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JUGEMENTS SUR LES PENSÉES DE PASCAL



VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV:
Voir fiche ici

Je respecte le génie et l’éloquence de Pascal
; mais plus je les respecte, plus je suis persuadé qu’il aurait lui-même corrigé beaucoup de ces pensées qu’il avait jetées au hasard sur le papier, pour les examiner ensuite: et c’est en admirant son génie que je combats quelques-unes de ses idées.
Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces pensées, était de montrer l’homme dans un jour odieux. Il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux
: il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites: il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes: il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime: j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit, je suis de plus très persuadé que, s’il avait suivi dans le livre qu’il méditait le dessein qui paraît dans ses pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents et de faussetés admirablement déduites.


ANDRÉ CHÉNIER, Histoire du christianisme (Œuvres, éd. G. Walter, p. 675):

Pascal […] employa beaucoup de talents et de génie à maudire le bon sens qui examine, et à se révolter contre le doute
; homme arrogant et orgueilleux sous les formules de l’humilité; indigné qu’aucun mortel se crût permis de secouer un joug qu’il voulait porter lui-même; homme né pour la gloire et l’utilité de son siècle, s’il ne se fût étudié à perdre sa vie dans des minuties tristes et sauvages, et s’il n’eût préféré au sage honneur de perfectionner les lettres et les sciences le dur plaisir d’humilier l’espèce humaine devant les chimères qu’elle-même inventa dans son délire; et d’insulter ou par la pitié, ou par les injures, ou par des menaces célestes, quiconque oserait aimer mieux des raisons que des sophismes et des preuves que des assertions.


CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme (Troisième partie, I, 2):

Il y avait un homme qui à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques
; qui à seize ans avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité; qui à dix-neuf réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement; qui à vingt-trois ans démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et détruisit une des plus grandes erreurs de l’ancienne physique; qui à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion; qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée en sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort; enfin, qui dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du dieu que de l’homme: cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.


PAUL VALÉRY, Variété I (Variation sur une pensée, Pléiade, I, p. 461-463):

Effroi, effrayé, effroyable
; silence éternel; univers muet, c’est ainsi que parle de ce qui l’entoure l’une des plus fortes intelligences qui aient paru.
Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une bête traquée
; mais, de plus, qui se traque elle-même, et qui excite les grandes ressources qui sont en elle, les puissances de sa logique, les vertus admirables de son langage, à corrompre tout ce qui est visible et qui n’est point désolant […] Elle me fait songer invinciblement à cet aboi insupportable qu’adressent les chiens à la lune; mais ce désespéré, qui est capable de la théorie de la lune, pousserait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs […]
Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale.


PAUL VALÉRY, Variété I (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci):

Il [Léonard] ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre l’esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement insensible aux arts, qui ne pouvait s’imaginer cette jonction délicate, mais naturelle, de dons distincts
; qui pensait que la peinture est vanité; que la vraie
éloquence se moque de l’éloquence
; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie; et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France la gloire du calcul de l’infini.


ANTOINE ADAM, Histoire de la littérature française au XVlle siècle
(tome II, p. 294295)
:

(voir notes de cet ouvrage ici)
Les légitimes héritiers de Pascal ne sont pas les pitoyables apologistes qui vont chercher dans les « raisons du cœur » ou dans une philosophie de l’action la démonstration du christianisme. Ce ne sont pas non plus ces philosophes récents qui ont, avec un zèle de malades, rassemblé les textes des
Pensées où ils pensaient trouver des raisons de se désespérer. Ce sont les hommes qui, au XVIIIe siècle, ont entrepris, contre l’optimisme rationaliste, une critique que Pascal avait le premier élaborée: c’est Rousseau, et c’est Kant.

Ils ont compris après Pascal à quelle conclusion aboutissait un humanisme dégénéré, et que non seulement toute religion, mais toute vie morale, tout progrès de l’homme y devenaient impossibles. Cette philosophie si platement optimiste, qui niait l’effort, le sacrifice, la valeur de la souffrance, cet intellectualisme orgueilleux, qui faisait de la connaissance la valeur suprême de la vie, le génie de Pascal a été le premier à en découvrir les vices. Ces grands hommes n’ont eu qu’à s’engager dans la route qu’il avait d’abord ouverte.

Ses
Pensées ont bafoué le Droit naturel. Mais Rousseau le fera à son tour et reprendra les arguments mêmes de Pascal. Il en tirera ce que Pascal, en 1660, ne pouvait encore en tirer, mais qui se trouve exactement dans le prolongement de sa pensée: la théorie de la volonté générale. Les Pensées ont dit que la loi était juste parce qu’elle était la loi. Rousseau le dira aussi, et Kant après lui, et l’on ne se tromperait guère en disant que les Pensées contiennent en germe l’impératif catégorique. L’éthique du philosophe de Koenigsberg repose sur cette idée que la philosophie des lumières, parce qu’elle est une philosophie de l’unité, compromet toute vie morale, méconnaît la signification essentielle de l’acte moral, qui est l’effort et le sacrifice. Cette idée, qui est également celle de Rousseau, se dégage de façon irrésistible des Pensées. Pascal enfin ne croit pas au primat de l’intelligence. Que restait-il à lui substituer que le primat de l’éthique, c’est-à-dire la thèse fondamentale et commune de Rousseau et de Kant?

Voilà la véritable tradition issue des
Pensées. C’est elle qui éclaire l’œuvre, qui en révèle l’exacte signification, l’importance toujours actuelle.


ALBERT BÉGUIN, Pascal par lui-même (p. 37 et 111):

L’œuvre de Pascal a été lue trop souvent comme si elle était un journal intime, et les citations qu’on en fait le plus communément ont accrédité peu à peu l’image d’un homme vivant dans l’anxiété, en proie à un tourment perpétuellement inapaisé, dont il aurait glissé l’aveu dans des notes au jour le jour.
Sans doute serait ce tomber dans l’excès contraire que de dénier aux écrits de Pascal et à son aventure intérieure tout caractère pathétique
: de vouloir faire de lui un maître de quiétude spirituelle, parce qu’on l’a trop présenté comme un professeur d’inquiétude. Mais le pathos incontestable de son style, l’angoisse qu’en plusieurs passages capitaux il laisse transparaître, ne sont pas de même nature que les beaux tourments romantiques et les noires humeurs modernes. Enseignant la recherche gémissante de la vérité il n’a jamais été tenté de faire de l’anxiété la vertu suprême, ou d’y enfermer ceux dont il voulait ruiner l’aveugle assurance. Avant d’interpréter ses paroles et d’en prétendre tirer la leçon, il importe de bien se remettre en mémoire que Pascal est trop un homme de son siècle pour n’avoir pas songé à convaincre, plutôt qu’à se peindre ou à s’exprimer dans ce qu’il pouvait avoir de plus particulier […]

Pascal ne nous a jamais été plus nécessaire qu’aujourd’hui. Le premier peut-être, il a su ce que, selon Berdiaeff, saura si bien Dostoievsky
; que la question de Dieu est « une question de l’homme, une question existentielle: « Jésus-Christ est le véritable Dieu des hommes ». Il a su aussi que la réponse, dès lors, n’est pas dans une solution, mais dans un acte, un saut, un accueil. Et qu’il n’est pas de preuve qui ne soit une épreuve, vécue plutôt que pensée. Il passe pour avoir furieusement malmené l’homme: c’est qu’il l’a trop aimé pour ne pas s’en prendre violemment à lui, lorsqu’il s’agissait de l’éveiller à l’amour. De s’y éveiller d’abord lui-même, afin que cet amour fût, en Pascal, plus fort que tous les doutes, vainqueur de cet orgueil combatif et de cette rebelle inquiétude de la pensée qui ne cessèrent jamais de le tenter et de le tourmenter II y a un humanisme de Pascal, rigoureux, sévère, mais qui, prouvant à l’homme qu’il « passe infiniment l’homme », lui accorde beaucoup plus que ne font les douceurs de l’humanisme dévot ou les complaisances de l’humanisme profane.


JEAN STEINMANN, Pascal (p. 444):

On vivait sur l’illusion de la bonté de l’homme, sur celle du progrès moral qui suivrait celui des connaissances scientifiques, sur les bienfaits d’une absolue liberté. On en est bien revenu. Et Pascal l’avait deviné si bien qu’en 1954, lui, le croyant, est infiniment plus proche des incroyants d’aujourd’hui que ne l’est Voltaire le sceptique. Les raisons de l’incroyance de Voltaire sont celles d’un conseiller d’arrondissement radical-socialiste. Or, le monde présent est rongé par l’inquiétude. L’homme se sent pris dans un drame monstrueux. Il est perdu. Il est seul en face de la mort.
Peut-être si la chrétienté avait survécu avec toute son armature du Moyen-Âge, Pascal serait il moins bien compris aujourd’hui, car il professe la foi chrétienne dans sa nudité. Il l’a détachée de tous les liens sociaux ou métaphysiques auxquels elle semblait définitivement liée sous l’Ancien Régime. Pas de métaphysique chez Pascal comme chez saint Thomas ou Descartes
; point de cosmologie enfantine, pas de trône soutenant l’autel comme chez Bossuet. Dans un siècle d’absolutisme royal qui liait la foi à l’ordre social, comme elle l’avait été jadis à l’Empire romain, à la physique d’Aristote, Pascal porte sur la politique ou la métaphysique des jugements d’une lucidité cruelle. En face du Christ représenté par une Église dont il ne voile aucune faiblesse, ses phrases tranchantes campent un homme dépouillé de tous les masques, grelottant à cause du froid d’un univers vide et auquel le choix n’est permis qu’entre deux extrémités: le Crucifié ou le néant.



CITATIONS

M. de Saci disait à Pascal à propos de Montaigne: « Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits »?

Stendhal: « Quand je lis Pascal, il semble que je me relis. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme. »

François Mauriac: « Qu’a-t-on parlé du génie tremblant et terrifié de Pascal? Car quel homme a mieux connu le paisible amour? Il semble que lui ait été épargnée toute nuit obscure des mystiques. À aucun autre cœur Dieu ne fut plus sensible. Pascal échappe au plus sombre du jansénisme, parce qu’il se sait préféré, il se sait choisi… »

François Mauriac: « Pascal, le seul humaniste digne de ce beau nom; le seul qui ne renie rien de l’homme; il traverse tout l’homme pour atteindre Dieu. »

Marcel Arland: « Une âme faible et une âme forte peuvent trouver un égal plaisir à Pascal. Toutefois rarement, me semble-t-il, une âme basse.

Jacques Rivière: « Relire Pascal. En écartant son romantisme, il est vraiment un de ceux auxquels je tiens le plus. Ce qu’il a fait ressemble essentiellement à ce que je veux faire: l’expérience de Dieu, la constatation directe de ses habitudes, de ses préférences, de ses moyens, en un mot de ses voies. Ce que j’aime, c’est cette attitude de savant en face du règne mystique. »

• Contemplant le masque mortuaire de Pascal, le Père Auguste Valensin écrit: « Voici la ligne des lèvres, minces et serrées l’une contre l’autre. Aux commissures, un léger pli tombant: dédain? non; détachement. Ces lèvres sont fermées sur un secret: le secret du roi. Ce sont celles d’un ascète et d’un mystique […] Je me sens approuvé de n’avoir pas voulu voir en lui un contempteur de la Raison. Pascal est bien autre chose: l’homme qui, monté à la plus haute cime de soi-même, a senti jusqu’à l’angoisse le besoin de se dépasser et compris que nul ne le peut, sans Jésus-Christ. »

Antoine Adam (Hist., III, p. 295): « À qui fera-t-on croire que l’optimiste rationaliste ait cessé de soutenir notre civilisation? Né de l’esprit mercantile, système des valeurs bourgeoises, il est la grande tentation de la pensée occidentale. Contre cet humanisme de boutiquiers, contre une doctrine qui voit dans les réussites de la force ou de l’argent le signe d’une bénédiction divine, qui confond le droit et le fait, qui nie le caractère tragique de la condition humaine, le livre des Pensées est une des armes les plus efficaces qui soient. »