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Un homme de lettres embastillé


La Bastille, forteresse sous Charles V, devint par la suite prison d’État. Le pouvoir n’y envoyait que des hôtes de choix nobles ou roturiers d’importance, tels Fouquet, Voltaire… La vieille prison savait alors se faire accueillante et témoigner à ses captifs une certaine considération. Toutefois, elle restait pour la masse le symbole de l’arbitraire royal et des « lettres de cachet ».


J’y fus reçu par le Gouverneur et son état-major; et là, je commençai à m’apercevoir que j’étais bien recommandé. Ce gouverneur, M. Abadie, après avoir lu les lettres que l’exempt(1) lui avait remises, me demanda si je voulais qu’on me laissât mon domestique, à condition cependant que nous serions dans une même chambre, et qu’il ne sortirait de prison qu’avec moi. Ce domestique était Bury. Je le consultai là-dessus; il me répondit qu’il ne voulait pas me quitter. On visita légèrement mes paquets et mes livres; et l’on me fit monter dans une vaste chambre, où il y avait pour meubles deux lits, deux tables, un bas d’armoire, et trois chaises de paille. Il faisait froid; mais un geôlier nous fit bon feu. En même temps, on me donna des plumes, de l’encre et du papier, à condition de rendre compte de l’emploi et du nombre des feuilles que l’on m’aurait remises.

Tandis que j’arrangeais ma table pour me mettre à écrire, le geôlier revint me demander si je trouvais mon lit assez bon. Après l’avoir examiné, je répondis que les matelas en étaient mauvais et les couvertures malpropres. Dans la minute, tout cela fut changé. On me fit demander aussi quelle était l’heure de mon dîner. Je répondis
: l’heure de tout le monde. La Bastille avait une bibliothèque; le gouverneur m’en envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la composaient. Je le remerciai pour mon compte; mais mon domestique demanda pour lui les romans de Prévost(2), et on les lui apporta.

De mon côté, j’avais assez de quoi me sauver de l’ennui. J’avais résolu de traduire en prose le poème de Lucain(3)
; et ce travail, qui m’appliquerait sans fatiguer ma tête, se trouvait le plus convenable au loisir solitaire de ma prison. J’avais donc apporté avec moi la Pharsale, et, pour l’entendre mieux, j’avais eu soin d’y joindre les Commentaires de César.

Me voilà donc au coin d’un bon feu, méditant la querelle de César et de Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d’Aumont(4).

Deux heures après, deux geôliers, chargés d’un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence. L’un dépose devant le feu trois petits plats couverts d’assiettes de faïence commune
; l’autre déploie, sur celle des deux tables qui était vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur cette table un couvert assez propre(5), cuiller et fourchette d’étain, du bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les geôliers se retirent et les deux portes se referment. Alors Bury m’invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C’était un vendredi. Cette soupe maigre était une purée de fèves blanches au beurre le plus frais; et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu’il m’apporta pour le second service était meilleur encore. La petite pointe d’ail l’assaisonnait avec une finesse de saveur qui aurait flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n’était pas excellent, mais il était passable; point de dessert: il fallait bien être privé de quelque chose. Au surplus, je trouvai qu’on dînait bien en prison.

Comme je me levai de table, et que Bury allait s’y mettre (car il y avait encore à dîner pour lui dans ce qui restait), voilà mes deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains. À l’appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, cuiller et fourchette d’argent, nous reconnûmes notre méprise
; mais nous ne fîmes semblant de rien; et lorsque nos geôliers, ayant déposé tout cela, se furent retirés « Monsieur, me dit Bury, vous venez de manger mon dîner, vous trouverez bon qu’à mon tour je mange le vôtre. Cela est juste », lui répondis-je. Et les murs de ma chambre furent, je crois, bien étonnés d’entendre rire. Ce dîner était gras; en voici le détail: un excellent potage, une tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli, ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d’artichauts frits en marinade, un d’épinards, une très belle poire de cresane(6), du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka. Ce fut le dîner de Bury, à l’exception du café et du fruit, qu’il voulut bien me réserver.


JEAN-FRANÇOIS MARMONTEL (1723-1799), Mémoires



1. Exempt
: officier de police.
2. De l’abbé Prévost
: Manon Lescaut, par exemple.
3
. Lucain poète latin (ler siècle après J.C.), auteur de la Pharsale, poème épique.
4. Marmontel était incarcéré pour des vers satiriques, qu’on lui attribuait, contre le duc d’Aumont.
5
. Ici convenable.
6. Cresane
: on l’appelle actuellement « passe-crassane »