Passion Lettres Deux

Livre du jour Pierre Corneille La Place royale


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EXTRAIT

Cléandre
Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé
?
Alidor
Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires?
Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires
?
Les règles que je suis ont un air tout divers
;
Je veux la liberté dans le milieu des fers.
Il ne faut point servir d’objet qui nous possède
;
Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède
;
Je le hais, s’il me force
: et quand j’aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes vœux
;
Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre
;
Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,
Et toujours en état de disposer de moi,
Donner, quand il me plaît, et retirer ma foi.
Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle
:
Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle
;
Je sens de ses regards mes plaisirs se borner
;
Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner,
Et de tous mes soucis la liberté bannie
Me soumet en esclave à trop de tyrannie.
J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,
Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.
Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes
;
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,
De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,
Fît d’un amour par force un amour par devoir.

Corneille, La Place royale