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DANS LE MONDE DES POUPÉES

Une exposition de poupées vient de s’ouvrir à Bruxelles. C’est le moment de rappeler à nos lecteurs cette fantaisie oubliée de Jean Richepin, l’auteur de La chanson des gueux.

Sur le boulevard, un attroupement à la devanture d’un magasin. Je joue des coudes, je m’approche, je regarde. C’est éblouissant, c’est féerique!

Derrière la grande glace, qui fait une barricade de chaleur et de lumière contre l’humidité grise du dégel, sous des ruissellements de gaz, parmi l’or qui flambe, la soie et le satin qui miroitent, le velours qui rutile, les métaux et les cristaux qui poignardent l’oeil, un salon de poupées étale son luxe, ses falbalas, ses meubles en miniature, ses tapis, son opulence élégante, et pose, et semble vivre.

Sur les fauteuils et le canapé capitonnés, des messieurs et des dames continuent une causerie précieuse. Il y a un officier avec de fines moustaches brunes, qui gesticule du bras droit et fait ainsi s’éparpiller le filigrane de son épaulette, tandis que sa main gauche, appuyée sur sa cuisse, froisse un gant glacé à deux boutons imperceptibles. Une grande blonde l’écoute attentivement, langoureuse, la tête penchée, les yeux en coulisse, la gorge gonflée sous sa robe de bal en faille mauve. Une veuve, je parie! À côté d’elle, noyé dans les volants de sa traîne qui bouffe, un collégien croise ses bras sur sa tunique, d’une coupe gauche, où il est boudiné, comique, paquet.

Devant la cheminée discutent deux diplomates sans doute, ou deux garçons de café, qui se sont faufilés là, grâce à leur frac irréprochable et à leurs favoris en éventail. Debout, les jambes au feu, la poitrine en avant, le gilet boutonnant au nombril, le plastron de chemise raide comme une cuirasse, ils échangent des phrases toutes faites en tenant une mignonne tasse de thé. L’un porte un monocle, et tout en causant, lorgne le groupe des jolies femmes qui entourent le piano.

Oh! Ce piano! Une merveille, un chef d’œuvre. Il doit résonner. J’ai cru l’entendre.

En bleu-clair et blanc, une jeune fille, probablement à marier, est assise sur le tabouret à vis. Les mains effleurent le clavier. Une partition bijou est ouverte. Du Gounod! Je m’en doutais. Pour tourner les pages, une autre jeune fille se penche et fait saillir un pouf rose dont le fouillis a l’air d’une fleur aux pétales entrouverts. Elle avance une menotte aux doigts prétentieusement écartés, avec l’auriculaire tout raide. De ces deux échappées du Sacré-Cœur, l’une est blond cendré, l’autre brune. Pour tous les goûts, quoi!

Mais la plus belle, la plus éblouissante, c’est cette rousse en satin vert-pomme. La crinière fauve jette des éclairs, les yeux aussi. La bouche minaude dans un sourire sanglant. Le corps se développe, s’exhibe, s’offre, allongé aux bras d’un crapaud bas et large.

À qui cette admirable et perverse créature? Les deux diplomates louchent vers elle. L’officier lui lance parfois un rapide coup d’oeil. Le collégien n’ose pas la regarder, mais il la sent présente. Les femmes semblent ne pas la voir. Un brave, un dompteur, a seul le courage d’affronter la lionne. Quel joli gommeux! comme il est fin, distingué! comme il s’incline amoureusement vers la nuque de la charmeresse, en lui soufflant dans l’oreille on ne sait quels mots chatouillants! Petit, petit, prends garde! Et de quoi prendrait-il garde? C’est une mère de famille, cette mangeuse de cœurs. Voici près d’elle deux amours de bébés, tout en chiffons, en pompons, en dentelles! Hum! de l’adultère, alors?

Décidément, c’est comme dans le monde. Je m’en vais.

Brusquement, je me retourne, les yeux aveuglés encore par cette opulence papillotante. Devant moi, faisant face à la boutique somptueuse, une malheureuse baraque se tient tout honteuse au bord du trottoir, dans la brume, sous la petite pluie sournoise du dégel, éclairée par une lampe à pétrole, avec son déballage de pantins à treize, dix-neuf et vingt-neuf. Les gens passent sans s’y arrêter.

Et pourtant, ils vivent aussi, ceux-là. C’est Polichinelle, bossu, grimaçant, enluminé de gros vermillon. C’est Pierrot, clair-de-lunaire. C’est Arlequin, bariolé, la batte à la main, le corps souple, le museau noir. Ce sont les soldats de bois, massifs, raides, les poupons bouffis, les caniches effarés, les béliers en boule, les matous en peau de lapin. oui, ils sont épais, mal dégrossis, taillés à coups de couteau, peinturlurés par taches voyantes. Mais, comme c’est robuste, et comme ça sent bon la résine, la nature!

Et j’ai rêvé que tous ces va-nu-pieds, tous ces vêtus de rien, tous ces pantins pauvres envahissaient soudain la belle devanture d’en face. Ils arrivaient, après la traversée du trottoir, sales, boueux, humides, et se ruaient dans le satin, la soie, le velours, la lumière et la chaleur du salon. Polichinelle rossait les deux diplomates. Pierrot s’asseyait sur le piano. Arlequin donnait un coup de batte sur le derrière du gommeux et embrassait la femme aux cheveux jaunes. Les demoiselles étaient forcées de danser un galop avec les lourds soldats avinés. Le bélier bousculait le collégien. Le matou en poil de lapin se faisait les griffes sur le tapis d’Aubusson. Le caniche levait la cuisse contre les meubles. L’officier courait chercher la garde pour mettre le holà. À côté de moi, sur le trottoir, deux messieurs parlent politique.

- Vous avez beau dire, faisait l’un, la bourgeoisie a fini son temps. Il faut en prendre son parti. - Mais alors, quoi? Vous êtes pour la Commune! - Je ne dis pas cela. mais je crois fermement à l’événement du peuple. Cela se fera en douceur, peu à peu. Et je vis que les pantins à treize, dix-neuf et vingt-neuf étaient restés tranquillement sous leur maigre lampe, en plein air, grelottants, et qu’ils regardaient sans envie le beau salon du grand monde. Ils se consolaient de leur pauvreté en se disant: - Nous ferons le bonheur des enfants pauvres.

JEAN RICHEPIN, Le FIGARO du 13 FÉVRIER 1897.