Jean de La Bruyère (1645-1696)



La Bruyère
La Bruyère est né à Paris, en 1645, dans la Cité. Fils d'un contrôleur général des rentes de la ville, il devint, après avoir fait son droit à l’université d'Orléans, avocat au Parlement de Paris. Puis il acheta, en 1673, un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. Mais il continua de vivre à Paris, en philosophe, tout en restant titulaire de sa charge jusqu'en 1686. Il s'est peint lui-même « vivant dans la solitude de son cabinet », lisant Platon.

Mais en 1684, le
philosophe, qui était ami de Bossuet fut par lui présenté chez les Condé, pour y devenir précepteur du jeune duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé. C'était un jeune homme de seize ans, et La Bruyère ne lui enseigna l'histoire, la géographie et les institutions de la France que pendant deux ans et quelques mois.
 
Vite libéré de cette tâche ingrate, qu'il remplit d'ailleurs à la satisfaction de la famille et de Bossuet, La Bruyère reste à Chantilly comme gentilhomme de M. le duc. Alors, il a des loisirs, et il les emploie à observer et à écrire. Il allait souvent à Paris, chez le libraire Michallet, pour y voir les
nouveautés. Un jour, il tira de sa poche un manuscrit, et dit au libraire : « Voulez-vous me prendre ceci ?... Je ne sais si vous y trouverez votre compte : mais en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Cette petite amie était la fille du libraire, une enfant ; et ce manuscrit était celui des Caractères.
 
La première édition parut en 1688 ; elle fut suivie de plusieurs autres ; et le libraire y trouva si bien son compte que Mlle Michallet eut plus tard une belle dot et épousa M. de Juilly.
 
Le succès des
Caractères lui attira, comme le lui avait prédit M. de Malézieu, « beaucoup d'approbateurs et beaucoup d'ennemis ». La Bruyère se présenta à l'Académie française en 1691, et ne fut pas élu ; il réussit deux ans plus tard, et son discours fit sensation. Il préparait la neuvième édition de ses Caractères et il travaillait, sous l’inspiration de Bossuet, dit-on, à des Dialogues sur le quiétisme, lorsqu’il mourut subitement à Versailles, le 11 mai 1694.
 
Les éditions des Caractères
 
La première édition, parue en 1688 portait pour titre :
Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. La même année, deux autres éditions ne furent que la réimpression de la première, dans laquelle dominaient les maximes morales, et où il y avait peu de portraits. La quatrième édition (1689) contenait un grand nombre d'additions ; de la première à la huitième, le total des articles avait passé de 420 à 1130. On adopte aujourd'hui comme texte de La Bruyère celui de la neuvième édition, qui s'imprimait au moment même où il est mort, et qui parut en 1696.
 
La composition des Caractères
 
Les
Caractères de La Bruyère comprennent seize chapitres :
I. Des Ouvrages de l’esprit ;
II. Du Mérite personnel ;
III. Des Femmes ;
IV. Du Cœur ;
V. De la Société et de la Conversation ;
VI. Des Biens de fortune;
VII. De la Ville ;
VIII. De la Cour ;
IX. Des Grands ;
X. Du Souverain ou de la République ;
XI. De l'Homme ;
XII. Des Jugements ;
XIII. De la Mode ;
XIV. De quelques Usages ;
XV. De la Chaire ;
XVI. Des Esprits forts.
 
Il est impossible, quelque bonne volonté ou quelque subtilité qu'on y apporte, de trouver une suite dans cette nomenclature. Peut-être y a-t-il une gradation entre les chapitres VII, VIII, IX, X, où les ridicules de la ville, de la cour, des grands, sont suivis d'un chapitre sur le souverain ! Mais, s'il n'y a pas de lien d'un chapitre à l'autre, si La Bruyère a seulement groupé sous des titres assez généraux, et selon leur espèce, les notes nombreuses qu'il avait accumulées, il est peut-être vrai que le dernier chapitre, « Des Esprits forts », a été dans sa pensée le couronnement de tout l'ouvrage. C'est du moins ce qu'il affirme dans la préface du
Discours à l’Académie française.
 
Si l'on examine chaque chapitre en particulier, on reconnaît que La Bruyère y reste fidèle à son titre, et que toutes les observations morales ou tous les portraits contenus par exemple dans le chapitre « Des Grands » se rapportent bien à la noblesse de cour. Mais il n'y a aucun lien, aucune transition, aucune gradation même cachée entre les différents morceaux groupés sous un même titre.
 
Cette absence d'ordre, dans le plan général et dans les chapitres, est l'effet d'un art très calculé. La Bruyère savait qu'un livre de morale suivie risque fort d'ennuyer. Il a voulu éviter le tour didactique et le ton doctoral. Les
Caractères sont de ces livres que l'on peut ouvrir à la première page venue, quitter, reprendre, lire à petites doses, sans fatigue et avec profit.
 
La Bruyère moraliste
 
On ne trouve pas dans les
Caractères un « système » comme dans les Maximes. Mais ce serait faire tort à La Bruyère que de lui refuser le titre de moraliste. Il a dit lui-même dans sa Préface : « Ou ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction. » Et dans son premier chapitre, il ajoute : « [Le philosophe] demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, qui est de les rendre meilleurs. »
 
Sa méthode est simple ; elle est à la fois sociale et chrétienne. Elle s'appuie sur la solidarité, la charité et le sentiment de nos devoirs d'état. D'ailleurs, La Bruyère n'accepte pas sans protestations l'organisation actuelle de la société ; il en fait une satire mordante et souvent profonde. Il parle des fermiers généraux et de leur scandaleuse fortune, des grands seigneurs paresseux et malfaisants, des paysans misérables, etc., avec une éloquence ironique et irritée. Il a souffert lui-même, chez les Condé, de l'insolence des « petits marquis » et des parvenus : et il entrevoit un nouvel état de choses où le
mérite personnel l'emporterait sur les biens de fortune. Mais s'il annonce sur certains points le XVIIIe siècle, La Bruyère reste fidèle au dogme chrétien de la corruption originelle de l'homme, et croit que celui-ci doit et peut travailler à sa perfection individuelle.
 
La Bruyère peintre de portraits
 
Mais, malgré sa valeur de moraliste, La Bruyère est surtout connu et goûté comme peintre de portraits. Il a observé la société : il a pris des notes ; il a combiné, synthétisé, ramené à l'unité tous les détails de costume, de geste, de physionomie, de paroles qui trahissent et caractérisent tel défaut ou tel ridicule. Les contemporains ont cru que La Bruyère avait copié des personnages déterminés ; ils ont publié des
Clefs, donnant les noms véritables des modèles.
Mais les
Clefs ne s'accordent pas entre elles : et, surtout, si ces portraits étaient des copies fidèles, ils n'auraient pas conservé, depuis la fin du XIIe siècle, un intérêt général. Ils sont donc précieux à la fois pour la connaissance d'une société disparue et pour celle de l’homme universel.
 
 
Style de La Bruyère
 
Si son livre plaît tant et s'il a survécu à beaucoup d'autres où nous pourrions trouver également d'utiles leçons, c'est qu'il est l'œuvre d'un véritable artiste. La Bruyère a su, comme
La Rochefoucauld, non pas cependant avec la même concision puissante, formuler des maximes brèves, antithétiques, paradoxales.
« I
l n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter de faire une sottise. »
«
C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire ».
Et il a des figures, des métaphores, des comparaisons, plus pittoresques que celles de La Rochefoucauld :
« 
Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a de plus rare au monde, ce sont les diamants et les perles ».
«
Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on vient de donner ».
Et dans les portraits, dont nous avons indiqué la variété, il use du vocabulaire le plus étendu et de la syntaxe la plus souple. Tous les critiques sont d'accord pour reconnaître la propriété, l'imprévu, toujours heureux, le pittoresque de son style ; mais tous, aussi, y ont senti quelque effort. La Bruyère est un styliste, en ce sens qu'il n'a pas cherché, comme Bossuet ou
Mme de Sévigné, à exprimer simplement ce qu'il sentait, mais qu'il a voulu rehausser le fond par la forme.
 
d’après Charles-Marc Des Granges, 
Les Grands écrivains français des origines à nos jours, Librairie Hatier, 1900.