Nouvelle du "sufficit"
#1
Bonjour, je cherche une nouvelle, peut-être du 19e, qui raconte l'aventure d'un prêtre qui doit recevoir un évêque à dîner et qui reçoit des consignes pour le repas, terminées par "et sufficit". Il ne comprend pas, et on lui interprète ce mot comme étant "du civet d'âne". Est-ce que cela vous rappelle un titre ?
C'est peut-être un fabliau du Moyen-Âge ? Merci.
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#2
Bonjour,

C'est effectivement, à l'origine, un fabliau, mais la plus belle et réjouissante version est celle qu'en donne Henri Pourrat, extraordinaire conteur.

Un civet d'âne ? Pas exactement : c'est une queue d'âne posée dans un plat. 

Dans Gaspard des montagnes, 5e veillée, 2e pause, intitulée "L'histoire du sufficit" (1922), l'écrivain auvergnat Henri Pourrat raconte que "Monseigneur faisait sa tournée pastorale" et se rendait à Ambert pour confirmer les enfants, lorsqu'une roue de son carrosse se rompit dans un mauvais chemin. 
La réparation prenant évidemment du temps, Monseigneur se rend au presbytère le plus proche, dont le curé était absent puisqu'il attendait déjà son évêque à Ambert. 

Panique de la servante et du magister — le brave Barthélemy, maître d'école —. 

Finalement, la voisine, Dorothée surnommée la Poule-Courte, "pointant un bout de nez fouineur au mitan de sa face de pleine lune", pour se donner de l'importance, "propose de faire sauter une omelette, de rôtir un poulet, d'ajouter à cela un fromage de chèvre, et pour le fruit, des poires tapées et des noix sèches". 

Informé, Monseigneur, bonhomme, déclare : 
"— Mais cela va, cela va très bien. Omelette, poulet, fromage, des noix, et sufficit
— Et ? Monseigneur, plaît-il ? 
Et sufficit, répète Monseigneur avec un sourire." 

Le pauvre Barthélemy a compris que le prélat demande un sufficit en supplément. La cuisinière n'a jamais entendu parler d'une pareille chose. On devine que c'est du latin, et le maître avoue tout ignorer de cette langue. 
Alors des gamins sont dépêchés à Saint-Amand (à trois quarts de lieue) pour quérir de toute urgence Gaspard, réputé très savant en latin. Gaspard arrive précipitamment, laissant "les pois au lard sur la table" de son logis. 

On lui demande ce qu'est un sufficit : faisant le savant, il répond que... "c'est une queue d'âne". 
On s'en étonne, mais "il doit vous suffire que Monseigneur l'ait demandé",
réplique-t-il. 
"Je me doute qu'il veut justement voir si vous lui obéirez sans réflexion." 

Pendant que la Poule-Courte fricote, on va prendre l'anichon gris de la cuisinière et on met "le sufficit dans un plat de faïence à fleurs", convenant qu'on l'apportera sur la fin du repas, couvert d'une serviette blanche. 

Le repas s'achevant, on apporte la queue d'âne comme convenu. Le pauvre maître d'école prie le prélat qu'il veuille bien l'excuser de n'en pas avoir trouvé de meilleure. Monseigneur comprend tout. Il fait asseoir le brave homme et "le confesse si finement que le pauvre déballe tout le paquet." Attendri, il lui donne sa bénédiction, et lui promet un petit souvenir. 

Un mois après, Barthélemy, qui avait avoué son goût pour la lecture, reçoit "un ballot par le roulage" : ce sont des livres. "Il fut le plus ravi des hommes." 

Ce passage fait partie des farces rassemblées dans le roman.

Dans le registre comique, Gaspard entre en scène. Comme il s’est frotté de latin au collège d’Arlanc, et qu’il a acquis une réputation de savant, il profite de celle-ci pour se gausser en cachette de son ancien « magister » (maître d’école), Barthélemy, dit le Barthaut.

« Gaspard arrivé, tout courant aussi, le magister lui déduit la chose sur le coudert même, le regardant avec les yeux qu’on fait à un homme qui tient votre salut dans sa manche .

– Quoi, c’est là que le bât vous blesse ? C’est pour ça que vous me faites venir si grand train de chez moi où j’ai laissé les pois au lard sur la table ? Un sufficit ? Hé ! c’est une queue d’âne, ne m’en tarabustez plus la cervelle. »


Pour conclure, je vous rappelle que j'ai écrit une étude très détaillée de Gaspard des Montagnes dans Passion Lettres :
Contenu du dossier:

Introduction
Comparaison entre le Conte des Yeux rouges et Gaspard des Montagnes
Lecture suivie du roman Gaspard des Montagnes
Corrigés du dossier
Étude : Gaspard est-il un héros épique ?


http://www.sculfort.fr/articles/francais...spard.html

Et lisez ce merveilleux roman : vous ne le lâcherez pas !
Noli dei pueros putare pro feris anatibus ! (Michel Audiard)
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#3
Je vous ajoute le résumé d'un autre fabliau, qui met en scène les mêmes personnages, avec également une méprise due à l'incompréhension d'une formule latine :

Un curé, à qui on vient d'offrir un très gros et très bon pâté, doit recevoir son évêque. Mais il n'a pas l'intention de partager ce mets.
Il a donc recommandé à la gouvernante de cacher le pâté en question.

A un moment du repas, l'évêque fait remarquer qu'il n'y a pas grand chose à manger et le curé répond :
« Que voulez-vous Monseigneur, oportet patti ! » (=il faut savoir souffrir)

Et sur ces mots la gouvernante apporte le fameux pâté, ayant compris :
« Apportez le pâté ! »
Noli dei pueros putare pro feris anatibus ! (Michel Audiard)
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