Pour en savoir plus, consultez notre charte.
Hommage à Clara et Jules CUVILLIER
PREMIÈRE GUERRE MONDIALE 1914-1918
LAROUILLIES
Département du Nord
Leurs deux noms figurent sur le monument aux morts de la commune de Larouillies.

Ce monument aux victimes des deux guerres mondiales et de la guerre d’Algérie a été érigé et inauguré en 1922.
Il est décrit dans cette page du site.
On peut cliquer sur chaque image pour l’agrandir.

La tombe de Clara et de Jules CUVILLIER a été détruite sans préavis et sans le moindre avertissement légal dans le cimetière de la commune de Larouillies, lors de l’hiver 2021.
Ainsi que celle d’André Wardavoir.
On ignore ce qu’est devenue la stèle, qui ne présentait aucun danger d’effondrement ; la dalle pouvait être restaurée.
Par bonheur, ces tombes avaient été photographiées par nos soins à la Toussaint 2014, dans le but de conserver et de sauver ces précieux souvenirs historiques de notre mémoire commune, dans le cadre de l’opération « Sauvons nos tombes « du site Geneanet.

TRANSCRIPTION
Ici git
Deux victimes de guerre
Clara Trotin
Née en 1870 décédée en 1918
Jules Cuviller
Soldat au 148e rég. d’infanterie
Né en 1892 décédé en 1918
De près comme de loin
Ma pensée
Est toujours vers vous

Peinés et scandalisés par la destruction de cette tombe, nous avons voulu retracer le sort tragique de ces victimes
de la Première guerre mondiale et perpétuer leur souvenir.
Thierry, arrière petit-fils de Clara et petit-neveu de Jules, a effectué de longues et patientes recherches historiques
pour reconstituer l’histoire de sa famille et a confié de précieux documents,
nous donnant ici l’autorisation de les reproduire, en hommage à ces martyrs.
Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
LA FAMILLE CUVILLIER
28 janvier 1862 : naissance de Jules-Chrysostome Cuvillier à Autreppes, fils de Jean-Chrysostome et Marie Anne Nathalie Bonot.
21 juin 1870 : naissance de Clara Trottin à Cartignies, fille de Zénovi et Octavie Plantain.
14 décembre 1889 : Jules et Clara se marient à Haut-Lieu. Ils ont 9 enfants : Norma, Jules, Juste, Lucia, Irénée, Fernand, Marcel décédé le lendemain de sa naissance et les jumeaux Jean et Julien.
Ils sont fermiers herbagers, ils engraissent du bétail un peu fatigué pour le vendre. Ils déménagent au gré des baux contractés avec les propriétaires des fermes, successivement à Haut-Lieu, Floyon, Autreppes, Cartignies, Etroeungt et Larouillies.
1890 : naissance de Norma qui épousera Adolphe Renet, et qui vivra à Cloussy, hameau d’Etrœungt. Norma est la destinataire de la correspondance publiée ici.
1892 : naissance de Jules-Léonard, le fils aîné, à Floyon.
Entre 1904 et 1914, Jules-Chrysostome aurait travaillé aux chemins de fer du Nord sur la ligne d’Avesnes-sur- Helpe à Solesmes (cette ligne a été démontée par les Allemands pour récupérer l’acier nécessaire pour la fabrication d’armements en 1914) Jules aurait été réformé et aurait touché une pension à la suite d’un accident de travail. Cette pension lui aurait permis d’acheter quelques vaches.
En 1914, la famille Cuvillier habite à Larouillies, au Bout-d’en-Bas du village, sur la route d’Etrœungt.
(source Thierry Cuvillier)

Clara et son mari
Jules-Chrysostome
cliquer sur les photos pour les agrandir


Les enfants
photo prise après la captivité de Clara, de son mari et de son fils Jules-Léonard
Les jumeaux, Jean et Julien, en robe selon la coutume de l’époque, n’ont que 2 ans à la déportation de leurs parents, et 4 ans à la mort de leur mère.
C’est cette photo qui a dû être envoyée à Clara et Jules : elle a été conservée avec les lettres.
LA TRAGÉDIE DE JULES-LÉONARD CUVILLIER
soldat au 148e régiment d’infanterie
I. AU SERVICE MILITAIRE
Jules-Léonard, domestique dans une ferme, est mobilisé le 2 août 1914, jour de la déclaration de guerre.
Il faisait son service militaire au camp de Sissonne (Aisne). À cette époque, le service durait 3 ans.
Lors de ses classes, il effectue avec son régiment des marches de plus de 100 km pendant plusieurs jours.
Ce 4 mai 1914, Jules-Léonard espère la fin de son service militaire, dans 500 jours…


Transcription de sa lettre
Sissonne le 4 mai 1914
Chers parents
Je vous réponds à votre lettre qui m’a fait grand plaisir en apprenant que vous étiez tous en bonne santé, quant à moi c’est toujours le même avec un peu plus de fatigue qu’à Givet mais voilà tout on a venu à bout, nous avons passer la nuit de vendredi à samedi au bivouac, c’est à dire à la belle étoile et nous n’avons pas eu trop chaud je vous l’assure, et pour ce remettre la nuit suivante la compagnie était de garde, mais j’ai pris devant le local du Colonel et la nuit il renvoit la garde ce coucher comme cela j’ai passé la nuit dans mon lit ça n’a pas fait de déplaisir et j’ai pris juste trois heures de faction ce n’est pas de trop.
Demain on reprend la route de Givet pour arriver vendredi et c’est avec plaisir qu’on fera la route ce n’est pas qu’on ne si plait pas mais ça coute beaucoup plus cher, la bière et à huit sous le litre et pas encore fameuse et avec ce qu’on manoeuvre de plus on ne peut pas ce priver comme en temps ordinaire mais avec ce que vous m’avez envoyez je pourrais faire mes frais de route, on fait la première journée 28 km, la deuxième 30, la troisième 22 et la quatrième 30 ce qui fait 110, on les a bien fait pour arriver et on les fera bien pour retourner surtout qu’on a les pieds fait ils sont raides comme de la corne.
Vous m’avez dit que vous avez embaucher un homme j’espère comme vous me le dites qu’il pourra faire votre affaire je lui souhaite le bonjour.
On a pas eu de permission durant le camp mais j’espère qu’on en aura un peu plus facilement là-bas, si je peux je ferai mon possible pour en avoir pour la Pentecôte, mais je ne sais pas si je réussirais en attendant on enterre le père cinq cent* vendredi ça commence à venir bon mais ce n’est pas encore tout enfin il ne faut pas désespérer les autres ont bien finit on finira aussi
Au revoir je mets ma lettre à la boîte et je vais me coucher la dernière nuit sur les isoloirs** au camp de Sissonne.
Je ne vois plus rien à vous dire que des compliments à toute la famille ainsi qu’à tous ceux qui parle de moi
Votre fils tout dévoué
Jules
*le Père Cinq Cent : Le jour où l'appelé n'est plus qu'à 100 jours de la quille. Après plusieurs années passées sous les drapeaux, c'est le moment du retour à la vie civile. La fin du service est marquée par un rite de passage « Père Cent » : le décompte du temps qu'il reste à passer à la caserne.
RAPPEL : Le gouvernement d’Aristide Briand, lors de la réunion du Conseil supérieur de la Guerre du 4 mars 1913, avait décidé de porter la durée du service militaire de 2 à 3 ans… Jules évoque donc le « Père 500 » avant son retour à la vie civile.
** isoloir : « endroit où l'on est isolé, à l'écart d'autres humains ».
II. JULES-LÉONARD DÉCLARÉ MORT AU COMBAT EN BELGIQUE
Selon les archives de son régiment, il est porté disparu à la bataille de Onhaye en Belgique le 23 août 1914. Il est déclaré « mort pour la France » comme l’atteste le jugement de 1920 (voir ci-contre)
Le jugement de 1920, communiqué à la mairie d’Etrœungt, vaut à Jules de figurer sur le monument aux morts de cette commune, érigé en 1922, sous le prénom d’Albert. Une nouvelle erreur.

Onhaye est proche de Dinant. Du 9 au 23 août 1914, la bataille est sanglante. voir ce lien
III. LE SORT TRAGIQUE DE JULES-LÉONARD
Les Allemands ont envahi très rapidement la Belgique et le Nord de la France, la ligne de front se retrouvant dans l’Oise.
Larouillies se trouve donc en zone occupée par l’armée impériale.
De nombreux soldats français se sont retrouvés livrés à eux-mêmes derrière la ligne de front.
Il faut imaginer la détresse de ces jeunes gens en état de choc, pour la plupart jamais sortis de leur village natal, pris dans ce maelström sanglant, parfois blessés, tous affamés, apeurés. Certains ont été faits prisonniers, d’autres ont réussi à se cacher, se déplaçant la nuit, errants, en quête de nourriture et de réconfort.
Jules-Léonard, porté disparu, est de ceux-là. Avec l’énergie du désespoir, il parvient à atteindre le seul refuge qu’il connaisse, après une marche de 80 km : la maison de ses parents à Larouillies, au Bout-d’en-Bas.


DEUX ANS DE PEUR
Les jumeaux viennent de naître le 10 mars 1914. Prenant tous les risques, avec un courage exemplaire, Clara et son mari vont cacher leur fils aîné dans la cave de leur ferme, pendant plus de deux ans.
Jules-Léonard est prisonnier chez lui. Il n’ose pas sortir. Tous craignent les bavardages des enfants. La vie est très rude avec les restrictions alimentaires, le froid, l’omniprésence des troupes ennemies qui s’installent dans les maisons, les pillent, persécutent les habitants, les humilient, réquisitionnent toute nourriture.
voir ce lien
DÉNONCIATION
La famille Cuvillier est dénoncée aux autorités allemandes par des voisins, d’après les souvenirs de leurs descendants.
Clara, son mari Jules-Chysostome et leur fils Jules-Léonard sont arrêtés par la police allemande et déférés à la Kommandantur de LA CAPELLE le 22 décembre 1916.
Lucia, la sœur puînée, s’occupe seule de ses petits frères, Irénée, Fernand et les jumeaux Jean et Julien, qui ont deux ans et demi.
Jules-Léonard est envoyé au bagne de Sedan dans les Ardennes où ne sont enfermés que des civils. À Sedan les conditions de vie sont épouvantables et les prisonniers contraints d’effectuer des travaux forcés. Il décède de la dysenterie le 10 avril 1918 au lazaret allemand (hôpital) de Sedan.
Ce qu’est un lazaret : voir lien sur le lazaret d’Effry ici
Jules-Chrysostome et Clara, ses parents, sont jugés et condamnés à de la prison au bagne de Siegburg en Allemagne.
Jules-Léonard décède trois semaines après la mort de sa mère, d’une dysenterie contractée à cause des privations de nourriture et de la dureté des conditions de détention.
Un jugement du tribunal d’Avesnes-sur-Helpe annule en 1922 le jugement précédent et mentionne clairement les causes de la déportation du jeune homme.


Plaque commémorative du bagne de Sedan, à l'entrée du château-fort
De janvier 1917 à novembre 1918, le château-fort de Sedan abritait un bagne où les conditions de détention étaient particulièrement rudes. Ce camp de travail concentrationnaire a vu passer 5200 détenus civils. Plusieurs centaines d'entre eux y sont morts.
Lien ici

LA TRAGÉDIE DE CLARA CUVILLIER-TROTTIN
mère de famille de 9 enfants
déportée en Allemagne

Clara et Jules-Chrysostome CUVILLIER sont déportés au bagne allemand de SIEGBURG, au nord-est de Bonn.

Siegburg est une prison connue pour avoir été une des plus dures, un terrible bagne.
Costume pénitentiaire, cheveux et barbe rasés, vie quotidienne austère, travaux forcés, lutte contre le froid glacial, nourriture insuffisante : la faim est une obsession. Les prisonnières du bagne fabriquent de l’armement pour l’ennemi ou des uniformes.
Le directeur de Siegburg, Herr Dürr, manifeste de plusieurs façons sa haine des prisonnières. La prison était composée d’un immense bâtiment de 4 étages, disposé en forme de T. Au centre un hall d’où les gardiens surveillaient les prisonnières, qualifiées d’espionnes dangereuses. À l’arrivée les détenues devaient subir un bain obligatoire en public. Plus de 300 prisonnières connurent cette prison, de tous les milieux sociaux, y compris des religieuses.
Les 6 cellules de l’hôpital étaient situées au premier étage. Le lazaret était géré par le Doktor Hohn, surnommé le « Docteur Sortez », car il terminait ses consultations par la formule, « vous n’avez rien, sortez ». Jamais de médicaments. Il envoyait les détenues à la douche et il assistait à ces ablutions avec ses acolytes.
Il était distribué une soupe « à la souris » appelée « Dürr Gemüse », faite de légumes desséchés, présentant une couleur rappelant le pelage des souris. Tous les jours des prisonnières partaient en Kommando pour travailler dans les champs, ou bien certaines fabriquaient des boutons d’uniforme. Le travail le plus épuisant se situait dans les briquèteries où les prisonnières chargeaient des véhicules ou défournaient les briques.
Dans cette prison ont séjourné de grandes résistantes : Louise de Bettignies, son adjointe Léonie Van Houtte, Louise Thuillier, sœur Louise de la congrégation des Filles de la Charité, la princesse Marie de Croÿ.
La poignante correspondance échangée entre les trois déportés et Norma, la fille aînée, Madame RENET-CUVILLIER, a été pieusement conservée par celle-ci, communiquée par Thierry CUVILLIER et transcrite par nos soins.




Les cartes parviennent difficilement à leur destinataire. Certaines portent des marques de censure.
Clara, qui sait signer son nom, est très mal à l’aise avec l’écrit. Ce sont deux de ses co-détenues qui écrivent pour elle. C’est en particulier Julienne Bruyère, fermière à Fourmies, condamnée pour non dénonciation et rébellion envers les Allemands à deux ans de bagne, qui rédige ses lettres.
Lancinantes plaintes de n’avoir pas de nouvelles, parfois pendant six mois.
Pour rassurer les membres de la famille, on s’affirme sans relâche en bonne santé, ce qui est faux. Jules-Chrysostome, qui ne peut voir sa femme qu’une fois par mois, finira par avouer qu’il ne l’a vue en bonne forme qu’une seule fois.
Que de soucis, que de chagrins ! Norma, qui habite un hameau d’Etrœungt est priée d’aller souvent voir ce qui se passe à la maison de Larouillies. La jeune Lucia, née en 1899, y élève seule ses quatre petits frères : Irénée, Fernand et les jumeaux Jean et Julien. Elle tient la ferme avec Juste, qui va épouser Espérance Viseur, fille de Germaine Chanat. Ils auront une petite fille, Irène, qui sera plus tard adoptée par Norma.
Clara est minée par le souci des enfants, particulièrement les jumeaux qui ont trois ans : qu’on les nourrisse le mieux possible, qu’on les éloigne de la mare et de la citerne où ils pourraient se noyer. Le cœur nous fend de lire ses angoisses de mère.
Clara prie longuement, espère toujours revoir les siens. Sa foi est ardente. Jamais de plaintes. Son courage est surhumain.

Le 4 mars1917
Chère fille
Je t’envoie ces quelques mots pour te dire que la santé est assez bonne et j’espère que la tienne va encore mieux. Je te dirai que j’ai été voir ta mère dimanche 25. Elle avait été malade. Elle a été au médecin deux fois et quand je l’ai vue elle allait mieux.
N’oublie pas d’aller faire un tour à la maison. Rien de plus que bien des compliments.
Ton père Cuvillier Jules
Voici mon adresse Cuvillier Jules prisonnier civil post Wahnn Province Behanne Allemagne
8 avril 1917
Chère fille
Ne te tourmente pas pour moi car je suis en bonne santé, même mieux que chez nous. Je pense bien qu’il en est de même de toi. J’ai envoyé une bonne prière à la maison. Veuille bien la prendre et la dire tous les jours. Tu obtiendras beaucoup de grâces. Votre papa est venu me voir il y a quinze jours il était tout à fait bien décidé. Il n’était plus du tout le même que la première fois. J’attribue ce changement à ma prière du Sacré Cœur. Je bricole toujours et pour les vacances de Pâques nous avons quatre jours de congé. Nous ne sommes pas malheureuses.
En attendant le plaisir de nous revoir, reçois chère fille mes meilleurs baisers et aussi ta servante. Ta mère qui t’aime
Cuvillier Claire
Matricule 165
le 6 mai 1917
Je t’envoye ces quelques lignes pour te dire que je suis toujours en bonne santée en espérant que tu en est de même, je te dirai que j’ai envoyé une lettre de recours en grâce. Je ne vois plus rien à te dire bien des compliments je t’embrasse de loin
ton père (Cuvillier Jules)
N’oublie pas d’aller faire un tour à la maison.
20 mai 1917
Ma chère fille
Je suis sans nouvelles de vous tous et le temps me semble long. Je pense que tu vas de temps en temps voir aux enfants. Il faut faire comme tes parents et prendre du courage. J’espère que je te verrai bientôt en attendant je t’embrasse de tout cœur. Des compliments à ta servante.
Ta mère Claire Cuvellier

3 juin 1917
Je suis toujours sans nouvelles de vous tous et pourtant je voudrais bien en avoir. Je pense que tu vas de temps en temps à la maison voir ce qui se passe. Tâches de m’écrire et donnes moi des nouvelles des enfants surtout des petits jumeaux. Je t’embrasse bien fort. Compliments à ta servante.
Ta mère Claire
« Soignez surtout bien les enfants parce que je me fais beaucoup de chagrin pour eux, et j’ai très peur qu’il ne leur arrive quelque chose. »
le 3 juin 1917
Cher fille je t‘envoye quelques mots pour te dire que je suis en bonne santée et j’espère que tu en est de même Ce qui nous ennuye le plus s’est de ne pas en recevoir des votre. Pense voilà quatre mois que nous sommes ici et pas encore une consolations de personne. Je finis ma carte en t’embrassant ton père qui t’aime
Cuvillier Jules prisonnier civil
Post Wahn Almagne

11 novembre 1917
Ma chère Norma, je suis très triste parce que je ne reçois de nouvelles de personne j’espère que tout le monde va bien et que tu fais bien attention aux deux petits surtout au petit Jean pour les selles. Lucia, Marthe et toi soignez surtout bien les enfants parce que je me fais beaucoup de chagrin pour eux, et j’ai très peur qu’il ne leur arrive quelque chose. Prenez tous bon courage et espérons tous nous revoir bientôt. Tant qu’à nous, nous sommes en bonne santé et n’attendons que de vos nouvelles. Mes meilleurs baisers à tous à la maison. Je n’ai pas encore reçu de nouvelles de Jules. Je t’embrasse bien fort ma chère Norma.
Ta maman Clara Cuvillier


Ma chère Norma,
J’ai bien reçu ta carte du 2 octobre, c’est du reste tout ce que j’ai reçu depuis très longtemps. Papa et moi nous avons toujours beaucoup de courage. Nous espérons tous les jours que cela finira bienôt et nous nous consolons en regardant les portraits. Fais bien attention que les enfants ne deviennent pas malades. Cela est notre plus grand tracas. Papa et moi nous t’envoyons nos meilleurs baisers.
Clara Cuvillier

le 6 janvier 1918
Ma chère Norma,
Voilà quelque temps que je suis sans nouvelles de toi mais cette semaine j’ai reçu plusieurs cartes de la maison et le portrait de Juste que je trouve fort changé Espérance et la petite sont bien. Papa et moi nous allons bien aussi nous attendons toujours de vos nouvelles
[ Passage censuré] Lucia et que les petits [ Passage censuré] de prier pour nous. Monsieur le curé va-t-il toujours à la maison ? Les gamins ont-ils fait leur 1e et 2e communion ?Et toi Norma comment vas-tu ? As-tu encore des vaches ? et à la maison ? as-tu des nouvelles d’Adolphe ? Tu embrasseras tout le monde à la maison pour moi et tes beaux-parents. Compliments aux voisins (…) évacués. Pour toi, mes bons baisers.
Clara Cuvillier
« Parle-leur souvent de nous, qu’ils ne nous oublient pas…»
Ma chère Norma
Je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis ta carte datée du mois d’août, ça me semble long, j’espère en recevoir d’un jour à l’autre. Nous sommes toujours en bonne santé, ton père et moi. Je suis dans une salle avec 30 camarades. Le temps me semble bien moins long. J’ai été bien contente de recevoir les photographies j’ai trouvé les enfants bien changés parles-leur souvent de nous, qu’ils ne nous oublient pas. Du courage nous en avons ma chère Norma car nous vivons toujours dans l’espérance que Dieu que nous prions tant aura bientôt pitié de nous. Je te quitte et souhaite de tout mon cœur que cette carte vous trouve en bonne santé et je vous embrasse de tout cœur en attendant le bonheur de le faire pour de bon. Un gros baisers à mes enfants et à vous tous, bonjour aux amis, ta mère qui t’aime,
Claire Cuvillier

« Ta pauvre mère, de toutes les fois que je l’ai vue, je ne l’ai vue bien qu’une seule fois : c’était en août 1917. »


Cher fille
Je t’envoye ces quelques mots pour te dire que ma santer va assez bien, malgré la dure épreuve que je viens de subir il faut bien prendre courage et se résigner à tout ce que l’on ne peut empêché
Ah ma fille ne soyons pas ingrats envers l’un l’autre tu vois comme on est bientôt fauché ta pauvre mère je ne l’ai vu bien de toutes les fois que je l’ai vue une seule fois c’était en août 1917.
Depuis elle n’a cessé de dépérir ce qui me console elle a été bien soigné et pas souffert pour mourir elle a souffert de son vivant elle est bien heureuse toutes ses peines sont finies il n’en est pas de même pour ceux qui reste
Le jour où je recevais la fatale nouvelle je recevai une lettre de ton mari et de ta belle-sœur la femme d’Arthur je lui ai répondu et fait part de ma peine
Voilà au moins cinq mois que je n’ai reçu aucune de tes nouvelles
J’ai reçu ta photo quelques jours avant que ta mère ne meure. Elle l’a fait demander par l’aumonier comme cela elle t’a encore vu avant de mourir je fini toujours tristement et t’embrassant
Ton père qui t’aime
Cuvillier Jules
Des compliments à tes frères et sœurs. N’oublie pas d’aller faire un tour à la maison s’il n’y a quelque chose qui ne va pas fais-en l’observation.
LA MORT DE CLARA
Éprouvée par le chagrin d’être privée de nouvelles et éloignée des siens, affaiblie par les privations, Clara tombe malade. Elle est victime d’une épidémie de typhus qui ravage les détenus. Elle est âgée de 48 ans.
Elle décède le 23 mars 1918 vers 7h30 du matin à Siegburg, à peine trois semaines avant le décès de Jules-Léonard, son fils, qui succombe au lazaret de Sedan dans les mêmes atroces conditions.
Les derniers instants de CLara racontés par les témoins
Léonie Vanhoutte, adjointe de Louise de Bettignies, nous a livré le récit poignant des derniers instants de Clara Cuvillier.
Elle effectue de dangereuses missions et fait parvenir notamment aux Anglais les états complets des mouvements des troupes allemandes.
Arrêtée fin 1915, elle est déportée au bagne de Siegburg. Libérée en 1918, elle est décorée de la Croix de guerre. En 1920, elle rencontre Antoine Redier, journaliste et directeur de la Revue française qui souhaite raconter la vie des combattantes.
En 1924, il publie son livre La Guerre des femmes qui sera porté à l'écran sous le titre Soeurs d'armes.
extrait ici
En 1934, Marie-Léonie se marie avec Antoine Redier à Paris en présence du général Weygand et du ministre André Tardieu qui lui remet la Légion d'honneur.


Dessin par Louis Maître-Jean dans l’édition Mame et fils, Tours, 1e janvier 1929
La Guerre des femmes, souvenirs de Louise de Bettignies et de ses compagnes
Antoine REDIER
ouvrage téléchargeable gratuitement ici
ci-contre : édition Mame, rééd. 1929, 1934
illustration polychrome au 1er plat d'après un dessin de Louis Maître-Jean représentant Louise de Bettignies, habillée en paysanne, guidant un groupe d'hommes en train de traverser une frontière gardée par une sentinelle allemande




La lettre de Jules-Chrysostome annonçant à ses enfants la mort de leur mère

Je vous écris pour vous donner de mes nouvelles. Je vous dirai qu’il va mieux qu’il n’a été après le coup de foudre que j’avais reçu, enfin il faut se résigner, votre mère m’a recommandé d’être fort et courageux et je serai fidèle à ses recommandations.
Elle s’est éteinte le 23 mars à 7 h ½ du matin, tranquillement. Jusqu’à 5H ½ elle eut connaissance de tout et fut vraiment vaillante, courageuse et pleine d’espoir, me recommandant surtout de ne pas me faire de chagrin pour elle et de bien prier, et de me dire aussi de vous dire d’être bien d’accord tous ensemble surtout ne manquaient pas d’exaucer ses vœux. Soyez fiers de votre mère mes enfants. Elle a fait si généreusement le sacrifice de sa vie et celui de ne plus vous voir. Elle savait que sa maladie étai contagieuse. Le Père lui avait dit, quand on lui disait que je n’allais pas la voir, elle se résignait de peur que je ne gagne sa maladie.
Pauvre mère , elle est partie épuisée, usée. Sa seule consolation c’est qu’elle a été soignée par des compatriotes qui ne lui ont laissé manquer de rien. Il ne lui manqua qu’une seule chose : de ne pas être entourée des siens ; chez elle elle n’aurait pas été mieux soignée. Elle avait des amies qui l’ont rendue la plus heureuse possible. Elle fut regrettée de tous.
Ce qu’il y a encore de douloureux pour nous c’est qu’elle repose bien loin de nous.
Mes chers enfants surtout soyez tous unis tous, aimez-vous, respectez-vous l’un l’autre. C’est ce que votre mère réclame le plus. Ne manquez pas de l’exaucer. Chers enfants je finis tristement. Je vous embrasse toujours de loin.
EN CONCLUSION
Jules-Chrysostome a survécu à sa captivité. En octobre 1918, la révolution bolchevique s’étend en Allemagne et les prisonniers de Siegburg sont libérés grâce à l’intervention brutale des « Rouges » qui ouvrent toutes les portes des prisons.
La forteresse de Siegburg a enfermé plus de 3000 détenus sous le nazisme. La prison est toujours en activité aujourd'hui.
Après la guerre la famille fera rapatrier les corps de Clara et Jules-Léonard pour être inhumés au cimetière de Larouillies. La tombe a été détruite par la municipalité en 2021 (voir plus haut).
Clara CUVILLIER a reçu à titre posthume en 1924
la médaille de vermeil des victimes de l’invasion
et Jules-Chrysostome la médaille de bronze.
En France, le droit à une tombe clairement individuelle et identifiée est inscrit dans la loi du 29 décembre 1915. Ainsi se construit une nouvelle pratique funéraire fondée sur l’identification des défunts, l’inhumation dans un cercueil, l’information de la famille, l’organisation si possible d’obsèques respectant la religion de l’individu, le suivi et l’entretien de la tombe.
Voir ici sur le site du Souvenir Français l’article LA DEMOBILISATION DES MORTS
Il est bon de s’arrêter sur le souvenir des martyrs de la Grande Guerre, sur la trace de leur présence dans les cimetières communaux.
Victimes du temps qui passe, des familles qui s’éteignent, d’une modification du rapport de l’Homme à la mort, leur mémoire tend malheureusement à disparaître.
Il nous importe de perpétuer leur souvenir et de ne jamais oublier leurs souffrances.
«Pourtant ils représentent la Grande Guerre, son hécatombe.
C’est pourquoi, leur mémoire visuelle, au cœur de ces cimetières communaux,
ne peut être livrée aux herbes folles de l’oubli.»
Béatrix Pau-Heyriès
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