Ripolin ou Picasso ?
Réflexions et hypothèses
sur les programmes d’enseignement du français au
lycée
Il
semble que la « bataille » fasse rage, et, qu’à court
d’arguments, certains adversaires en aient oublié toute mesure et
tout respect mutuel. Il nous paraît vain ici de répondre à la
lettre de la présidente de l’AFEF au ministre de l’Éducation
nationale, au ton pleurnichard de chouchou de la classe en
disgrâce, et à la vulgarité d’expression confondante (ah,
« le
polichinelle dans le tiroir » et autres métaphores
obstétriciennes !).
Nous aimerions placer le débat sur un autre terrain, en mettant
tout d’abord en lumière les principes théoriques et didactiques qui
ont présidé à l’élaboration des nouveaux programmes de français au
lycée, examiner en quoi cette réforme est profondément politique,
et enfin émettre quelques suggestions et souhaits en matière de
programmes et d’épreuves du baccalauréat.
Actualiser les contenus, tenir compte des progrès de la
recherche :
les nouveaux programmes de français au lycée portent
incontestablement la trace des changements qui se sont produits
pendant les vingt ou trente dernières années, tant en didactique
que dans la discipline elle-même.
Les concepteurs de ce programme annoncent avec orgueil une rupture
sans précédent depuis Jules Ferry et justifient celle-ci en
répétant, après la loi d’orientation de 1989, que la personne de
l’élève est enfin, grâce à eux, « au centre du système
éducatif ».
Nul n’aurait l’idée de contester ce généreux principe, qui figure
depuis les années 30 dans le préambule des programmes de la
Confédération Helvétique sans donner l’impression d’être vraiment
un élément révolutionnaire.
En outre, militant pour des innovations d’inspiration savante,
l’AFEF, qui s’en déclare l’inspiratrice, vise donc à convertir les
enseignants et le public des usagers à une nouvelle configuration
des savoirs.
Ce discours n’est pas nouveau :
il présidait très exactement aux instructions officielles de 1987,
celles qui ont institué la « lecture méthodique »,
elle-même reniée ici, et dont on dénonce aujourd’hui les
« dérives technicistes » et les liens, devenus contre
nature, avec le structuralisme, gratifié de tous les péchés
possibles.
Soucieux de promouvoir une nouvelle manière d’enseigner, le
programme impose une vision globale, fortement intégrée, du cours
de français :
« On développe
une organisation du travail en ensembles cohérents, ou séquences,
de façon à articuler autour d’objectifs communs le travail sur la
langue, les lectures, l’expression orale et
écrite » (Programme
2e p. 19)
Mais, confiant aux enseignants la recherche d’une cohérence de
toutes les catégories traditionnelles d’activités (oral, écrit,
langue, lecture, choix de textes littéraires ou non littéraires,
images), ce programme se tait sur l’essentiel :
la progression annuelle, les épreuves d’évaluation, les seuils de
réussite. Nous verrons plus loin qu’il ne s’agit pas là d’un
hasard.
Le programme détaille une liste de « perspectives » et
d’« objets d’étude » sans jamais présenter la moindre
articulation entre eux, et, ce qui est plus grave, sans envisager
la moindre progression dans l’acquisition, par
« l’élève-au-centre » des
« capacités-compétences-connaissances » mises en
jeu.
Force est de constater que, parmi ces perspectives et objets
d’étude, la littérature ne constitue plus un domaine
isolable a priori
et réservé à
un traitement didactique particulier. Scandaleusement absent de la
première version des programmes, réapparu par une anamnèse
miraculeuse, le texte littéraire n’est plus désormais qu’un
« modèle », parmi d’autres, du fonctionnement général des
discours.
Il apparaît non moins évident que l’histoire littéraire, dont on se
glorifie d’une nouvelle approche, n’apparaît plus que comme un
objet externe
au texte,
parmi bien d’autres, qu’il faut construire, faire problématiser,
plutôt que d’en enseigner une version toute faite.
Ce choix est loin d’être anodin :
plus question, dès lors, d’instituer des connaissances à enseigner,
mais, en se réclamant parfois de la prestigieuse école historique
des Annales,
les concepteurs du nouveau programme imposent une déconstruction
des savoirs, une instabilité aléatoire dans une discipline qui n’en
avait pas besoin, un flou déstabilisant dans l’esprit des jeunes
dont on ne se cesse de se plaindre, par ailleurs, officiellement,
du manque de connaissances en matière de repères chronologiques et
de processus historiques. N’oublions pas que, précisément, dans les
années 70, l’école des Annales
avait déjà
servi de caution à quelques docteurs Folamour pour supprimer, à
l’école primaire et au collège, l’enseignement de la chronologie
historique, avec les résultats désastreux que l’on sait.
La suite du programme déconstruit dangereusement la notion d’œuvre
et l’idée même de littérature, en essayant d’amener les élèves à
définir eux-mêmes les critères de qualité de l’œuvre lue, à établir
eux-mêmes « les relations
entre textes littéraires et non littéraires, ainsi que de l’écrit
et des autres langages » (sic), tout en
découvrant les « espaces culturels
francophone et européen ».
L’enflure du programme, et sa syntaxe elle-même, ont permis au
Professeur H. Mitterand d’exercer son ironie jubilatoire. Mais
il y a encore plus grave.
Dans le domaine de la lecture, plutôt que de faire acquérir aux
élèves des connaissances sur un objet défini, il s’agit de leur
faire adopter des attitudes et des comportements :
« on vise à développer
[leur] goût et leur capacité de lire, en les confrontant cependant
à des œuvres plus éloignées de leur univers
familier » (Programme de Seconde
p. 22)
On reconnaît là le « discours de bibliothécaire » dont
Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (1989) ont montré
l’arrivée à l’école :
les livres doivent être choisis en fonction des centres d’intérêt
et des compétences des élèves, ou de ce que l’on suppose qu’elles
sont.
Dans pareille perspective, on se demande pourquoi encore laisser
une part à la littérature. Pour sa qualité
artistique ?
Sa richesse humaine ?
Sa valeur subversive ?
Non :
pour la vertu de ses contenus dans la formation du citoyen
(Programmes de
Seconde p. 17). Cette
vision est, malgré là encore l’affirmation des concepteurs des
programmes, loin d’être éclatante de nouveauté. André Chervel
(1997) a montré au contraire qu’elle remonte aux origines de
l’enseignement de la littérature dans le Secondaire, vers 1803. On
ne s’étonnera donc pas du rappel, dans un rapport de jury de CAPES
de Lettres, de l’importance de la dimension axiologique de
La
Cigale et la Fourmi, qu’il faut enseigner
en priorité :
cette remarque n’est pas complètement destinée à faire rire.
« Zut,
on a oublié la littérature ! »
L’instrumentalisation à
outrance du texte littéraire, son immersion dans la vague des
écrits sociaux et, il faut bien le dire, les protestations des amis
du collectif « Sauver les
lettres », ont conduit à
quelques remords.
C’est de toute évidence à cet oubli, à cet éclatement en mille
morceaux de l’objet littéraire, que nous devons la promotion
soudaine de l’« écriture d’invention » dans les
programmes de lycée et, plus grave, dans l’évaluation
certificative, c’est-à-dire au baccalauréat.
On comprend dès lors l’extrême fixation, la crispation nerveuse des
concepteurs des programmes et de leurs inspirateurs, sur ce
maladroit sujet qu’ils peinent tant à définir. Sans cette
malheureuse « épreuve », qui ne mérite ni cet excès
d’honneur ni cette indignité, plus aucune trace, dans le programme,
d’étude des possibilités de création artistique de la langue, de la
littérarité elle-même, même s’il n’est pas simple de définir
celle-ci.
Liée à certaines théories récentes, cette attention, aussi soudaine
que suspecte, au travail de l’écriture, doit permettre au lycéen de
s’intéresser à la forme du texte, mais toujours au mode de
représentation plutôt qu’au monde représenté.
On comprend également à quel point les puissances qui nous
gouvernent ont une telle peine à définir les modalités de cette
« écriture d’invention », devenue « écriture
d’imitation », sur la progression à établir, sur la nature et
le nombre de compétences à faire acquérir, sur les circonstances et
les modalités de leur réemploi, sur son évaluation enfin. La
plupart des lecteurs des programmes, se tenant à la lettre de
l’expression, ont déjà soulevé les problèmes insolubles qu’elle
pose en tant qu’épreuve certificative, sans obtenir le moindre
recul, la moindre réaction de bon sens :
son retrait. Et pour cause :
sans elle, le contenu des programmes apparaît pour ce qu’il
est :
une forme vide, un squelette desséché, un sépulcre blanchi.
Pauvre littérature, qui ne réapparaît dans les programmes imposés à
la plus grande part de la jeunesse de notre pays que sous cette
forme émasculée et laborieuse, et dont le caractère vieillot et
artificiel était déjà dénoncé en 1900. Non, cher François Bon, et
vous le savez bien, on n’écrit plus aujourd’hui comme Maupassant ou
Baudelaire. Ne soyez pas dupe de cette pauvre manœuvre, qui navre
tous les esprits de bonne foi, et dessert tellement cette cause qui
nous est commune !
Le
palais du facteur Cheval
Dans
ce programme, et nous le découvrons petit à petit, la question de
la cohérence scolaire d’ensemble se pose de façon cruciale.
Fortement réduite par la promotion générale du savoir-faire, la
question du savoir proprement dit (traditionnellement représenté
par l’histoire littéraire) ne se manifeste plus que par de vagues
et gigantesques objets d’étude qui, sous des prétextes d’ouverture
à la recherche contemporaine, ne reflètent que les domaines de
spécialité des têtes pensantes du « groupe
d’experts ».
Chacun de nous a reconnu, dans la promotion de l’épidictique (éloge
et blâme), de l’apologue, de l’argumentation dans les textes du
XVIIe siècle, le domaine de compétences du Professeur
Viala ;
dans la promotion de la génétique des textes, de l’étude du
contexte sociologique de publication des œuvres, le domaine de
compétences du Professeur Petitjean ;
dans la promotion de la didactique de la communication et de la
maîtrise des discours, le domaine de compétence du Professeur Denis
Bertrand.
Qu’en est-il donc de la cohérence scolaire, de la formation de
« l’élève-mis-au-centre » ?
En quoi ces domaines, si respectables et si passionnants soient-ils
pour des universitaires, sont-ils indispensables à la culture des
lycéens de notre pays ?
Pourquoi ces objets d’étude, dont la répartition a dû faire l’objet
de subtiles négociations au sein du « groupe
d’experts » ?
Pourquoi ceux-ci et non pas d’autres, si des « experts »
tout aussi éminents, mais différents, avaient été
choisis ?
Un
programme politique
Les concepteurs du
programme affirment haut et fort que leur œuvre est politique. Au
rebours de certains de nos collègues qui n’y voient qu’un désir de
« réforme pour la réforme », qu’un mouvement perpétuel
destiné à laisser une trace ineffaçable dans l’Histoire de
l’Éducation et, accessoirement à enrichir les milieux éditoriaux,
nous savons bien que l’enjeu de ces programmes est profondément
idéologique :
il s’agit, ouvertement, d’amener enfin les professeurs – forcément
récalcitrants – à prendre en compte leur nouveau public scolaire,
et plus secrètement, de transformer les représentations que les
enseignants se font de leur tâche, dans l’espoir de les amener à
accepter toutes les modifications de leur statut que prône la Cour
des Comptes.
Au nom des changements survenus dans les publics scolaires et des
évolutions didactiques et disciplinaires, on assiste à une remise
en cause des contenus qui ne s’imposait pas, selon nous.
Personne ne songe à nier l’évidence d’une nécessaire adaptation aux
nouveaux publics scolaires. Nos collègues enseignant en collège
l’ont fait avec générosité depuis longtemps et c’est faire injure
aux professeurs de lycée que d’imaginer qu’ils ne seraient pas
capables de le faire :
eux aussi accueillent depuis nombre d’années des élèves de profils
variés.
Ce qui est grave, c’est de profiter de cet objectif pour
délégitimer l’ancienne configuration des savoirs scolaires. On joue
avec le feu au rebours de l’intérêt des élèves, on a dit beaucoup
de bêtises officielles sur la dissertation, on convoque le poids de
garants « scientifiques » nombreux et souvent
hétéroclites, on se crispe, on devient agressif.
L’identité des élèves eux-mêmes ne sortira pas indemne d’une telle
réduction de leur culture commune :
plus de corpus consacré, identique pour tous, plus de lecture
unique et plutôt rassurante d’un « savoir déjà là », plus
d’organisation chronologique…
Plus de repères !
Plus de hiérarchie !
Plus d’histoire littéraire !
Plus d’œuvre !
plus de différence de statut entre le brouillon et le texte
achevé !
Plus de patrimoine !
Plus de panthéon !
Plus d’héritage !
Ouf !
plus d’héritiers !…
Le même directoire qui se lamente que la jeunesse n’ait plus de
repères prétend préparer un « enseignement citoyen des
lettres » d’un côté, et de l’autre, ose fabriquer un programme
déconstructiviste jusqu’à l’absurde. Les idées utopiques qui
consistent à refuser la hiérarchie des œuvres, à appeler les
niveaux de langue des « registres », sont des idées
d’adulte, et d’adulte cultivé.
Peut-être devions-nous nous consoler en nous disant qu’au moins,
puisqu’on détruit au lieu de construire, les générations futures
n’auront plus rien à contester… En attendant, quel vaste désert
d’ennui !
Jurassic
Park et la modernité
Le collectif
« Sauver les lettres » n’est pas composé de vieillards
prostatiques et de mémés ménopausées, menacés par
l’« épuration biologique » que souhaite l’un de leurs
inspecteurs, et qui, malgré l’arthrose, sautent comme des cabris à
la Sorbonne en criant « La littérature !
la littérature ! ».
Nous n’avons, malgré les affirmations de nos détracteurs, aucun
refus de nous informer des avances de la science, et, parmi nous,
aucun ne prend Pierce (fondateur américain de la sémiotique) pour
un cheval de course ni Yves Chevallard (père fondateur de la
transposition didactique) pour un coureur cycliste. Nous
connaissons les travaux de Marie-José Béguelin, de Suzanne-G.
Chartrand, de Bernard Schneuwly et de tant d’autres…
Nous enseignons au quotidien, « sur le front », à temps
complet, parmi les jeunes. Certains d’entre nous appliquent depuis
longtemps en collège les « nouvelles méthodes », parfois
avant même leur officialisation ;
ils en ont découvert au fil du temps les effets
pervers :
l’enseignement de la langue non systématisé – le cours de grammaire
est interdit par les caporaux -, réduit toujours aux mêmes notions
infiniment ressassées, telle l’opposition
« récit/discours », ou l’opposition imparfait/passé
simple ;
l’absence de progression annuelle cohérente, et la dégradation sans
précédent des compétences d’orthographe et d’expression
écrite.
Personne ne se résigne, et nous explosons de rire quand nous
entendons le sociologue François Dubet affirmer récemment sur les
ondes de toutes les radios qui l’accueillent généreusement, que le
collège est encore un « petit lycée », preuve qu’il n’est
pas venu visiter nos terres lointaines depuis quelques lustres au
moins, et qu’il se croit en coopération dès qu’il a passé les
frontières du 5e arrondissement de Paris.
Nous disons seulement qu’il serait bien en peine de
« tenir » plus de dix minutes l’une de nos classes de
4e ou de
3e, lesquelles comptent
bien plus de casquettes de base-ball, avec lesquelles nous faisons
tout à fait bon ménage, que de vêtements Cyrillus.
Nous ne nous énervons même plus quand nous lisons la même semaine
la sociologue Marie Duru-Bellat prôner les vertus du civisme et de
la laïcité dans Libération
et la
nécessité de l’instruction religieuse dans La Vie, hebdomadaire
chrétien d’actualité.
Mais nous dénonçons des
programmes fondés sur un « modernisme » qui n’en est déjà
plus un.
Nous avons vécu l’entrée, dans les programmes de collège (1996) des
travaux d’Émile Benveniste (1952), alors que nous avions lu les
travaux de J.P. Bronckart (1985) qui revenait déjà sur l’opposition
« récit/discours » avant qu’on l’adopte officiellement
avec enthousiasme.
Nous avons découvert en 1986 le « triangle didactique »
(Yves Chevallard) dont se gargarisent encore, en ce moment même,
nos collègues professeurs d’IUFM, alors que nous savons que
Laurence Cornu et Alain Vergnioux le contestent vertement dès
1992
Nous parlons couramment le langage iueffème, nous pratiquons ses
surprenantes métaphores militaires (« objectifs, dispositif,
stratégie »), même si nous affectons, par coquetterie et souci
de beau langage, de ne pas toujours le comprendre.
Mais nous nous élevons vivement contre un programme qui, masqué
sous de grandes déclarations démocratiques, oublie « l’élève
de base » de manière désastreuse, au profit des marottes de
ses concepteurs dominants ;
contre un programme si composite, si hétéroclite après ses
reculades successives, qu’il ressemble à un monstre et aboutit à
l’incapacité de ses propres « experts » à savoir
l’évaluer !
Nous affirmons qu’un programme qui peine tant à concevoir une
épreuve certificative qui lui corresponde est foncièrement mauvais,
et que tout est à reprendre.
Souhaits et hypothèses
Nous réclamons une
réflexion sereine, détendue, intelligente, menée par des experts
qui ne soient pas contaminés par un narcissisme inadmissible, qui
mette enfin l’élève au centre d’un programme accessible et
raisonnable.
Nous appelons de nos vœux un programme qui redéfinisse une
cohérence scolaire négociée, débattue démocratiquement, à l’abri
des modes du moment et des spécialités des uns et des autres.
La grammaire traditionnelle tant décriée, dont nous sommes les
premiers à reconnaître les lacunes, présentait au moins l’avantage,
avec l’orthographe qui lui était liée, de former un ensemble stable
et cohérent.
C’est une erreur simplificatrice et confortable que de clamer que
nous souhaitons un retour de ce système :
nous appelons de nos vœux un autre système pour le
XXIe siècle, tout aussi stable et cohérent, conçu en direction
des élèves de maintenant, sauvé des empoignades des théoriciens, et
qui est entièrement à penser et à élaborer !
Dans quelle profondeur de haine contre soi-même et d’asservissement
sommes-nous tombés pour que le brave mot « scolaire »
soit considéré comme une injure, ou tout au moins un gros
mot !
Reconstituons des savoirs scolaires dignes, construisons une
grammaire scolaire !
Nous proposons donc ici quelques pistes de
réflexion :
-
redéfinir les savoirs scolaires en matière d’enseignement de la langue.
Savent-ils que, pour se montrer dignes des grammairiens de l’université, les rédacteurs de la nouvelle nomenclature grammaticale distinguent le complément essentiel de lieu (« Je vais à Paris ») et le complément circonstanciel de lieu (« À Paris, je fais des courses »), sans le moindre intérêt ou bénéfice pour les très jeunes élèves ? Qu’on enseigne les valeurs du « futur dans le passé » en continuant de l’appeler « conditionnel », mais en précisant que ce n’est pas un « conditionnel », et que les 6e n’y comprennent rien ?
Que dans les autres domaines de cette discipline si riche et si complexe, les exemples d’empilement incohérent des connaissances ne manquent pas et que personne n’a encore eu le courage de dire : « On arrête et on réfléchit à ce qu’il est indispensable d’apprendre à nos enfants » ?
Nous demandons que, pour les programmes de collège et de lycée, on distingue les modèles pédagogiques dominants (« la séquence didactique ») des contenus qu’ils véhiculent si mal.
Nous demandons qu’on sépare nettement Ripolin et Picasso, soit :
•une pédagogie de la communication, indispensable, qui mène les élèves à la maîtrise de l’orthographe de notre langue, à l’écriture d’un compte rendu, d’un rapport de stage, d’un tract ou de tout autre écrit social ; qui dispense les étudiants de BTS de réviser dans les vieux manuels d’E et O. Bled, pour pouvoir rendre un compte rendu de stage en entreprise à peu près correct !
• un véritable enseignement de la littérature, en suivant les propositions du Professeur Georges Legros (Université de Namur) à qui nous devons beaucoup pour la conception de ce texte, du Professeur Christian Vandendorpe (Université Ottawa, Québec), qui n’hésite pas, dès 1992, à proposer, à contre-courant de la doxa du moment, la lecture obligée d’une sélection d’œuvres « classiques », redéfinies comme celles qui ont « ouvert un nouveau champ d’exploration à la littérature, et parfois même radicalement modifié l’horizon d’attente à l’égard de l’œuvre littéraire », celles « dont la lecture constitue le plus court chemin pour amener l’élève à se donner un prototype d’un genre donné, parce que des centaines d’autres œuvres n’ont fait qu’exploiter le champ ouvert par elle [s] ou en préparer la venue.
Cette distinction permettrait une évaluation cohérente au baccalauréat de français. En supprimant l’oral, qui se passe souvent dans des conditions difficiles pour les candidats et pour les examinateurs, il serait possible d’établir deux épreuves écrites de deux ou quatre heures chacune, dont les coefficients seraient modulés selon les sections, l’une pour évaluer les compétences en matière de communication, de maîtrise des discours, en particulier du discours argumentatif ; l’autre pour étudier à loisir un beau texte littéraire, en prenant calmement le temps de le lire et de se l’approprier, ou pour élaborer une dissertation sur une des œuvres « prototypes » évoquées plus haut.
Nous refusons l’éclatement des savoirs et des savoir-faire, la délégitimation des contenus de notre discipline, le mélange bourbeux, dans une même séquence, de textes littéraires et d’écrits sociaux sur le thème de la tomate ou de la pile Volta, le texte-prétexte.
Nous désirons qu’on cesse d’instrumentaliser la littérature pour les besoins de la citoyenneté.
Nous appelons de tout cœur des « experts » humbles et courageux, capables d’élaborer un corpus d’œuvres qui méritent de faire partie de notre culture commune, de notre « connaissance partagée », qui entendent toutes les voix de manière sereine et constructive, qui sachent définir un « quoi enseigner » sans se perdre dans les directives infinies et toutes relatives d’un « comment enseigner », qui cessent de faire peser un soupçon dépassé et stérile sur le « patrimoine » et sur ses « héritiers » : nous sommes TOUS des héritiers.
Anne MF Sculfort
9 décembre 2001