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La saga du conditionnel


Ah
! ce marronnier du conditionnel!

Posons le principe énoncé par Gustave Guillaume, l’un de nos pères fondateurs
: « La grammaire est la science des formes », ce qui nous évitera de nous égarer en considérations fumeuses.


1. Du point de vue morphologique: chanterais, chanterais, chanterait, chanterions, chanteriez, chanteraient se décrit comme suit:
base du verbe + infixe – R- du futur de l’indicatif + désinence de l’imparfait de l’indicatif
: la forme « chanterais » appartient de toute évidence à l’indicatif.


2. Un peu d’histoire maintenant:

« 
chanterais, chanterions » est une forme de création romane. Le latin se servait, dans ses cas d’emplois, du subjonctif.
Les premiers grammairiens qui se sont mis à la tâche redoutable de décrire l’idiome roman se sont empressés de vouloir le couler, pour des raisons politiques, dans le moule des langues nobles.

Le premier est John Palsgrave, un Anglais né à Londres à la fin du 15e siècle, qui maîtrisait parfaitement le français et qui a publié la toute première grammaire française en 1530.


Palsgrave avait l’obsession, très louable, de
donner de la noblesse au français: c’est quelque temps avant la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts (1534): le français utilisé comme langue officielle, à la place du latin (pas mal de remous à l’époque, comme on s’en doute).

C’est lui qui, le premier, s’est servi d’exemples littéraires pour décrire le jeune français, parlé entre la Seine et la Loire.
Dans son élan, il a inventé un « optatif », « mode incertain », appelé « suppositif » ou « conditionnel », sur le modèle de l’optatif grec
: généalogie « noble » s’il en est!

Très vite, des spécialistes ont réagi vigoureusement contre cette invention. Dès la fin du XVIIIe siècle. Le plus célèbre est Destutt de Tracy, d’origine écossaise, ami de Condorcet, philosophe, homme politique, qui s’est préoccupé lui aussi à l’époque, de fonder un enseignement laïc et républicain.

Destutt écrivait déjà en 1803 que « 
le conditionnel est à considérer comme faisant partie de l’indicatif ».


Étonnant, non
?

Ce sont les grammairiens scolaires du XIXe siècle, sans doute aussi soucieux que Palsgrave de donner une généalogie aristocratique au français, qui ont construit la statue de sel du conditionnel mode — en particulier Noël (
IG de lettres) et Chapsal (c’était peut-être l’ancêtre de Madeleine???)- au point de remporter la consécration marmoréenne des Instructions officielles scolaires de 1910.

La grammaire de Noël et Chapsal, publiée en 1823, a connu 80 éditions jusqu’en 1889: du béton armé, mieux, en longévité, que Lagarde et Michard… Le fantasme absolu de tout auteur de manuel…


Mais tous les linguistes,
pour une fois unanimes, n’ont cessé, depuis, de protester.

Le premier à tâter l’eau froide d’un orteil prudent a été Robert Wagner (du binôme Wagner et Pinchon) en 1939 dans une célèbre thèse, en proposant « 
les formes en – rais », et en les intégrant à l’indicatif.

Il a fallu un combat très long et obscur dans les couloirs ministériels pour que l’école cède, mais malheureusement en conservant la néfaste étiquette de « conditionnel » — encore une concession aux pesanteurs du milieu.


3. Actuellement, une cote mal taillée distingue un « conditionnel temps » et un « conditionnel mode ». Ce n’est pas très exact.
(Aïe, on va encore m’accuser de saper les fondements de la doctrine officielle…)

Les linguistes utilisent les termes « futur 1 » (futur simple) et » futur 2 » (« conditionnel ») de l’indicatif.
Quant aux fameuses valeurs modales du futur 2, elles se décrivent en relation avec le temps d’époque et avec l’aspect (
certaines de ces modalités mettent l’aspect avant le temps, et d’autres le temps avant l’aspect).