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Réflexions sur le théâtre de François MAURIAC




François Mauriac est né à Bordeaux en 1885. Il est décédé en 1970 après avoir été lauréat du prix Nobel de littérature en 1952.

Poète et romancier, il s'est laissé tenter tardivement par la scène. Il débute brillamment à la Comédie Française, en 1937, avec
Asmodée. Sa seconde œuvre, Les Mal-Aimés, écrite dès 1939, fut jouée aussi à la Comédie Française en 1945 et plut aux connaisseurs. Passage du Malin, mis en scène d'abord en Amérique par J.L. Barrault, puis monté au théâtre de la Madeleine par A. Brûlé en 1947, et Le Feu sur la Terre ou le Pays sans chemin, joué au théâtre Hébertot en 1950, n'ont pas connu le même succès.


Un théâtre tragique

Les caractéristiques essentielles de certains romans de Mauriac: nombre restreint de personnages; récit bref, d'un rythme ascendant, sans concession à l'accessoire; action intérieure, où tout se déduit par le seul jeu des sentiments et des passions; style âpre et haletant sont aussi les caractéristiques du théâtre tragique et plus particulièrement de la tragédie de Racine, dont Mauriac a écrit une biographieen1928.

Il n'est donc pas étonnant que Mauriac ait été un jour tenté par l'expression théâtrale - ce fut, paraît-il, après l'audition du
Don Juan de Mozart à Salzbourg - et que son œuvre dramatique se situe dans le prolongement de son œuvre romanesque.

Dans la préface qu’il a publiée en 1952 pour le tome IX de ses œuvres complètes, qui réunit le texte de ses quatre pièces, Mauriac exprime le fait que ses romans lui ont facilité la création de personnages de théâtre, et que sa conception de ceux-ci est issue du théâtre classique, en particulier de Racine.
La plupart de mes romans appartiennent à cette école romanesque française dont on peut dire qu’elle est issue du théâtre classique et, en particulier, du théâtre racinien. Phèdre apparaît dans le filigrane de presque tous mes récits et je n’ai pas eu de peine à concevoir pour la scène une figure dominatrice dont la passion fût le moteur de toute l’intrigue.”


Un décor étouffant: silence et feu


Ici comme là, Mauriac plante son décor en pays landais. Ce décor enclôt le spectateur, comme le lecteur, dans un univers très spécial: c'est, en général, un domaine campagnard au milieu d'immenses étendues de pins, qui répandent leur senteur de résine; le ciel est inaltérable et l'été, torride, « fait peser son délire » sur la terre sèche. À l’intérieur de ce domaine, vit une famille à l'ancienne mode, emmurée dans un silence qui semble se solidifier autour de la maison on pense au « silence d'Argelouse », dans Thérèse Desqueyroux; parfois l'incendie crépite et se propage à travers les forêts envahies de brandes, incendie à l'image des passions brûlantes qui dévorent les personnages (Le Feu sur la Terre).


Des Anges noirs


En effet, les héros de Mauriac sont, à la scène comme dans ses romans, des êtres démoniaques, des « anges noirs », à la fois maléfiques et douloureux, bourreaux de leurs proches et bourreaux d'eux-mêmes.
Tout particulièrement, Mauriac se plaît à peindre « 
des âmes dominatrices (1) qui règnent sur des âmes plus faibles et qui en sont en même temps prisonnières » à cet égard, l'héroïne de son roman Genitrix, la vieille Félicité Cazenave, mère dévorante, monstrueuse d'égoïsme et de cruauté, semble avoir servi de modèle à Mauriac pour plusieurs de ses personnages de théâtre.

Ainsi, M. de Virelade est un père dévorant, sorte de
Genitrix mâle, qui exige pour lui seul la vie de sa fille Élisabeth, dont il sacrifie le bonheur avec une cruauté presque sadique (Les Mal-Aimés).

Blaise Couture s'est institué le directeur de conscience tyrannique de Mme de Barthas, qu'il entend garder pure et sans tache pour lui seul, car toute influence étrangère à la sienne lui est odieuse (
Asmodée).

Laure éprouve pour son frère cadet Maurice une passion torturante et exclusive, à un point tel qu'elle poursuit de sa haine quiconque est susceptible de capter la moindre part de ses pensées ou de son affection (
Le Feu sur la Terre).

Enfin, dans
Passage du Malin, Mauriac nous présente deux dominateurs qui s'affairent à triompher l'un de l'autre: Émilie Tavernas, l'éducatrice chrétienne, « dont l'esprit de domination ne s'est jamais exercé que dans l'ordre des âmes », affronte un beau jour Bernard Lecêtre, un don Juan professionnel, « qui ne vit que pour la possession des êtres et pour l'assouvissement. »

Tous ces personnages s'aiment et se déchirent mutuellement
; plus exactement, ils n'aiment pas assez les autres pour aimer leur bonheur.

Ici réapparaît un des thèmes essentiels de Mauriac romancier
: l'amour, qui n'est qu'amour de soi et impérieux désir de domination, ne connaît ni apaisement, ni issue: c'est un leurre, c'est un « désert. » Le cœur humain aspire à une plénitude de tendresse qu'il est vain de chercher dans une passion purement terrestre, car fatale est l'incompréhension des êtres, fatale aussi leur solitude morale, tant que l'amour est dénué de lumière intérieure, de charité surnaturelle.


Foi chrétienne et torture du péché

Mauriac se plaît d'ailleurs à mêler, de manière assez morbide, les élans de la foi aux exigences de la chair
: la divinité est plus ou moins associée aux jeux coupables de ses personnages, car « aussi étouffant que soit le cachot où la passion enfonce la créature, elle trouve toujours une clé pour en ouvrir les portes. » Mauriac semble même s'intéresser avec une particulière sollicitude aux incroyants qui se révoltent contre la grâce divine sans réussir à lui échapper totalement: tel est le cas de l'athée Bernard Lecêtre, qui avoue avoir « parfois mesuré la puissance de la grâce mieux que le chrétien le plus fervent. »

Cependant, en fin de compte, les personnages de Mauriac se résignent
: ils traînent leur boulet, esclaves de leur destin, car, sans Dieu ou dans l'oubli de Dieu, la créature est incapable de s'évader longtemps de sa propre nature.

Mme de Barthas, bien qu'amoureuse d'Harry Fanning, consent finalement au mariage de sa fille avec ce jeune homme
; elle finira ses jours, sous la tortueuse autorité de Blaise Couture, sentant rôder autour d'elle son désir qu'elle ni satisfera jamais (Asmodée).

Élisabeth, après avoir accepté de se laisser enlever par Alain, qui a épousé sa sœur, n'a pas la force de fuir
: elle reprendra son esclavage auprès de son père (Les Mal-Aimés).

Émilie Tavernas, tourmentée de sombres ardeurs, a cédé à Bernard Lecêtre, mais sa chute est sans lendemain
: elle rebrousse chemin (Passage du Malin).

Laure, dévorée de tendresse pour son frère, s'est acharnée à rompre son mariage et à faire le vide autour de lui
; elle a même eu la tentation du suicide, pensant que, morte, elle occuperait davantage le cœur de Maurice; or, elle continuera à vivre, brisée et sans espoir, et le mariage de son frère ne sera pas rompu (Le Feu sur la Terre).

Pourtant, ces personnages ne rentrent pas dans leur ancienne existence tels qu'ils en étaient sortis, car les concessions faites au péché ont mis à jour le fond trouble de leurs âmes.

Mme de Barthas vivra plus qu'auparavant courbée sous le joug tyrannique de Blaise Couture maintenant qu'elle est liée à lui par le lourd secret de son amour pour Harry Fanning (
Asmodée).

Élisabeth vivra comme avant avec son père, mais elle ne cessera de penser à Alain et Alain vivra comme avant avec Marianne, mais il ne cessera de penser à Élisabeth (
Les Mal Aimés).

Quant à Émilie Tavernas, après sa brève aventure avec Bernard, elle sait de quoi elle est désormais capable et elle se regarde avec horreur
: « Le péché de la chair démasque d'autres abîmes plus secrets, qu'elle ne connaissait pas. La grâce trouvera peut-être une fissure pour s'introduire chez cette orgueilleuse », note Mauriac qui ajoute « Bernard Lecêtre, lui aussi, lui surtout, sortira changé de sa rencontre avec Émilie, car il restera sous le charme de ce qu'il avait cru haïr… La conscience chrétienne peut être un mal à ses yeux; elle donne pourtant tout son prix à Émilie, la première femme qu'il n'aura pas rejetée après avoir obtenu ce qu'il attendait d'elle parce qu'elle est une âme et que cette âme, il ne l'a pas possédée; et c'est pourquoi il ne l'oubliera jamais; il sera hanté par elle jusqu'à son dernier jour » (Passage du Malin).

Les techniques dramatiques

Ainsi donc, le théâtre de François Mauriac prolonge son œuvre romanesque
; cependant ses pièces diffèrent de ses romans dans la mesure même où la technique dramatique lui a imposé certaines de ses contraintes.
D'abord, Mauriac a dû faire un effort dans le sens du resserrement et du dépouillement de l'action. « 
Après Asmodée, écrit-il, j'avais formé le projet d'écrire une pièce où je ne m'aiderais d'aucun enjolivement, où je renoncerais même à la commodité de domestiques, où enfin je me conformerais au dessein de Racine dans la préface de Britannicus: de s'en tenir à une action qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts les sentiments des personnages. »

Selon le principe racinien, en effet, un seul incident ou la seule intrusion d'un élément étranger suffit à Mauriac pour faire éclater la crise intérieure, brève et intense projet de mariage dans
Les Mal Aimés et Le Feu sur la Terre; arrivée d'Harry Fanning dans Asmodée, de Bernard Lecêtre dans Passage du Malin.

L'optique théâtrale a aussi contraint Mauriac à adopter un langage spécial. Le dramaturge doit, selon lui, triompher de deux difficultés
: d'abord, comme une pièce vise à révéler des êtres humains dans un temps strictement limité, il faut que le dialogue soit direct, qu'il aille toujours à l'essentiel: « Chaque réplique compte et la difficulté à la scène réside précisément dans cette apparente aisance du dialogue. » Et Mauriac ajoute, à propos d'Émilie Tavernas:
« 
Éclairer un personnage aussi complexe, le faire s'exprimer tout entier en un nombre restreint de répliques, voilà le tour de force qu'exige de nous le théâtre, lorsque nous l'abordons avec nos habitudes de romancier. »

D'autre part, l'auteur dramatique doit substituer à son style propre, à son accent personnel, un langage parlé commun
: « Une grande difficulté au théâtre, c'est que le public doit entendre une conversation ordinaire. » Toutefois, pour ne pas décevoir ceux qui lui « font l'honneur de (le) considérer comme un écrivain », Mauriac a tenté d'user « d'un langage parlé qui garde ce qu'un artiste recherche d'abord: le style. »
François Mauriac a eu le grand mérite de restaurer sur notre scène, en un temps où la mode semble délaisser cette formule, le théâtre psychologique pur.

Ses tragédies bourgeoises n'ont pas seulement l'élégance et la simplicité de lignes de la tragédie racinienne
; elles en ont souvent l'intérêt pathétique et la richesse psychologique; certaines scènes sont même conduites jusqu'à l'extrême limite de l'intensité dramatique, avec une sorte de férocité rageuse.

D'autre part, quelques personnages de forte trempe s'imposent d'emblée à l'attention du spectateur et donnent matière à réflexion.

Tel est M. de Virelade, le vieux hobereau girondin, usé par l'alcool et par la débauche, incapable de renoncer à la moindre de ses convoitises et faisant régner autour de lui terreur et désespoir.

Tel est surtout Blaise Couture, singulier mélange de Tartuffe, de Vautrin et de Julien Sorel. Ce roturier tortueux, ancien séminariste écarté du sacerdoce pour mauvais esprit, est possédé par un désir de revanche et par un besoin de domination, nés de ses rancœurs et de ses désirs refoulés. Pour arriver à ses fins, il s'est introduit comme précepteur chez une grande bourgeoise qu'il convoite en secret. Intelligent et volontaire, il déploie une sûreté diabolique dans l'art de violer le secret de cette conscience et de la courber sous sa loi
; il pratique ses envoûtements avec des sortilèges de sorcier, mêlant le respect à l'insolence, le scrupule à la vilenie, la pureté à la sensualité. Le personnage, répugnant et fascinant à la fois, a la puissante carrure d'un héros tragique.

Théâtre et roman

Il semble toutefois que l'art subtil de Mauriac soit plus à l'aise dans le roman que sur une scène. Le roman, qui dispose à son gré de la durée et qui a la possibilité comme le remarque Mauriac lui-même de « 
dériver un peu » sans risque grave, suit pas à pas le déroulement d'une destinée.

Transposée dans un récit romanesque, l'affection passionnée de Laure pour son frère, dans
Le Feu sur la Terre, nous aurait été mieux expliquée: nous aurions assisté à sa naissance, à son développement lent, mais sûr, grâce à des analyses fouillées, à des dialogues d'enfant, à des lettres ou à ces monologues intérieurs que l'auteur de Thérèse Desqueyroux reproduit avec prédilection; nous aurions ainsi parfaitement compris pourquoi, arrivée à l'âge adulte, Laure restait imprégnée de cette âme enfantine, où les sentiments sont mêlés d'un érotisme diffus.

Sur la scène, l'obligation de révéler tout l'être humain en un nombre limité de répliques a contraint François Mauriac à présenter cette passion exclusive comme une construction de l'esprit, une entité assez arbitraire.
De même, Mauriac a dû concéder aux critiques que son personnage d'Émilie Tavernas est « 
ce qu'on appelle un postulat, c’est-à-dire qu'il n'est ni démontré, ni évident ». De fait, la chute de cette femme si fière, si assoiffée de domination et chrétienne si fervente, nous paraît au théâtre peu vraisemblable; dans un roman, l'auteur aurait eu tout loisir de mettre au jour les passions secrètes qui, ayant lentement germé dans le cœur d'Émilie, l'ont préparée à la crise.


D'autre part, l'œuvre dramatique de Mauriac pèche par égocentrisme. Il a reconnu lui-même que ses personnages « 
naissent du plus trouble » de lui. De là un certain manque d'objectivité et d'universalité; une impression de monotonie, car ce sont toujours, chez des êtres aussi proches les uns des autres, les mêmes obsessions, les mêmes tourments. De là aussi cette atmosphère malsaine et lourde, qui envoûte peut-être, mais qui irrite et qui suffoque: il y a vraiment trop de fiel dans les confrontations haineuses des personnages mauriaciens et l'on souhaiterait parfois qu'un vaste feu purificateur - le même feu qui embrase les forêts landaises - vienne balayer tous ces miasmes et toute cette pestilence.

Enfin, bien que le dialogue théâtral chez Mauriac soit direct et nerveux, on ne peut s'empêcher de regretter la baguette magique du romancier
: son verbe éblouissant, son style poétique, dont le frémissement laisse deviner l'âme sensible de l'homme, ses émois, ses déchirements et sa curiosité toujours anxieuse.


NOTE
(1) Selon l'épigraphe de
Passage du Malin, que Mauriac a empruntée aux Mémoires de Lancelot: « M. de Saint-Cyran disait qu'il fallait bien se donner de garde de cette ambition secrète, qui porte insensiblement à vouloir dominer sur les âmes. »