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La saga de l’apposition



Les grammairiens se plument depuis longtemps.

Wagner et Pinchon parlent de « position détachée »
;

Bonnard et Arrivé trouvent que l’apposition est un attribut avec ellipse du verbe être
;

Certains parlent d’»incise dépeignant l’attitude », ce que Grévisse a refusé avec fermeté.


Quant à la construction du type « 
la ville de Tours », elle a fait couler des ruisseaux d’encre.

• Combettes et Wilmet en font une épithète
;

• Wagner et Pinchon un complément déterminatif.


On peut se demander pourquoi tant d’énergie dépensée pour une notion qui apparaît rose, rondelette et bien pacifique. Ce n’est pas si étonnant.

Comme les compléments de phrase (ou circonstanciels), l’apposition est un élément plus ou moins bien intégré à la phrase de base (sujet + verbe + complément essentiel).

On peut la supprimer, la déplacer parfois
; elle n’est jamais indispensable syntaxiquement.

En revanche, elle est très importante sur le plan sémantique. Et, très souvent, l’apposition dépend plus de l’énonciation que de l’énoncé.


1.
Le noyau dur, la définition janséniste de l’apposition: la plupart des linguistes sont en accord (oui, oui, Martin, Jean-Christophe, Joëlle, Anne, Danielle, Irène, Henri et les autres (Riegel, Pellat, Tamine, Sancier, Bouix-Lehman, Tamba, Mitterand… J’en oublie.)

L’étiquette « apposition » concerne normalement un
nom qui complète un autre nom, et le précise, tout en désignant la même chose: ils ont la même référence.

Ex.
Mon frère Pierre ou Pierre, mon frère (apposition liée ou détachée)


On distingue cette construction de
: nom + complément déterminatif: la raquette de Pierre.

Jusqu’ici tout va bien, et la plupart des manuels scolaires suivent cette voie bien sage et simplette, solide, frappée au coin du bon sens, et qui permet déjà de gentils travaux pédagogiques. (voir plus loin).


2. Les tornades transformationnelles

C’était trop beau, cette définition, si nette et sans bavures, ce calme équilibre entre la syntaxe et la sémantique.

On prend les cartes, on brasse les cartes
On coupe les cartes, on donne les cartes
C’est merveilleux on va jouer au poker
On prend ses cartes, on regarde ses cartes
On s’écrie
: — cartes! puis l’on écarte.


A. Austerlitz

On vire la sémantique. La langue devient un « objet d’étude ».

La définition de l’apposition devient
: la pause à l’oral, les virgules à l’écrit.

Déferlement, inflation de la notion
:
Madame D, notre voisine, est très gentille
Madame D, elle, est très gentille
Madame D, qui vient tous les matins, est très gentille
, etc, etc

Tout devient apposé
: les adjectifs, les relatives « appositives », tout ce qui peut se mettre entre virgules.

C’est effectivement le choix fait par certains manuels scolaires


B. Contre-offensive, traité de Presbourg.

Bien, oui, mais cela devient ingérable cette affaire
: des groupes détachés se pronominalisent, et d’autres pas ; certains se déplacent, les autres pas, bref il faut arriver à un accord.

On distingue alors
:

a. l’apposition (nom ou GN)

b. les « constructions détachées ».

C’est ainsi que, assez naturellement, l’adjectif qualificatif devient « épithète détachée ».

Paix de compromis. Provisoire, bien sûr.


C. Iéna

Combettes et Wilmet, prenant pour critères de définition de l’apposition la présence d’une virgule et la possibilité
de déplacement, excluent des expressions comme « 
la ville de Tours » ou « l’empereur Napoléon ».


D. Eylau

Bonnard exclut aussi « 
la ville de Paris » en considérant que le « de » est une préposition « vide » (on botte en touche).

On exclut, on exclut, on se croirait dans un groupuscule trotskiste.


E. Borodino, la Bérézina

Combettes, Wilmet (que j’adore et respecte, qu’on ne s’y trompe pas) et quelques autres, tels M. Trouhadec saisi par la débauche, découvrent que l’apposition n’est pas du tout à rattacher à un nom recteur comme on le faisait jusqu’avant, considèrent que l’apposition est la concentration, la condensation de deux phrases en une seule
:

« 
Pierre, mon frère, a faim » = « Pierre est mon frère » + « Pierre a faim ».


On appelle cela la « prédication seconde ».

Franck Neveu, qui a fait sa thèse sur les appositions et constructions détachées dans l’œuvre de Sartre, fait écho à ces théories nouvelles dans un article de 1998.

Je ne suis pas très sûre, mais il me semble que Wilmet parle, lui, de « 
prédication superposée » (à vérifier).

L’apposition sort donc de la sphère du groupe nominal, et devient une « 
fonction ».


D. Waterloo

la « Terminologie officielle » actuelle contient cette phrase que, sur le moment, personne ne comprend
:

« L’épithète est un constituant du groupe nominal, une expansion du nom; l’apposition n’est pas une expansion du nom et ne fait pas partie du groupe nominal. »

Ça, c’est une allusion hardie – un caprice
? Un écart de plume? Une envie de faire d’jeunne? — à la « prédication seconde ». Il faut décoder…

Je ne veux pas être mauvaise langue – m’enfin, dans un texte prescriptif, une définition par la négative, c’est un peu léger, non
?


L’équipe concurrente, qui rédige les compléments aux IO, n’est pas plus claire
:

(accompagnements de programmes, 3e, outils de la langue, glossaire) :

Apposition. Cette fonction exprime la relation entre le mot
(ou groupe de mots) apposé et le mot auquel il est mis en
apposition, relation identique pour le sens, à celle qui lie
l’attribut et le terme auquel il renvoie, mais différente du
point de vue syntaxique, car elle n’est pas établie par le
verbe.


Sans commentaire…


3. Alors, on fait quoi?

J’assume mes choix avec sérénité, tant qu’on ne me les jette pas à la figure.

Je distingue « apposition » (un nom qui complète un autre nom – les deux désignent la même personne ou la même chose)
et « construction détachée ».

Ce qui me paraît intéressant dans l’apposition (surtout celle qui est apposée au sujet de la phrase):

les problèmes de lecture que cela pose aux élèves; la segmentation que cela impose; l’identification, pas toujours évidente, des groupes syntaxiques lors du déchiffrage.


l’énonciation, qui se glisse si souvent dans les appositions:
Ex.
Pâtissier de son état, Monsieur L. exerça son activité pendant vingt ans à Luynes.

L’apposition fait partie, ici, du temps de l’énonciateur.


la présupposition, qui se glisse aussi si facilement:
M. Fillon, le locataire de Matignon.


• la connaissance partagée:
Hondelatte, l’ex-présentateur de F2

Quel est l’élément le plus connu
? Le nom recteur? L’apposition?

Combettes y fait un sort particulier
: le nom recteur est le thème, l’apposition un « rhème secondaire ».

la fréquence particulière et le statut des appositions dans les textes informatifs et explicatifs

l’écriture de résumés, la prise de notes: l’apposition y joue un rôle essentiel.

Cela me parait suffire…