.
Mais au fond, leur but fut de soustraire à l'impression les passages les plus hardis au point de vue des principes jansénistes, affirmés dans ce livre avec une audace qui eût pu paraître dangereuse. Les notes informes de Pascal sont aujourd'hui à la bibliothèque nationale où tout le monde peut les consulter. Soigneusement collées sur des feuilles de papier, elles sont reliées en un volume, un des plus curieux assurément que possède ce riche établissement. Les travaux de MM. Cousin, Sainte-Beuve, Faugère, Astié et Ernest Havet, en découvrant bien des coins obscurs, en mettant surtout au jour le grand plan qui avait inspiré à Pascal ces notes détachées, sont venus donner à ce livre l'importance d'une véritable révélation.

L'intérêt immense des
Pensées, c'est que la vie intime de l'auteur y éclate à chaque page, par des accents d'une vérité profonde ; ses doutes, ses déchirements, ses dédains pour lui-même et pour la raison, s'y trahissent par une éloquence sublime. On a dit justement que c'est avec le sang de son cœur qu'il écrit.
Nous nous bornerons à citer quelques-unes de ces pensées :

L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait
qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Diseur de bons mots, mauvais caractère.

Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

L'homme qui n'aime que soi, ne hait rien tant que d'être seul avec soi.

On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a trouvées soi-même, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

La vraie éloquence se moque de l'éloquence.

La piété chrétienne anéantit le moi humain, et la civilité humaine le cache et le supprime,

Voulez-vous qu'on croie du bien de vous ? n'en dites point.

L'homme n'est ni ange, ni bête et le malheur veut que, qui veut faire l'ange, fait la bête.


Il n'y a que deux sortes d'hommes : les uns justes, qui se croient pécheurs, les autres pécheurs, qui se croient justes.



D’après Daniel Bonnefon, Les écrivains célèbres de la France, ou Histoire de la littérature française depuis l'origine de la langue jusqu'au XIXe siècle (7e éd.), 1895, Paris, Librairie Fischbacher.