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Léo Claretie, Préface

Annuaire officiel des jouets et jeux des bazars
année 1897

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L'idée d'avoir réuni dans ce nouvel Annuaire toutes les industries relatives au jouet, est doublement heureuse, puisqu'elle rendra de gros services, en même temps qu'elle permet de mieux mesurer l'importance considérable de cette fabrication spéciale. Elle prend d'année en année une extension telle qu'elle devient une des branches les plus fortes de notre commerce ; l'on est stupéfait à la fois par le nombre des ouvriers qu'elle nourrit, et par la variété des métiers qu'elle emploie.

La plus grande diversité règne dans les jouets. Il s'est fondé à Paris, à l'exemple de ce qui se passe en plus grand à l'étranger, des musées commerciaux pour l'article jouet, spécialement. Un certain nombre de fabricants s'allient et s'unissent en société pour la vente et l'écoulement de leurs produits. Rien n'est curieux comme l'une de ces salles, où se trouvent réunis et rapprochés les échantillons de tous les articles propres à cette industrie particulière. C'est comme un concile du jouet, où tous les ordres sont représentés, depuis le bibelot à un sou jusqu'à l'automate vêtu de satin, depuis l'humble roturier jusqu'à l'aristocrate à musique. Là sont convoqués et exposés tous les spécimens de tous ordres, de la crécelle à la boîte de couleurs, du képi de général au jeu de quilles animées, de la locomotive en carton au Buffalo fumeur, du lapin à sonnette à la France électrique ; et nulle part on ne prend mieux conscience de l'infinie complexité d'une industrie qui tient à tout.

Que d'ateliers il lui faut ! Vernis, cordages, cartonnages, vaisselle et étain pour les ménages, bois découpé, fer estampé, moulages, usines colossales, établis de peinture, laboratoires de chimie, cabinets de physique, connaissances géographiques ou scientifiques, elle utilise tout et met en œuvre des milliers d'hommes.

Considérez cette petite locomotive jetée négligemment sur l'une des planchettes au milieu des cabs, tramways, puits, seaux, plats et pousse-pousse du même acabit. Elle coûte un sou : les pièces qui la composent sont solidement agrafées ; les roues sont découpées à jour, et une bavure de plomb figure suffisamment un panache de fumée. L'esprit demeure confondu quand on songe à quels progrès considérables de la science et de l'industrie on doit ce modeste bibelot, fait de deux pièces estampées, repliées, accrochées l'une dans l'autre. Il a fallu l'atelier le plus compliqué où les ouvriers gagnent péniblement leur vie à aplanir des déchets de métal, à les soumettre au mouton à vapeur, à les découper, à les souder ; il a fallu un hall immense où tous ces engins sont alignés, qu'illuminent le soir des phares électriques, où gémissent de fortes machines sous pression, que dominent de hautes cheminées, et que soutiennent de forts capitaux. Il a fallu en outre une armée d'artisans et d'ouvrières qu'on voit, le soir, penchées à la lueur de l'abat-jour dans les mansardes, et qui se hâtent pour rapporter à l'usine la tâche prescrite.

Ce qui est remarquable, c'est la bonne humeur de ces modestes ouvriers qui prennent leur parti de leur condition, et fabriquent en sifflotant les jouets les plus comiques, quelquefois les plus drôlement satiriques. Si l'on veut descendre vers les derniers échelons de l'industrie bimbelotière, on croise le camelot, qui parcourt les boulevards en vendant les derniers cris de l'année ! Parfois il est le fabricant, le plus souvent l'intermédiaire entre le public et le modeste inventeur.
C'est peut-être parmi ces ouvriers ou patrons à l'esprit inventif qu'on trouve les types le plus curieux pour leur originalité, leur ingéniosité, leur don d'observation. On ne réfléchit pas assez combien il faut d'études, d'essais, de réflexion pour trouver le jouet qui séduira le public. Ce n'est pas d'hier qu'on invente des jouets, et tout comme en littérature, il semble bien « que tout a été dit et que nous venons trop tard. » Voilà des années et des années qu'on fait des nouveautés ; ce n'est pas un filon inépuisable. Cependant, le public est insatiable,

Il lui faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde !


Le fabricant étudie, essaie, combine, et chaque nouvelle année apporte son contingent d'inédit : cela est admirable. Ce fabricant et un observateur, et nos jouets actuels sont d'un réalisme surprenant. La salle à manger est du plus pur style HENRI II, et les ustensiles de cuisine ont suivi tous les progrès de la ferblanterie moderne. Il y a des vaches que l'on trait, des automates qui gesticulent à ravir, des voitures que l'on prendrait pour ces anciens diminutifs des maîtres de corporations, tant les modèles sont exacts. Ces dames les poupées sont mises à la dernière mode ; comme elles ont dans leur étroit intérieur un phonographe et des rouages, elles parlent comme vous et moi, et si on leur donne la main, comme Faust à Marguerite, elles font moins de façons que la fille de Goethe, loin de répondre

Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main,


elles tendent la leur et se mettent à marcher pour vous suivre, jouant des jambes comme une grande personne, ou comme un banquier à la frontière. Tout cela n'est-il pas merveilleux ?

C'est ainsi que les nouveautés des jouets se succèdent et se produisent par contrecoup, à la suite des nouveautés de la mode ou de la science. Mais la source la plus féconde c'est l'actualité que le jouet met à profit avec un à-propos, un esprit et une malice qui le rendent des plus attrayants. À peine un événement occupe-t-il l'opinion, le camelot s'élance sur le macadam à la recherche du client pour le petit objet de zinc découpé et verni qui fixe pour l'enfance les menus détails de l'histoire : une grenouille perforant l'isthme de Panama, ou Behanzin sortant d'une boîte, ou le jeu de Chicago, ou la question de la Triple Alliance, ou l'Alliance Franco-Russe, sous les espèces d'un casse-noisettes symbolique.

Quand bien même le jouet nouveau ne signale aucune actualité, quelle diversité et quelle ingéniosité dans ces multiples avatars, depuis le riche et fastueux bébé dont les plus renommées couturières ont coupé les toilettes, jusqu'au bibelot de la boutique à treize ou dix-neuf sous ! Parmi ces derniers, quels petits chefs-d'œuvre de mécanique et de science, et que d'études pour un résultat si peu ambitieux. Les publications savantes elles-mêmes s'occupent de ces humbles découvertes qui sont les plus heureuses applications des lois scientifiques, dans leur rigoureuse simplicité, comme ce petit chef-d'œuvre qu’est la poupée écuyère, ou encore le bicycliste, la locomotive, le pêcheur à la ligne ou le meunier prévoyant !

Le jouet a suivi les progrès de la civilisation ; toutes les sciences lui ont apporté leurs découvertes, et le petit baby, en se jouant des hochets modernes qu'on lui donne, devient électricien, mécanicien, physicien, chimiste, photographe ; opticien, géographe, jusqu'à humilier père et mère.

Le jouet scientifique est une des plus étonnantes inventions du siècle. On prétend qu'il existait depuis longtemps, et que Héron d'Alexandrie fabriquait déjà des
éolipyles qui étaient des petits tourniquets à vapeur. Depuis, l'enfance est devenue plus exigeante et mieux servie. On aurait peine à croire combien d'ingéniosité on dépense pour instruire les enfants en les amusant par des boîtes d'optique, de géographie, d'électricité, de géométrie, de dessin. Ce sont des jeux de loto pour lesquels il faut savoir les sous-préfectures sous peine d'être grevé d'amendes ; ce sont des listes où la question est liée télégraphiquement à la réponse ; et un timbre sonne quand le joueur a posé ses deux clés sur les boutons qui se correspondent : alors le silence de sa boîte est la leçon du petit ignorant.

Son âme aussi, son cœur et sa conscience subissent l'influence décisive des jouets dont il s'amuse. Sans aller jusqu'à réclamer, comme certains physiologues, qu'on commence l'éducation des enfants avant leur naissance, il y a lieu de se préoccuper de la question morale dans la question du jouet. Il faudrait veiller avec grand soin aux jouets qu'on donne aux enfants, de manière qu'ils ne reçoivent dès le jeune âge que de belles et profitables impressions. Hippolyte Rigaut s'emportait parce qu'il voyait donner aux babys des hochets à grelots, qui lui semblaient désagréables et assourdissants, propres à leur inculquer une éducation musicale des plus sauvages :
— Ils débutent dans la vie par une fausse note, disait-il.
Il insistait sur l'importance des premières impressions reçues : elles persistent et se prolongent sous toute la trame de la vie. Or, elles nous viennent en grande partie par le jouet qui est le premier instrument d'étude de l'enfant ; il est à l'origine de nos connaissances et de nos observations, à une époque où le jeu ressemble singulièrement à un travail.

Observez l'enfant qui joue : quelle attention, quelle étude, quel travail que ce jeu ! Il examine, retourne, palpe, mesure, analyse l'objet qu'il tient ; il le scrute, l'interroge, le déchire, le dissèque, en étudie les ressorts cachés, c'est la plus minutieuse des enquêtes : on dirait un savant à l'affût d'un secret de la nature. Il meuble son esprit de notions qu'il ignorait ; il apprend le monde en se jouant.

De là vint le souci de livrer aux mains de l'enfant des objets propres à éveiller les instincts esthétiques, soit par leurs proportions, soit par leur aspect extérieur, à la différence de ces horribles poupées en bois, de Nuremberg, dont le corps semble un squelette et dont les articulations semblent des allumettes chevillées. À ce compte, l'enfance de notre temps arrive à point, car jamais on ne vit de joujoux plus flatteurs à l'œil, ni plus artistiques, par la forme et les couleurs.

Il y a plus d'affinité qu'on ne croit entre la fillette et celle qu'elle appelle sa fille. Elle lui donne son affection, sa confiance, elle lui fait ses confidences, elle veille à son éducation, la sermonne, la gronde, lui pardonne. C'est aussi une amie fidèle vers laquelle elle se réfugie quand elle a un gros chagrin, par ce besoin qu'ont les femmes d'avoir un ami et un appui. Michelet a bien joliment noté ce caractère de mœurs de la fillette :

« 
Elle commence son rôle de femme ; toujours sous l'autorité, elle gémit un peu de sa mère, comme plus tard de son mari. Il lui faut une petite, toute petite confidente, avec qui elle soupire ! De quoi ? De rien aujourd'hui peut-être, mais de je-ne-sais-quoi, qui viendra dans l'avenir. C'est surtout l'hiver, au foyer, que vous observerez la chose, quand on est plus renfermé et qu'il y a moins de mouvement extérieur. Un jour qu'on l'a un peu grondée, vous la voyez dans un coin envelopper tout doucement le moindre objet, un petit bâton peut-être, de quelques linges, d'un morceau d'une des robes de sa mère, le serrer d'un fil au milieu, et d'un autre un peu plus haut, pour marquer la taille et la tête, puis l'embrasser tendrement et le bercer : « Toi, tu m'aimes, dit-elle à voix basse ; tu ne me grondes jamais. »

La poupée est un être, une personne, qui occupe une grande place dans l'existence de l'enfant et qui éveille chez la petite fille les premiers sentiments d'amour maternel, comme les premières impressions qu'elle n'oubliera pas. Son imagination toute jeune et toute fraîche lui prête des qualités, des goûts, des habitudes, une réciprocité d'affection qui est touchante, qui fait éclore en elle l'instinct de ses futurs devoirs et le pressentiment de son avenir. Le grand poète qui pratiqua de façon si tendre l'art d'être grand père, Victor Hugo, ne s'y était pas trompé quand il écrivait :
« 
Se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant, et tout en jouant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme : le premier enfant continuera la dernière poupée. »


Source Gallica : ici